C’est vrai que les intellectuels sont aujourd’hui moroses et en proie au doute. Ils ne fournissent plus de maîtres à penser et ils brûlent volontiers ce qu’ils ont adoré. La mode est au rejet des idéologies, des grands systèmes universels. Le « tout se vaut » est à l’honneur. Un œcuménisme mou, que Bernard-Henri Lévy appelle « sartron » en souvenir des retrouvailles « in extremis » des deux petits camarades pour soutenir les boat-people, règne discrètement.
L’auteur de Éloge des intellectuels en quelques pages brillantes décrit et analyse cette banalisation de la pensée. Les disparitions successives dans les années quatre-vingt de quelques figures de proue, le souvenir des lourdes erreurs passées ne sont que des causes secondaires de cette effacement. Si les maîtres à penser se font rares, c’est parce que les valeurs sur lesquelles s’appuyaient les grands anciens sont en pleine décomposition.
La vérité n’est plus majestueuse, à l’abri de tout soupçon, elle est devenue un leurre, sous les coups des marxistes, des nietzschéens, des structuralistes, etc. La raison est aussi mal en point. L’histoire de notre siècle prouve qu’elle ne tient pas devant le mal, quand elle ne la cautionne pas. L’ambition d’une justice universelle est ruinée au nom du principe de différence. Ces valeurs absentes, comment exercer une fonction magistrale ? L’intellectuel erre en cette fin de siècle comme le dernier homme de Nietzsche. Il a perdu de sa faconde et tend à se réfugier dans le silence.
Est-ce un si grand mal ? Une société a-t-elle absolument besoin de maîtres à penser ? Avant de répondre affirmativement, Bernard-Henri Lévy commence par clouer au pilori l’intellectuel engagé. Ses motivations sont complexes et souvent peu reluisantes. Il y a le maso, le mégalo, le réglo, le pépère, le malin, etc. Il y a un horizon trouble de l’engagement qui dégoûtait déjà Baudelaire, exaspéré par le progressisme de Hugo et sa cloque. Les très grands créateurs, Stendhal, Flaubert, Proust, etc., n’ont jamais songé à prendre en charge les problèmes de la cité. Ils savaient que la littérature, c’est le corps à corps avec le mal, qu’elle n’a rien à voir avec l’humanisme. La création est asociale.
Un rempart contre l’occultisme
Et pourtant, nous dit l’auteur, sans les intellectuels, la société serait sans âme, leur éclipse serait une catastrophe. Ils sont le rempart contre « la marée noire de l’occultisme », ils sont ceux qui spontanément s’opposent à la dictature de l’opinion, à la religion de la majorité. Le propre d’un intellectuel est d’être un homme seul, qui croit à la liberté de l’esprit, et, à ce titre, il est condamné à la transcendance. Il est une institution vitale.
On a souvent l’impression que Bernard-Henri Lévy décrit l’intellectuel tel qu’il devrait être. Ceux qui sont en chair et en os ne sont pas toujours à l’abri d’un conformisme de la pensée qui a été à l’origine d’aberrations grossières et tragiques.
C’était le cas pour ceux qui refusaient l’évidence sur les goulags staliniens ou s’enthousiasmaient pour la révolution obscurantiste iranienne à ses débuts. Il y a aujourd’hui un nouveau conformisme intellectuel dont l’auteur décrit les contours, qui exalte sans nuance la jeunesse, la modernité, le droit à la différence, etc. Les intellectuels ont aidé parfois à la manifestation de la vérité, en d’autres occasions, ils ont contribué à l’occulter. Il manque à ce livre courageux et passionné une réflexion sur les capacités d’erreur des clercs et sur leurs origines.
Ce qui ne nous empêche pas de souscrire au code de bonne conduite proposé par Bernard-Henri Lévy. La première règle, qui devrait aller de soi et qui est rarement respectée, c’est de ne pas se laisser aller à des simplifications excessives. L’intellectuel est précieux quand il complexifie. « L’intellectuel du troisième type sera flou, douteux. Il pratiquera l’équivoque, l’ambiguïté généralisée… Il a, il devra avoir, la trahison dans le sang. » En bref, il vivra le deuil de la vérité. C’est-à-dire qu’il aura sa vérité sur chaque cas particulier en se disant qu’il sera peut-être contraint de l’abjurer le lendemain. Il sera pessimiste et lucide. Espérons l’avènement de ce personnage idéal et certainement utile, sans trop y croire.
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