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Agrégation

Par Félix Le Roy

Au mois de juin 1971, Bernard-Henri Lévy a été reçu au concours de l’agrégation de philosophie à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Une carrière d’universitaire s’offre à lui. Sa philosophie ne s’exercera pourtant pas dans un amphithéâtre, mais sur le terrain des zones grises du monde.

Portrait de jeunesse de Bernard-Henri Lévy sur son passeport.
Bernard-Henri Lévy.

BHL, agrégé de philosophie

Bernard-Henri Lévy a été reçu, en juin 1971, huitième à l’agrégation de philosophie. La vérité oblige à dire que la philosophie n’était pourtant pas, à l’époque, sa seule vocation. Il avait certes passé son diplôme de maîtrise de philosophie et rédigé un mémoire sous la direction de Michel Serres intitulé Formation et déplacement des concepts scientifiques selon Georges Canguilhem. Mais il avait, en même temps, passé une maîtrise d’histoire et mené, presque jusqu’au bout, une scolarité à Sciences-Po qui aurait dû le conduire à présenter l’ENA. Mieux : à l’automne 1970, il s’inscrit pour l’agrégation d’Histoire et géographie ; c’est cette agrégation qu’il commence à préparer ; et c’est quelques mois plus tard seulement, vers le mois de janvier 1971, donc très tard, que, sous l’influence de Louis Althusser, il bifurque définitivement vers la philosophie.

Au programme du concours de cette année-là, trois grands auteurs : Leibniz, Aristote et Nietzsche.

Le sujet de sa « Grande Leçon » (cette épreuve orale, solennelle, qui était le « clou » du concours et où l’on tirait au sort, pour chaque candidat, un sujet, n’importe quel sujet, qu’il avait ensuite six heures pour, enfermé dans la Grande Bibliothèque de la Sorbonne, préparer) fut : « Le Plaisir ».

À l’écrit, le sujet de la « Grande Dissertation » qui était un autre des grands moments du concours fut : « L’Inconnu ».

De cette année de bachotage, dans le chahut mémorable de Normale Sup’, demeure un souvenir âpre :

Quand arrivait l’année de l’agrégation, l’acte de rupture était plus net encore : car, de même que, dans « Normale sup », nous avions d’abord entendu « Normale » et une « normalisation » hideuse à laquelle il était impérieux de se soustraire, de même, dans cette nouvelle distinction, chèrement acquise elle aussi et tenue par les générations aînées comme un sacre pédagogique et républicain, nous entendions « agrégation », oui, mais au sens propre, le pire, le plus épais, le plus bête – celui d’un savoir s’agrégeant, comme au mortier, en une matière morte ou celui d’une mauvaise pâte en train de se durcir et de se sédimenter au contact d’un savoir étouffant[1].

L’intellectuel engagé contre l’universitaire

Après l’agrégation, Bernard-Henri Lévy part, comme il se doit, enseigner en lycée : le lycée de Luzarches, en région parisienne, où il a pour collègue un autre Normalien Pierre Manent, auteur, depuis, de Tocqueville et la nature de la démocratie et La Raison des nations. Il enseigne également à Strasbourg, au sein de l’Université Louis Pasteur, l’épistémologie.

Entre temps, en septembre 1971, il dépose, sous la direction de l’économiste et historien Charles Bettelheim (que lui présente Althusser) un sujet de thèse de 3ème cycle : Impérialisme et colonialisme interne. Dans les mêmes années, entre 1972 et 1974, il revientt rue d’Ulm pour donner aux agrégatifs un cours intitulé « Politiques de Nietzsche ».

Cependant, il rompt les liens avec l’enseignement pour s’engager, dès la fin de l’année 1971, dans la guerre de libération du Bangladesh écrire son premier livre, ses premiers articles à Combat et dans Les Temps Modernes, entrer chez Grasset et commencer la carrière que l’on sait.

Par ce délaissement d’une carrière professorale et universitaire au profit de la littérature et de la philosophie en action, qui s’éprouve sur le zones grises du globe, là-bas, au loin, il s’approprie et transforme le geste de refus d’Achille Chiesa – cet élève de la promotion 1963 de l’ENS dont Bernard-Henri Lévy dira qu’il eut un geste « au moins aussi radical que celui des “établis” » : « sans attendre, en tout cas, la sacro-sainte agrégation, il fût parti s’enterrer dans une vague ambassade asiatique, peut-être celle de Bangkok, où nous l’imaginions menant la plus romanesque des existences : libertin, trafiquant, opiomane – pas même écrivain[2]. ». À cette époque, un ancien de Normale, Georges Pompidou, entre à l’Élysée. Bernard-Henri Lévy choisit son camp : « entre la médiocrité du boursier devenu bête d’État et le mystère de ce Nizan qui ne reviendrait jamais plus d’Arabie, je n’hésitais pas une seconde[3]. » Dans Sur la route des hommes sans nom, Lévy confesse : « dans cette adolescence décidément paradoxale où nous préparions nos concours armés du système philosophique le plus cohérent qu’ait produit la pensée française depuis longtemps – mais persuadés, en même temps, qu’il y avait, dans la génération de normaliens qui nous avait précédés, un destin respectable et un seul[4] » : le destin d’Achille.

Du succès à l’École Normale Supérieure, de cette agrégation de philosophie, il ne reste que le retournement, la rupture, la discontinuité dans l’image de cet homme qui tourne le dos à la chaire de la science pour plonger avec ferveur dans le tumulte du monde comme il va, ivre d’action, d’engagement, et de littérature :

Je ne déserte pas le rue d’Ulm. Je fais un pas de côté. C’est bizarre cette manie qu’ont les gens de croire que c’est la continuité qui est louable, désirable, préférable. Vous savez bien : tout le côté « il faut être fidèle, absolument fidèle – à sa tradition, à sa famille, à sa classe, à ses idées, etc. » C’est idiot. C’est le niveau zéro de l’activité de l’esprit. Si vous voulez vraiment penser, chercher la vérité, avancer, il vous faut tourner le dos aux clichés, aux idées toutes faites – y compris celles qu’ont faites des gens que vous aimez et y compris, parfois, celles que vous avez faites vous-même et qui sont vos propres idées. C’est le mot d’ordre sartrien : penser contre soi-même. C’est sa formule : se casser les os de la tête. C’est cet autre « beau mandat », le mandat d’infidélité, dont il nous fait obligation[5].

Note de bas de page (n° 1)

Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, Paris, Grasset, 2021, p. 23.


  1. Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, Paris, Grasset, 2021, p. 23.

  2. Note de bas de page (n° 2)

    Bernard-Henri Lévy, Questions de principe IX : Récidives, Paris, Grasset, 2004, p. 988.

  3. Bernard-Henri Lévy, Questions de principe IX : Récidives, Paris, Grasset, 2004, p. 988.

  4. Note de bas de page (n° 3)

    Idem.

  5. Idem.

  6. Note de bas de page (n° 4)

    Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, op. cit., p. 80.

  7. Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, op. cit., p. 80.

  8. Note de bas de page (n° 5)

    Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XI : Pièces d’identité, Paris, Grasset, 2010, p. 61.

  9. Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XI : Pièces d’identité, Paris, Grasset, 2010, p. 61.


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