Alexis de Tocqueville et Bernard–Henri Lévy
En 2004, Cullen Murphy, directeur du magazine de Boston Atlantic Monthly, propose à Bernard-Henri Lévy de refaire, 173 ans plus tard, le parcours d’Alexis de Tocqueville à travers les États-Unis en 1831-1832, et sur la même durée, c’est-à-dire pendant un an. Bernard-Henri Lévy n’est pas, à l’époque, un lecteur assidu de Tocqueville. Pourtant, beaucoup des thèmes de ce dernier innervent son œuvre propre depuis La Barbarie à visage humain : l’antitotalitarisme, la critique du populisme, la critique de la toute-puissance de l’Opinion, l’universalisme ou la nécessité d’opposer à la loi du nombre une Loi supérieure, etc. Mais ce ne sont pas seulement les idées de Tocqueville que Bernard-Henri Lévy a reconnues comme siennes après l’avoir relu attentivement, c’est aussi son talent d’écrivain, son côté « grand reporter intellectuel », sa façon de « mêler les choses vues à la pensée, la chair visible des choses à leur chiffre secret, le texte manifeste que donnent à lire une coutume ou une institution au principe qui, comme chez Aristote ou Montesquieu, en constitue la trame » (American Vertigo). Mieux encore : ce que Bernard-Henri Lévy admire au final chez Tocqueville, c’est d’avoir inventé « cette forme moderne de reportage où l’attention au détail, le goût de la rencontre et de la circonstance, n’interdisent pas, bien au contraire, la fidélité à une idée fixe » (Idem). Tocqueville est, pour BHL, comme ce « voyageur philosophe » dont parlait Rousseau. Il n’y avait donc pas « meilleur guide pour, en Amérique comme ailleurs, [le] conduire sur le chemin de cette autre époché phénoménologique qui, lorsqu’elle se confronte aux choses mêmes, les met moins entre parenthèses qu’en examen et, de leur évidence muette, déduit les principes générateurs de la vie en société » (Idem).
Bernard-Henri Lévy à propos d’Alexis de Tocqueville
Alexis de Tocqueville, la vérité m’oblige à dire que, comme de nombreux intellectuels français, je l’ai rencontré tard.
Raymond Aron déjà, en ouverture au texte fameux où il évoquait l’état, dans sa jeunesse, des études tocquevilliennes en France, avouait qu’on ne le « lisait guère », alors, « à l’École Normale Supérieure ou à la section de philosophie de la Sorbonne ».
Mais pour ma génération, pour un normalien venu à la philosophie, à la fin des années 60, dans une conjoncture idéologique encore plus fortement dominée que la sienne par le marxisme et le léninisme, pour quelqu’un qui, comme moi, a eu vingt ans dans une France où le fin mot de la pensée était la pensée Mao Tsé Toung et où l’esprit nouveau, l’audace, le prestige intellectuel et politique, l’intransigeance, avaient le visage d’une compagnie de penseurs qui conjuguaient révolte et théoricisme, liberté de pensée et antihumanisme théorique, pour les témoins de ce moment structural, à la fois enragé et glacé, qui fut le parfum de notre jeunesse, la méconnaissance de ce modéré, à cheval sur l’ancien monde et le nouveau, les Orléans et les Bourbons, la résignation à la démocratie et la peur de la Révolution, a été, je le crains, plus profonde encore.
Les temps changeront, bien entendu.
Avec l’écroulement des grands récits, avec le déclin des visions matérialistes du monde et de leurs machineries implacables et simples, avec la nécessité, surtout, de réfléchir à l’échec du socialisme et aux illusions du progressisme, à la désirabilité de l’idée de révolution et aux conditions de possibilité de l’invention démocratique, les mentalités évolueront et nous rapprocheront d’un mode de pensée qui avait pour premier mérite de conjurer le face-à-face des héritiers de Comte et de Marx.
Mais la situation, pour l’heure, était celle-là.
Longtemps, très longtemps, Alexis de Tocqueville a été perçu, chez nous, comme un auteur de second rayon.
Longtemps, très longtemps, cet apôtre de la pensée libre, cet annonciateur des courants antitotalitaires de la fin du XXe siècle, ce précurseur d’Hannah Arendt qui nous aurait, si nous nous étions, comme François Furet et quelques autres, avisés plus tôt de son importance, fait gagner un temps précieux et évité bien des faux pas, cet éclaireur, ne nous a pas été beaucoup plus familier qu’un Guizot, un Royer-Collard, un Prévost-Paradol, un Augustin Cochin. […]
[Lors de ce voyage aux USA sur les pas de Tocqueville, je me suis] armé, chaque fois que je l’ai pu, de certaines de ses intuitions, si extraordinairement prémonitoires, et dont je n’ai cessé, livre en main, de vérifier avec quel talent la réalité américaine s’ingénie à les valider. Le triomphe qui, à son époque, n’était pas joué de l’égalité sur la liberté. La dictature, qu’il est le premier à avoir pointée, de ce nouveau maître, non moins féroce que l’autre, qu’est la « majorité » ou l’« opinion ». La « pression », pour le dire en d’autres mots et pour le dire, je m’en aperçois, dans des mots qui pourraient être ceux de l’Amérique communautariste d’aujourd’hui, « de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun », de l’esprit de groupe ou de l’ethnie sur le libre procès des sujets. Les avatars d’un « individualisme » qui, lorsqu’il va au bout de lui-même, lorsqu’il laisse les sujets s’enivrer, non de leur autonomie, mais de leur indépendance, lorsqu’il leur fait trancher des liens qui les attachent les uns aux autres et tous à la chose politique, lorsqu’il les réduit à cette « foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs » qu’avait entrevue la fin de la Deuxième Démocratie et que j’ai retrouvée dans les Supermarchés, les Megachurches et les ligues de vertu de l’Ouest profond, risque de se résoudre en une tyrannie dont le « pouvoir immense et tutélaire », aussi « absolu » que « détaillé », aussi « inflexible » que « prévoyant et doux », les « fixe dans l’enfance » et finit par leur ôter jusqu’au « trouble de penser ». Le pressentiment, autrement dit, d’un écartèlement dans la personne du Souverain qui, parce qu’il démembre ses deux corps, parce qu’il disjoint sa tête politique de son corps d’associations, les sujets les uns des autres, témoigne d’une émancipation apparente – mais qui, à d’autres égards, parce que la passion dont il procède demeure celle, non du duel, mais de l’unité et, au fond, de l’indifférencié, réassigne les individus à un sol de servitude qui n’a rien à envier à celui de l’étatisme jacobin des Français. Bref, toutes ces thèses dont la présence sensible dans l’Amérique contemporaine est parfois si aveuglante que l’on croirait que ces fictions dont la réalité s’inspire et non l’inverse – toutes ces thèses, il faudrait dire ces fables, qui annoncent moins l’Amérique qu’elles ne l’ont façonnée et dont j’aurais mauvaise grâce à ne pas dire que je les ai eues, sans cesse, présentes à l’esprit.
American vertigo, Grasset, 2006.
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