GILLES HANUS : Commençons par le commencement : rappelez-nous quelles furent les circonstances de votre première rencontre avec Benny Lévy.

BERNARD-HENRI LÉVY : C’est une très vieille histoire. Je l’ai racontée dans le chapitre des Aventures de la liberté intitulé « Ces effrayants jeunes gens ». Je suis en hypokhâgne. Mon père a demandé à son ami Jean-Pierre Vernant, qui a transmis à Louis Althusser, de me trouver un répétiteur intéressé, comme on disait dans le jargon de l’École normale supérieure, à me « tapiriser ». Arrive alors, dans le bureau d’Althusser, un jeune homme aigu, laconique, doué d’une éloquence sèche, amateur de légendes et de grandes éruditions, que je reconnais aussitôt comme le déjà mythique chef des maoïstes français. Il y a, à l’époque, le tuteur idéologique du mouvement, qui est Jean-Claude Milner ; et le chef politique, ce tout jeune Benny qui a succédé à Robert Linhart, qui s’appelle encore Pierre Victor, et que je vois surgir dans le bureau d’Althusser. Il me donnera quelques cours. Peut- être jusqu’à Noël. Peut-être moins longtemps, je ne sais plus. Ne serait-ce que pour Althusser, qui est notre maître à tous deux, il joue en tout cas le jeu quelques semaines. Je me souviens d’un cours sur le Philèbe de Platon ; d’un autre sur la Critique du jugement ; et, aussi, d’une explication magistrale du Menteur de Corneille. Mais il avait, je le voyais bien, la tête ailleurs. C’était l’époque des débuts de la révolution culturelle chinoise. C’était le temps où l’on tenait, avec et après Freud, que les livres étaient fils du malheur. « Changer l’homme en ce qu’il a de plus profond », disait-on. Ou : « visons l’homme droit dans son âme ». Ou encore : « cassons en deux l’Histoire du monde » – là-bas, en Chine, mais aussi ici, en France. Tous slogans dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne prédisposaient guère à enseigner durablement Corneille et Kant à un fils de famille… Je le sais. Lui aussi. Je me rappelle même ma gêne à l’idée de ce précieux temps que je retirais, à cause de ces cours idiots, à la sainte militance. Et, assez vite, nous nous arrêtons.

GH : Vous l’avez ensuite « retrouvé » après la parution du Siècle de Sartre, dont les pages finales sont consacrées à cette période encore peu connue de la vie de Sartre qu’ont été ses cinq années de « dialogue » avec Benny Lévy. L’aviez-vous interrogé durant la rédaction du livre ? Ou n’est-ce, comme j’ai cru le comprendre, qu’après sa parution que vous lui avez écrit ? Il semble que ce soit au lendemain de cet échange épistolaire que vous vous êtes réellement rencontrés. Qu’avez-vous découvert à ce moment-là ?

BHL : Non, non, je ne l’avais absolument pas interrogé. Ces quarante ou cinquante pages, je les ai écrites de chic, sans documentation aurait dit Sartre, sans information particulière, juste quelques intuitions, juste une intime conviction, et après on verra bien… La rencontre, autrement dit, s’est faite après. C’est lui, Benny, qui m’a écrit. Une très belle lettre où il me dit, en gros, le plaisir que lui fait ce livre sorti, pour lui, de nulle part et venant providentiellement à son secours. Il ne dit pas « providentiellement », bien sûr. Mais je crois bien qu’il parle de « signe ». Je pense qu’une part de lui n’est pas loin de songer que c’est le fantôme de Sartre qui ressort ainsi des limbes et vient en quelque sorte à sa rescousse. Car Benny, à l’époque, est dans une mauvaise passe. Ses ennemis de toujours (en gros, ceux qui ne lui pardonnent pas son époque mao) sont rejoints par des ennemis plus récents (ceux que sa montée à Jérusalem, son « tournement », sa fréquentation du texte juif, rendent fous) et tout ce petit monde est en train de se coaliser pour briser l’élan de l’École doctorale qu’il a fondée à Jérusalem et qui connaît un succès croissant. Et je pense donc qu’une part de lui – son côté, disons, stratège, général imaginaire de l’armée de la Vérité – a le sentiment que cette autre coalition, Sartre et moi, Sartre lu par moi, cet épisode de la vie de Sartre relu et réhabilité par quelqu’un, moi, dont rien n’annonçait l’intervention et le soutien, tient du renfort inespéré, du miracle. Il en a tant vu, à l’époque ! Il a été si copieusement insulté ! Mine de rien, il y a même eu, au moment de la publication, dans Le Nouvel Observateur, des « Entretiens », un vrai petit passage à l’acte antisémite dans les milieux intellectuels parisiens qui se sont empressés de le judaïser bien au-delà de ce qui était, alors, la réalité et d’en faire un « rabbin égyptien fanatique » (John Gerassi) réussissant le détournement de vieillard du siècle (les « beauvoiriens ») ! Bref, nous nous parlons. Nous nous rencontrons. Et nous ne cessons plus, à partir de là, de nous voir. Ce que je découvre, me demandez-vous ? Je ne sais pas. Un Benny métamorphosé, évidemment. Physiquement et spirituellement métamorphosé. On ne passe pas par où il est passé, on ne traverse pas, comme lui, les cercles de feu du désespoir puis de l’espoir, sans que votre âme en soit très profondément modifiée. Mais en même temps… Comment vous dire ? J’ai le sentiment, en même temps, qu’il n’est pas non plus si changé que cela. Le brio, toujours là. La même mémoire époustouflante. La même capacité de maintenir ouvert, à côté de l’enseignement qui est désormais au cœur de son existence, l’autre chantier, l’autre champ de pensée, celui de la philosophie classique. La même gaieté, aussi. Le même rire, violent et enfantin. Et puis, inchangé surtout, ce côté stratège, ce goût de mener la bataille, ce talent extraordinaire de pêcheur et de pianoteur des âmes qui lui reste du temps de la Gauche prolétarienne et qu’il va mobiliser au service, d’abord, du sauvetage de l’École doctorale, puis de la création de l’Institut d’études lévinassiennes.

GH : Dans l’intervalle entre ces deux rencontres, avez-vous suivi l’itinéraire de Benny Lévy ?

BHL : Douze ou treize ans après notre rencontre via Vernant et Althusser, au moment donc de ses dialogues avec Sartre, il y a eu un nouveau contact. Nous sommes en 1978. Peut-être en 1977. Avant Strasbourg. Au commencement, tout juste, de son Retour. A l’époque, je crois, du séminaire de la rue Dieu avec Jean Zacklad et Charles Mopsick. Et à l’époque où, moi, en tout cas, je travaille à ce qui va devenir Le Testament de Dieu. Nous nous croisons chez Levinas, une fin d’après-midi, autour d’un thé complètement désuet et charmant, avec un Levinas tout gêné par ces deux jeunes disciples qui lui tombent, sinon du ciel, du moins d’un paysage très lointain, très étranger, et qui se regardent en chiens de faïence. Je ne sais pas encore très bien, alors, ce que fabrique Benny. Je n’ai pas été réellement maoïste. Lui ne l’est plus. Et j’ignore que, par des itinéraires différents, venus de point différents, nous sommes en train d’entrer dans un chemin qui va nous mener, tous les deux, quoique de manière distincte, et avec une très inégale ferveur, dans le judaïsme de nos pères. Nous lisons les mêmes textes. Nous découvrons Levinas avec le même éblouissement. Lui pour rendre compte à Sartre. Moi, pour écrire Le Testament. Mais nous en sommes au même point.

GH : Avez-vous lu les livres qu’il a publiés ? Le Nom de l’homme, Le Logos et la Lettre ? Vous intéressez-vous à son geste de pensée ?

BHL : Je les regarde. Je ne dirais pas que je les lis, non, ce ne serait pas honnête de dire que je les lis, mais je les regarde, ça, sûrement. A une réserve près, tout de même : Visage continu, dont je rendrai compte pour Le Monde des Livres et qui, maintenant que j’y repense, m’a valu une première lettre de lui, différente de celle dont je vous parlais à l’instant, un peu grondeuse. J’avais, dans mon article, énuméré toutes les raisons possibles de cette « techouva » si spectaculaire et énigmatique ; et, parmi ces raisons, j’avais évoqué l’hypothèse d’« une femme ». Oh, mon Dieu ! Quelle erreur ! La lettre que je reçois est une lettre cinglante où il me dit, en substance, qu’il n’y a eu qu’une femme, une seule, toujours la même, depuis le temps de ses égarements jusqu’à celui de son Retour – Léo bien sûr, la merveilleuse Léo, que j’allais apprendre à connaître et qui me fera mesurer en effet, rétrospectivement, la frivolité de ma supputation… Bon. C’est vous dire que je l’avais vraiment perdu de vue et qu’entre notre rencontre à Auteuil, chez Levinas, et cet article sur Visage continu, beaucoup d’eau a passé sous les ponts. Maintenant, son « geste de pensée »… Ce que vous appelez son « geste de pensée »… Je crois qu’il m’a fallu le retrouver, parler avec lui, parler encore, pour commencer d’en mesurer l’importance et la portée. A l’époque, pendant les vingt ans qui séparent ces deux rencontres, pendant les vingt années qui séparent notre entrée simultanée dans la Maison Levinas de ces retrouvailles finales, je voyais tout cela de loin, de très loin, et c’est le geste de vie ou, tout au moins, ce que j’en percevais, qui comptait le plus pour moi. Strasbourg… Jérusalem… De Mao à Moïse… De la Politique à l’Esprit… Tout ça… Toute cette geste… Son geste réduit à une geste… Et une geste qui, dans mon esprit de l’époque, doit vaguement entrer dans la catégorie des grands itinéraires paradoxaux à la Nizan… Voilà. C’est comme ça. C’est un peu bête, romantique, convenu, mais c’est comme ça. Benny, pour moi, a longtemps été une sorte de Nizan juif. Ou un Rimbaud philosophe. Quelqu’un qui, à la manière d’un « aventurier sartrien », avait « tout lâché » pour partir, se convertir, réformer son âme et sa vie. Mais quelqu’un qui, en même temps, et c’était peut-être son originalité, gardait avec son passé et avec ceux et celles de son passé, un lien paradoxal et fort. Je me souviens d’une histoire. Je ne suis pas certain qu’elle soit absolument exacte. Mais enfin, elle circulait. Elle faisait fureur, à Paris, dans les cercles de l’ancienne extrême gauche. Et je dois dire qu’elle m’enchantait. Nous sommes au début des années 80. Le journal Libération, dont il avait été si proche durant sa première vie, consacre sa double page centrale à ce fameux pont aux ânes des gens qui vont « de Mao à Moïse ». Il parle donc de lui, Benny, ainsi que de ses camarades d’étude à Strasbourg. Or il se trouve qu’un problème technique ou logistique fait que le journal, cette nuit-là, manque un aiguillage, rate un train et ne peut être distribué en Alsace. Déception de Benny. Colère, peut-être. Et le voilà qui, depuis sa yeshiva, entre deux leçons d’hébreu et de Talmud, retrouve tout son ascendant, réactive immédiatement les anciennes allégeances qui liaient à lui ses camarades et disciples « maos » et obtient de Serge July, ou d’un autre, de la direction de Libération en tout cas, la « repasse » de la double page dans sa région. Sauf que la presse, à l’époque, est moins souple qu’aujourd’hui ; que l’on commence à peine de distinguer et découpler les éditions régionales ; et que la « repasse » en Alsace veut dire « repasse » dans la France entière – en sorte que ce sont tous les lecteurs de Libé, toutes éditions confondues, qui, le lendemain, se frottent les yeux en découvrant, à la même place qui est, à l’époque, la place de choix du journal, la même double page que celle qu’ils ont déjà vue ou lue la veille… Grande première dans l’histoire de la presse. Je ne crois pas que l’on ait jamais vu ça ni avant ni après. Mais telle était, encore une fois, l’extraordinaire autorité de cet homme. Tel était l’ascendant qu’il continuait d’exercer et qui me fait dire qu’il avait changé, oui, mais en restant autrement le même.

GH : Revenons aux entretiens avec Sartre. Qu’est-ce qui vous a poussé à les lire vraiment, sans vous contenter de ce que l’on en disait habituellement ? Qu’est- ce qui vous a amené à prendre ce dialogue, dont L’Espoir maintenant n’est que la trace, au sérieux, contre l’indifférence ou le dénigrement ?

BHL : Deux choses, je pense. Deux choses qui sont évidemment liées à mon propre travail mais qui ne m’étaient pas apparues sur l’instant, qui ont longtemps opéré dans ma tête et qui, à un moment donné, se sont imposées de façon absolument lumineuse. D’abord le signifiant juif. C’est-à-dire, encore une fois, la question Levinas. Benny, comme Sartre, dit une chose énorme dans ces entretiens. Il dit que le judaïsme – qui, en l’espèce et à cette heure, se dit, j’y insiste, « Levinas » – lui est un renfort dans une aventure de pensée plus que de foi, un itinéraire de l’intelligence plus que de l’âme. Ils disent, l’un comme l’autre, qu’ils sont à un moment de leur vie et de leur pensée où ils se heurtent à des questions philosophiques et politiques insolubles, où ils butent sur des obstacles apparemment infranchissables – ils disent que la maladie de la pierre sartrienne est en train de leur gagner le cerveau, qu’ils sont au fond du fond de l’impasse et que c’est lui, Levinas, qui leur permet de se dégager, de se libérer, de faire la percée hors de l’impasse et d’avancer. Or c’est très exactement ce qui est en train de m’arriver, à moi aussi, au même moment, tandis que je sors de La Barbarie à visage humain et me dirige vers Le Testament de Dieu, puis L’Idéologie française. C’est très précisément ce qui est en train de se passer, en cette année 1977 où je me mets, moi aussi, à lire Difficile Liberté, puis un peu de textes prophétiques, puis des bouts de Talmud et où, dans l’exaltation de cela, dans l’émerveillement de la découverte, m’arrivent Le Testament de Dieu et, grâce au Testament de Dieu, quelques lumières dans la nuit où, comme tout le monde, je me trouve égaré. Voilà. L’Espoir maintenant c’est leur Testament de Dieu. Ou mon Testament de Dieu, c’est leur Espoir maintenant, peu importe. C’est la première chose. C’est la première coïncidence que j’ai refoulée, oubliée, laissée de côté et qui, lorsqu’elle est venue à ma conscience, m’a mis en position de comprendre un peu mieux ce qui leur est arrivé. J’ai saisi l’importance de ces dialogues parce que, si vous préférez, l’aventure intellectuelle qu’ils y racontent et qui s’y expose est, mutatis mutandis, celle qui, dans les mêmes années – que dis-je ? les mêmes semaines – m’advient, moi aussi, et me tire du même embarras.

Et puis il y a une seconde chose. C’est encore plus bizarre, mais c’est comme ça. Cette histoire de vieil écrivain infirme, aveugle et presque gâteux sauvé par un jeune secrétaire qui prend sous la dictée un texte que le monde entier va juger ni fait ni à faire mais dont il sait, lui, que c’est un grand texte, un recommencement plutôt qu’une fin, une manière de chef-d’œuvre, cette histoire donc, il se trouve que je l’ai très précisément racontée, huit ans après la mort de Sartre, douze ans avant mon Siècle de Sartre, dans un autre de mes livres, un roman celui-là, dont je sais, par parenthèse, que Benny l’a lu et qui s’intitule Les Derniers Jours de Charles Baudelaire. Sartre, dans ce roman, s’appelle Baudelaire. Benny a les traits d’un jeune disciple mallarméen venant voir le vieux poète aphasique dans son Hôtel du Grand Miroir à Bruxelles. L’Espoir maintenant s’intitule Pauvre Belgique, ce pauvre texte, ce livre maudit, cette série d’aphorismes où la pensée commune veut que l’on assiste au naufrage mental de l’auteur des Fleurs du mal mais dont le jeune disciple pense, lui, comme moi, que c’est l’ébauche, au contraire, d’un très grand livre à venir. Mais c’est la même chose. C’est la même situation. C’est le même huis-clos, la même interlocution miraculeuse et folle. C’est la même histoire, réellement la même, que j’ai retrouvée sans le savoir et sans m’en rendre compte, sur le moment, à la lecture de L’Espoir maintenant. J’ai envie de vous dire, oui, que ce soupçon de l’importance de L’Espoir maintenant, cette idée que la « famille » n’a rien compris et que L’Espoir maintenant est un grand livre méconnu de tous sauf de moi, cette manière de retourner la situation et de remettre sur ses pieds un livre qui, dans l’esprit des philistins, c’est-à-dire, encore une fois, d’à peu près tout le monde, marchait sur la tête, j’en ai eu l’intuition dans la fiction d’abord, par le canal du romanesque – le biographique, le modèle réel inconscient, le décryptage du paradigme Lévy/Sartre, venant seulement ensuite.

GH : Comment diriez-vous aujourd’hui l’importance de ce qui se joue dans ces entretiens ?

BHL : Je viens de vous le dire. Le double cheminement de deux intellectuels vers la lumière. Le double désembourbement par effet de levier juif. A part ça, on est en face d’une belle, très belle aventure philosophique, littéraire, mais aussi, tout simplement, humaine. Ce vieux philosophe aveugle, malade, impotent, qui reprend vie et se remet en mouvement. La façon qu’ils ont tous les deux, le jeune homme et le vieil homme, non seulement de redonner vie à des textes, mais de reprendre vie à travers ces textes vivants. Sartre qui, loin de devenir ce philosophe gâteux que certains ont cru devoir décrire, est en train de repartir, de tout recommencer, de rajeunir. Il faut beaucoup de temps, il faut vivre très vieux, pour devenir jeune, disait Cocteau dans leurs jeunes années à tous les deux. Eh bien c’est ce qui arrive à Sartre. Il rajeunit. Il finit par devenir jeune. Et j’ai la conviction, je vous le répète, qu’il pose, à travers ce dialogue, les bases d’un livre de philosophie majeur. Levinas lui-même fut-il conscient de tout cela ? Dans quelle mesure ? Et qu’en pensait-il ? Je n’en sais rien. Mais, en allant, quelques années plus tard encore, le voir, en allant l’interroger, en parlant avec cet homme un peu effrayé par l’aventure philosophique dont il avait été le témoin, le truchement et l’acteur semi-volontaire et semi-involontaire, en pressant de questions ce très vieux Levinas (il meurt en novembre 1995, quelques jours après mon père, et les deux conversations que nous avons eues doivent dater du moment où je commence à réfléchir à ce livre, donc des tout premiers mois de l’année 1995), je finis par comprendre, en tout cas, qu’on a assisté là à une extraordinaire conspiration, oh ! pas une conspiration politique, mais une conspiration métaphysique, ou, en tout cas, politico-philosophique, la dernière grande opération politico-philosophique de ce grand politique, ou métapolitique, qu’était aussi Benny.

GH : A la suite de votre deuxième rencontre, vous décidez, avec Benny Lévy et Alain Finkielkraut, de fonder l’Institut d’études lévinassiennes. Quelles ont été les raisons de cette décision ?

BHL : Il y a la cause occasionnelle et les raisons plus essentielles. La cause occasionnelle, vous la connaissez : c’est cette histoire d’École doctorale condamnée par la direction de Paris VII. Les grandes choses se faisant, parfois, à partir d’incidents mineurs, il est incontestable – et pourquoi ne pas le dire ? – que, dans l’esprit de Finkielkraut comme dans le mien, la création de l’Institut a d’abord été une façon de porter secours, non seulement à Benny, mais aux étudiants qui, à Jérusalem, se nourrissaient de sa parole. Je nous revois, Alain et moi, chez le directeur de cabinet Truc et chez le ministre Machin. Je nous revois plaidant, auprès de Jack Lang, alors ministre de l’Éducation nationale et, donc, autorité de tutelle de Paris VII, la cause de cette parole singulière que des intérêts puissants, à Jérusalem comme à Paris, paraissaient résolus à étouffer. Je me revois, avec Benny, faisant le siège de quelques chefs d’entreprise parisiens qui, comme Serge Weinberg ou Maurice Lévy, étaient intrigués par notre attelage, encore plus déroutés par la personnalité de Benny, mais qui nous ont aidés, beaucoup aidés, et ont finalement fait que l’Institut puisse naître. Ce genre de démarche amusait Benny. C’était ce côté chef mao et stratège dont je vous disais qu’il revenait parfois – eh bien voilà, il arrivait à Paris, m’appelait, venait me voir boulevard Saint-Germain et nous faisions, ensemble, le plan de bataille de la semaine : les appels, les démarches, les grands de ce monde qu’il allait falloir voir, convaincre, gagner à notre cause et à celle de l’Institut, les articles encore. Benny avait ce don de mettre autrui en mouvement. Benny, comme à la grande époque, nous donnait notre feuille de route. Il a gardé cet art de mobiliser les autres et de les faire se battre pour des questions qui peuvent sembler des questions de détail mais qui, en vérité, apparaissent vite comme allant droit, quoique secrètement, souterrainement, à l’essentiel. Plus je repense à cette période, plus cela me frappe.

Après, il y a le reste. Et ce reste c’est que nous nous sommes aperçus à un moment donné, tous les trois, que ce qui demeurait entre nous lorsqu’on avait écarté les différends, ce qui faisait lien malgré ce qui nous séparait, ce qui nous permettait, au fond, de nous parler en dépit de ce qui, en chacun de nous, faisait que nous ne nous entendions pas toujours, c’était la commune amitié pour l’auteur d’Autrement qu’être, de Noms propres et des Imprévus de l’Histoire. L’aventure commence là, cette bizarre aventure menée par trois Juifs aussi dissemblables qu’il est possible de l’être. Et c’est ce nom de Levinas, entre nous trois, qui décide donc de tout. Y compris, encore une fois, lorsque nous divergions : Juifs de France et d’Israël ; Juifs grecs et Juifs plus grecs du tout ; Juifs désespérant de l’Europe ou Juifs continuant d’y investir, malgré ses « penchants criminels », un peu de leur affection et de leur foi ; Juifs laïques (Alain et moi) et Juif religieux (Benny)… L’Institut, c’était cela. L’Institut, c’était cette conjoncture amicale et philosophique. Il y a eu un miracle de l’Institut dont je ne sais plus très bien, d’ailleurs, ce qu’il va devenir maintenant que Benny n’est plus là pour l’animer. Il faudra que nous en parlions avec Alain, avec René Lévy, avec Léo, avec tous ceux, aussi, qui le font, tous les jours, à Jérusalem. Et il faudra que nous décidions ensemble si et comment cet Institut peut vivre et même survivre en l’absence de Benny.

GH : Parlons d’Être juif : comment avez-vous réagi à la lecture de ce livre ?

BHL : C’est un livre qui m’a troublé, bien sûr. Beaucoup troublé. Ne serait-ce qu’à cause de ce ton de radicalité que l’on y sent, de cette façon de durcir le trait et de carrer les positions. Prenez les portraits que Benny y brosse du « Juif du siècle » et du « Juif moderne ». Les distances qu’il y prend avec une certaine forme d’universalisme, le mien, celui qui, quelques mois plus tôt, avait pu me guider dans mes reportages, pour Le Monde, sur les guerres oubliées. Le privilège définitivement donné, du moins il me semble, au Levinas juif sur le Levinas grec. Prenez ce qu’il dit, dans ce livre, sur la théologie du Mal absolu. Tout cela ne pouvait pas ne pas me toucher vivement. Benny le savait. Je le lui ai dit au téléphone dès lecture. Il a ri. Il m’a dit qu’il s’attendait à ma réaction mais que ce n’était pas si grave, que nous en parlerions, et il a donc ri. Nous devions, de fait, en débattre. Il était prévu, lors de son prochain passage à Paris, ou moi venant à Jérusalem, que nous en débattrions. Le destin en a décidé autrement. Et j’ai écrit un papier à la sortie du livre en librairie, mais seul, sans lui pour me répondre – j’en suis là, j’en reste là… Cela étant, je corrige tout de même, sur un point, ce que je viens de vous dire. Le livre m’a troublé, oui. Mais je ne dirais pas, pour autant, qu’il m’a surpris. Car ce qui s’y disait de « troublant », il me l’avait déjà dit, en direct, dans des conversations à Jérusalem. Une surtout. Une au moins. Quelques mois avant sa mort. Elle avait été si vive, cette conversation, et si stimulante pour moi, qu’elle m’avait donné le prétexte et la matière de mon séminaire de l’été 2003 à l’Institut d’études lévinassiennes et, suivant le séminaire, de ce texte que j’ai publié un peu plus tard sous le titre « Comment je suis juif ». Donc plus troublé que surpris. Et avec le sentiment que notre dialogue allait, avec ce livre, prendre peut-être un autre tour.

GH : De nombreux critiques se sont étonnés, ou indignés, du ton de Benny Lévy. Je crois que celui-ci est à mettre en relation avec la puissance de sa parole. Quiconque a rencontré Benny Lévy peut témoigner du fait que la moindre conversation avec lui prenait l’ampleur d’un dialogue au plus haut niveau. Avez-vous été sensible à cette parole ?

BHL : Évidemment. Le talent de Benny était aussi – certains disent même d’abord – un talent oral. C’était un lecteur hors pair. Il savait, comme personne, donner vie à un grand texte. Mais il n’était jamais si impressionnant que lorsqu’il le faisait oralement, dans la vibration de sa propre parole, soit qu’il ait en face de lui les étudiants de son Séminaire, soit que nous soyons seuls, tous les deux, dans une relation d’interlocution privilégiée. Dans ces moments-là, il y avait quelque chose de socratique en lui. Il y avait cet effet « torpille » dont parle Platon à propos de Socrate. L’effet de cette parole était, bien sûr, comme vous le dites, qu’elle conduisait « au plus haut niveau ». Mais c’était aussi un effet de vérité, donc de liberté, qui va à l’inverse de la réputation d’autoritarisme ou de fanatisme qu’on lui a faite. Le « ton » de Benny ? Eh bien justement : gaieté, liberté. Et, quoi qu’on en ait dit, une vraie écoute de l’autre et, donc, une vraie tolérance. Un seul exemple. Ce texte – « Comment je suis juif » – dont je viens de vous parler. Ce texte où je me réclame de cette « aventure de l’athéisme » dont parle Sartre dans son texte de 1951 sur Gide et, encore, dans Les Mots. Eh bien ce texte qui avait tout, non seulement pour le troubler lui aussi, mais pour le choquer, voire le mettre en fureur, je l’ai prononcé à Jérusalem, à l’Institut, devant lui, à côté de lui. Il l’a entendu d’un bout à l’autre, amicalement, fraternellement, sans l’ombre d’une humeur, d’un désaveu, d’une impatience, sans trace de ce dogmatisme qui lui était tant reproché et sur lequel on a renchéri au moment de sa mort…

GH : Je finirai par une question plus personnelle : nombreuses ont été les personnes surprises de votre amitié. Vous est-il possible de dire aujourd’hui ce qui a été le fond de celle-ci ? Quelle a été la vérité de votre rencontre mutuelle ? Parlant de Sartre dans un entretien en 2003, Benny Lévy disait que l’« ésotérique du compagnonnage » avec Sartre n’avait pas encore été dit ; ma question pourrait être celle-ci : quel a été l’ésotérique de votre rencontre ?

BHL : Qui peut dire le « fond » d’une amitié ? Et, plus encore, sa part « ésotérique » ? Dans toute amitié, il y a une part de non-dit. Et, même, d’indicible qui doit rester indicible. Dans toute amitié, il y a un mystère et celle-là n’échappait évidemment pas à la règle. Nous étions si différents. Il était aussi joyeux que je suis pessimiste. Aussi exultant que je suis mélancolique. Il avait cette « gaieté », cette « manière grave et belle d’envisager la vie en l’approfondissant » qui impressionnait tant Blanchot chez son ami Levinas et dont j’ai toujours regretté de ne pas être mieux doté. Mais bon. Amis quand même. Amis d’autant plus. Une amitié sans vraie intimité, sans doute – comment être l’intime d’un homme qui en était là ? Une amitié sans effusions (mais, ceci compensant cela, sans rivalité non plus). Une amitié discrète. Une amitié fondée sur le dissensus et non sur un « partage » d’expérience et de vie. Une amitié d’intellectuels et de Juifs qui vivaient l’exercice de l’intelligence, et leur être- juif, sur des modes presque opposés. Mais une amitié quand même. Vive. Forte. Sans impératif de réciprocité. Et qui, moi, en tout cas, ne m’a jamais fait défaut pendant toutes ces années. Nous n’étions pas « compagnons », comme vous dites, mais amis. C’est cela, amis. Avec tout ce que cela suppose de présence à l’autre, de double présence, de complicité très profonde et, parfois, rassurante. La base de cette amitié ? Encore une fois, c’est difficile à dire. La seule chose, le seul élément dont je dispose peut-être pour essayer de répondre quand même, ce sont les quelques mots de présentation, si généreux, qu’il avait prononcés en ouverture de ma conférence sur la mort de Daniel Pearl, devant les étudiants de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il parle de notre patronyme commun. De la divergence de nos judaïsmes. Il dit, avec raison, qu’il est difficile d’être plus différemment juifs que nous le sommes. Et puis, insistant sur cette différence, il ajoute quelque chose qui me fait irrésistiblement penser – même s’il en inverse le dispositif – à la fable borgésienne des deux théologiens s’avisant, à la fin de leur vie, qu’ils étaient une même âme jetée dans deux corps différents. Deux Lévy, dit-il en substance, mais occupant des positions symétriques sur l’échiquier de l’Être. Deux Lévy, insiste-t-il, radicalement et inversement juifs. Mais deux Lévy qui, du coup, se sont mis en position d’opérer comme les doubles, les correspondants, presque les intercesseurs, l’un de l’autre dans le monde où chacun a choisi de résider – deux Lévy (et c’est moi, là, qui parle, c’est moi qui prends le relais) qui répondraient en quelque sorte l’un de l’autre dans le monde auquel l’autre a choisi de renoncer. Moi, son répondant, un peu son représentant, dans le siècle. Lui, le mien dans ce monde de la Torah dont je suis si ignorant et où il aurait aimé, je crois, me voir un peu avancer. C’est une hypothèse. Je ne sais pas.


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