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André Malraux

Par Michaël de Saint-Cheron

Michaël de Saint-Cheron, directeur du Dictionnaire Malraux, spécialiste de l’auteur, revient sur place qu’occupe Malraux dans l’oeuvre et la vie de BHL. En effet, de l’appel à la constitution d’une Brigade internationale pour le Bangladesh en 1971, à la Bosnie – sa guerre d’Espagne –, de la Libye jusqu’à l’exposition à la Fondation Maeght à l’été 2013, le fantôme d’André Malraux plane sur les combats et l’œuvre de Bernard-Henri Lévy. Placé au sommet de sa parentèle d’écrivain, cette famille que l’on se choisit, Malraux apparaît comme un « maître à vivre ».

Portrait en noir et blanc par Yousuf Karsh de l'écrivain André Malraux en train de fumer une cigarette en 1954.
André Malraux par Yousuf Karsh en 1954.

Le Bangladesh et l’Appel de Malraux

En septembre 1971, Bernard-Henri Lévy écoute l’appel du « plus légendaire des écrivains du siècle », comme il l’écrivait en 1995. Jeune agrégé de philosophie, ancien élève de Normal Sup, il n’attendit pas l’incertain départ de Malraux et se mit dès octobre au service du Bangladesh encore en guerre. Puis, au lendemain de la victoire de l’armée indienne sur le Pakistan, il apporta ses services au premier gouvernement d’un pays exsangue. Dans Pièces d’identité, il a cette parole qui va loin : « Si j’avais dû choisir, me désigner une parentèle rêvée, c’est sans le moindre doute de ce côté-là, celui de Malraux, que je l’aurais trouvée, et non du côté de Sartre[1] ».

Il ajoute, dans la même page, que sur le plan du « militant des droits de l’homme que j’essaie d’être […], il est évident qu’il prenait ses leçons et prescriptions davantage chez Camus que, de nouveau, chez Sartre[2]. »

C’est ainsi tout naturellement qu’en 2013, Olivier Kaeppelin, directeur de la Fondation Maeght donna carte blanche à Bernard-Henri Lévy, exactement 40 ans après qu’Aimé Maehgt et Jean-Louis Prat aient consacré à Malraux cette première tentative d’incarner une partie emblématique du Musée imaginaire. On peut aimer que l’auteur des Aventures de la liberté ait écrit : « Je fais partie des écrivains de cette époque sur qui le poids, l’influence, l’exemple de Malraux ont pesé le plus lourd et de la manière la plus décisive[3] ». Il est indéniable qu’il y existe un lien fort entre BHL et Malraux.

Le Centre André Malraux

Quand il s’agit de créer, au lendemain de la guerre de Bosnie, un centre culturel français à Sarajevo (quelle idée saugrenue et chevaleresque !), à qui pense Francis Bueb, ancien directeur de la communication de la FNAC, sinon à Malraux ? Il compte pour cela avec l’appui de Bernard-Henri Lévy ainsi que de Florence Malraux, la fille de la première union de l’écrivain avec Clara, d’Edgar Morin, de Jorge Semprún et de Jean Hatzfeld…

Cette action de Francis Bueb, Bernard la salue et l’admire, tout en écrivant qu’il n’est pas sûr que Malraux aurait, de prime abord, choisi de défendre Sarajevo. Malraux qui, vingt ans plus tôt, avait offert le manuscrit de La Tête d’obsidienne à la bibliothèque nationale de Belgrade en souvenir de la lutte des Serbes contre le nazisme. Et BHL d’écrire :

Mais nous ne sommes sûrs de rien. Baptiser un Centre Culturel en Afghanistan du nom de Joseph Kessel, cela irait de soi – baptiser « André Malraux » le même centre en Bosnie-Herzégovine, cela relève du pari. Et je trouve que dans ce pari, dans cette façon de se faire souffleur d’un mort immense, dans cette volonté de doter un écrivain vénéré d’une jeunesse ultime et posthume, il y a quelque chose de fou et de très beau[4].

Malraux, lévinassien ?

Bernard-Henri Lévy est, avec Sartre, l’un des rares à avoir reconnu une certaine dimension philosophique à l’œuvre de Malraux. Sartre, l’un des tout premiers à prendre cette dimension en compte, citait L’Espoir dans L’Être et le néant.  Il a été suivi par Blanchot. Deleuze, quant à lui, a parlé d’un « beau concept philosophique » à propos de l’affirmation de Malraux, « L’art est la seule chose qui résiste à la mort ». Enfin, Jean-François Lyotard, qui se fit une seule fois biographe pour Malraux, lui a consacré deux ouvrages, Signé Malraux et La chambre sourde: l’antiesthétique de Malraux.

Mais il y a quelque chose de plus chez Bernard-Henri Lévy – que je partage avec lui[5] –, c’est qu’il perçoit dans le discours de Malraux un accent lévinassien, alors que Malraux et Levinas ne se sont pas lus et s’ignorent. On a pu parler du « dernier Sartre » qui aurait été lévinassien. Rien de tel chez Malraux, sauf que, dès La Condition humaine, le sacrifice d’un homme pour un autre habite l’écrivain et ne cessera de l’habiter avec la Résistance et les camps de concentration nazis. Dans son dernier roman inachevé, Les noyers de l’Altenburg (1943), il fait dire à son héros Vincent Berger : « l’homme commence à l’autre ».

« Ce juif de Malraux ! »

Bernard-Henri Lévy contribua au dictionnaire Malraux[6] dans l’article de fond sur le Bangladesh. Il intervint également lors du colloque à l’Université Hébraïque de Jérusalem sur « Malraux et ses harmoniques juives » en 2010. Lévy donna alors pour titre à sa conférence « Ce juif de Malraux ! ». Il fallait le faire et lui seul pouvait le faire avec cette largesse de vue et son côté chevaleresque.

Le concept de métamorphose

C’est avec un concept, celui de métamorphose, que je terminerai, car Bernard-Henri Lévy écrit l’avoir découvert tardivement mais avec force. S’il faut parler de concept ou de théorie chez Malraux, la métamorphose fut bien l’un des trois ou quatre concepts capitaux de sa pensée, présents jusqu’au bout de son œuvre – avec ceux de fraternité, de musée imaginaire, ou celui qu’il attribuait au Non dans l’histoire. Lévy écrit : « Cette théorie de la métamorphose dont je me demanderai, à mesure que je la découvrirai, comment j’avais pu, si longtemps, m’en passer pour penser. Car que signifie, au fond, l’idée de métamorphose[7] ? »

Ce concept de métamorphose est sans doute venu à Malraux à travers la notion hindouiste de maya, l’impermanence des choses et des êtres. L’impermanence est de fait devenue pour l’auteur de La Métamorphose des dieux l’un des concepts capitaux de son œuvre, indissociable de celui de métamorphose.

Jorge Semprún fut l’un des très rares écrivains à avoir pu prolonger la pensée autant que les silences de Malraux, notamment quant à la question abyssale de la Shoah[8], il est indéniable que Bernard-Henri Lévy, lui, fut l’un des très rares à s’être réclamé avec autant de constance de Malraux dans sa vie, dans son œuvre comme dans ses grandes Aventures de la liberté. 

Avec Régis Debray et Jorge Semprún, Bernard-Henri Lévy, l’écrivain engagé, le Bangladais d’honneur, le juif dans toute sa noblesse et son universalité, est l’une des grandes voix à rappeler constamment combien Malraux demeure un « contemporain capital ».

Note de bas de page (n° 1)

 Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XI: Pièces d’identité, Paris, Grasset, 2010, p. 554.


  1.  Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XI: Pièces d’identité, Paris, Grasset, 2010, p. 554.

  2. Note de bas de page (n° 2)

     Idem.

  3.  Idem.

  4. Note de bas de page (n° 3)

     Bernard-Henri Lévy, Questions de principe IX : Récidives, Paris, Grasset, 2010, p. 30-31.

  5.  Bernard-Henri Lévy, Questions de principe IX : Récidives, Paris, Grasset, 2010, p. 30-31.

  6. Note de bas de page (n° 4)

     Bernard-Henri Lévy, Questions de principe X: Ici et ailleurs, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2007, p. 228.

  7.  Bernard-Henri Lévy, Questions de principe X: Ici et ailleurs, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2007, p. 228.

  8. Note de bas de page (n° 5)

     Michaël de Saint-Cheron, Entretiens avec Emmanuel Levinas 1983-1994, Paris, Le Livre de Poche, coll. « biblio essais, 2010.

  9.  Michaël de Saint-Cheron, Entretiens avec Emmanuel Levinas 1983-1994, Paris, Le Livre de Poche, coll. « biblio essais, 2010.

  10. Note de bas de page (n° 6)

     Dictionnaire Malraux, co-dirigé par Janine Mossuz-Lavau et Charles-Louis Foulon et moi-même, CNRS éditions, 2011.

  11.  Dictionnaire Malraux, co-dirigé par Janine Mossuz-Lavau et Charles-Louis Foulon et moi-même, CNRS éditions, 2011.

  12. Note de bas de page (n° 7)

     Bernard-Henri Lévy, Questions de principe IX: Récidivesop. cit., p. 20.

  13.  Bernard-Henri Lévy, Questions de principe IX: Récidivesop. cit., p. 20.

  14. Note de bas de page (n° 8)

     Cf. article « Jorge Semprún » in Dictionnaire Malraux.

  15.  Cf. article « Jorge Semprún » in Dictionnaire Malraux.


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