On raconte que Napoléon, entrant en vainqueur dans une cité italienne, convoqua des professeurs d’université pour les faire disserter sur la différence entre l’état de veille et le sommeil. Est-ce par bonapartisme intellectuel que Bernard-Henri Lévy consacre un fascinant récit, entre l’essai et l’autoportrait, à sa condition d’insomniaque ? On songera plutôt à la phrase de Marcel Proust : « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et du monde. Il les consulte d’instinct en s’éveillant. » Mais lorsque cet éveil devient structure, voire torture, une fatalité d’yeux ouverts quand la ville dort, comment fixer la physiologie d’un état qui vous met « la tête comme une volière » ? Atteignant l’âge où son père a disparu, Lévy interroge ces vies étranges que la nuit multiplie.

L’auteur pourrait trouver des raisons à ces attentats répétés contre le dieu Hypnos.

Dormir fait perdre du temps à un écrivain des vigilances, dormir pointe une finitude que l’être d’action récuse. En « mangeur d’opium livresque », Lévy sollicite des rayonnages d’antécédents. Ronsard redoutait dans le sommeil une anticipation de la mort, le Dostoïevski des Nuits blanches traitait l’insomnie comme une déambulation de l’esprit. S’il se déclare contre le sommeil autant qu’il récuse les vacances, habité peut-être par un « devoir d’insomnie » que hantent les corps martyrisés des guerres dont il fut le chroniqueur, Lévy vaque ici en zone Daphné du Maurier-Hitchcock : « J’ai rêvé l’autre nuit que je retournais à Manderley. » Ses Rebecca ont le visage d’amis disparus, tant sa nuit est une conjuration de spectres, Claude Lanzmann et Jorge Semprun, Françoise Verny et Philippe Sollers, Pierre Bergé et Alain Delon, réapparus en fantasmagories telles les créatures volantes des « peintures noires » de Goya.

Comme l’anamnèse est plus forte que le Stilnox, Lévy tourne dans sa mémoire tel Apollinaire dans sa cour de prison, non sans tourment, et même avec une pointe de masochisme eastwoodien. À parcourir cette fresque de soi-même, on songe à cette Dolce Vita fellinienne dont chaque séquence se concluait par une aube. Ici, chaque matin ouvre à l’heure du Journal, obstinément dicté depuis des décennies, dont le scripteur se demande in fine s’il ne devrait pas devenir le matériau de futurs Mémoires. Car tel est l’horizon de ce manuel du mal-dormir, comme si Malraux avait halluciné son nocturne Lazare avant ses Antimémoires : la nuit met Bernard-Henri Lévy au pied du mur. S’il en soulève lui-même l’hypothèse, c’est que le pointillé de ces hachures psychiques appelle le livre à venir. Soit le massif à la sud-américaine d’une grande autobiographie symphonique. Soit ce petit traité de soi-même, dont Philippe Sollers disait qu’Aragon aurait dû l’écrire pour abattre son jeu – ou sa règle du jeu ?

EXTRAIT

Je connais les recommandations de la Faculté. Chacun avait sa technique. Et ce serait peut-être une technique que de me les remémorer. Méditation. Yoga. Gemmothérapie et florithérapie. Sophrologie. Hypnose. Relaxation. Lâcher prise. Respirer par le ventre. Vous n’avez plus de poumons, juste un ventre. Vos pieds sont lourds, très lourds. Penser à la literie. Aux Rubik’s cubes qu’on donnait, pour les calmer, aux fous de Sarajevo. Marcher en pensée. Penser à rien. Compter les moutons. Les moulures. Compter pour compter, comme les bagnards de Dostoïevski qui comptaient jusqu’à 3000. Revoir les femmes que j’ai aimées.


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