Anna Politkovskaïa et Bernard-Henri Lévy
C’est le 12 octobre 2006, c’est-à-dire cinq jours à peine après le meurtre d’Anna Politkovskaïa, que paraît, dans Le Point, le premier article de Bernard-Henri Lévy sur ce qu’il désigne à chaud comme « une tragédie et un signe ». Une tragédie, parce qu’Anna Politkovskaïa, l’une des rares journalistes indépendantes de son pays, « ce témoin des guerres tchétchènes, ce témoin vivant d’un esprit de dissidence redevenu, comme dans les années Brejnev, le cauchemar du régime », « manquera cruellement à la Russie et au monde ». Un signe, parce que cette mort suspecte s’ajoute à une liste déjà longue d’autres morts suspectes de journalistes, ce qui prouve assez que la Russie ne s’est pas, ainsi qu’elle le prétend, « rouverte à la démocratie, aux droits de l’homme, à l’information, à la presse libre ». L’année suivante, à la date anniversaire de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, le philosophe accuse cette fois Vladimir Poutine de ne rien faire pour « démasquer » le, ou les, assassins. Il réitère son apostrophe au maître de la Russie dans sa contribution à l’ouvrage collectif Hommage à Anna Politkovskaïa, paru chez Buchet-Chastel, l’éditeur français des textes les plus marquants de la journaliste. Malgré les multiples réactions, officielles ou non, qui se sont manifestées à travers le monde, malgré les livres et les films, documentaires ou non, qui ont été consacrés à Anna Politkovskaïa, la lumière n’a toujours pas été faite sur l’odieux attentat, et l’on ne sait toujours pas qui en furent le – ou les – bras armés. Quant au commanditaire, s’agit-il d’une personnalité officielle dont Anna Politkovskaïa aurait dénoncé les agissements barbares ? Mais ils sont nombreux ceux-là, depuis celui qui est à la tête même de l’Etat jusqu’à ceux qui, plus bas, ont pu céder à la corruption généralisée, ceux qui ont infligé, dans l’armée russe, des sévices aux jeunes conscrits ou ceux, encore, qu’on appelait les Kadyrovtsi, ces miliciens aux ordres de Ramzan Kadyrov, le Premier ministre tchétchène !
Bernard-Henri Lévy à propos d’Anna Politkovskaïa
« Un an déjà… Un an qu’Anna Politkovskaïa […] a été assassinée. Un an que Vladimir Poutine, non content de ne pas bouger, non content de se moquer du monde en feignant de diligenter une enquête que tout indique qu’il l’a enterrée, non content, en un mot, de ressusciter les vieilles méthodes kagébistes dont il fut, dans sa jeunesse, un bon expert, a le culot , la goujaterie, l’incroyable cruauté de répéter, chaque fois qu’on l’interroge : “le meurtre d’Anna Politkovskaïa me nuit davantage que ses articles” – manière de dire aux Occidentaux qu’il font grand cas d’une femme qui n’avait, en réalité, aucune influence chez elle. »
Bloc-notes, Le Point, 11 octobre 2007.
« L’urgence, maintenant, c’est de ne pas oublier.
Car c’est là-dessus qu’ils comptent, n’est-ce pas ?
C’est là-dessus, sur notre capacité à oublier, à effacer, à passer l’éponge, c’est sur notre terrible propension à tourner la page et passer à autre chose, que comptaient, et comptent encore, les assassins d’Anna Politkovskaïa.
Eh bien justement.
Je ne sais pas qui ils sont, ces assassins.
Je ne connais pas – personne, en fait, ne connaît – le degré d’implication des autorités russes, et de Monsieur Poutine, en particulier, dans ce meurtre, en plein Moscou – c’est-à-dire dans une ville où rien, ou presque rien, ne se fait à l’insu de l’ex-KGB et de ses hommes –, d’une personnalité aussi connue, emblématique et surveillée.
Mais je sais que la dernière arme qui nous reste, c’est de faire mentir, qui qu’ils soient, les assassins.
Mais je sais que le dernier petit, tout petit hommage, que nous puissions encore rendre à cette grande dame de la presse russe et internationale, c’est de refuser de passer à autre chose comme tout, et tout le monde, nous y invite.
Et je sais enfin qu’à l’endroit de cette femme d’honneur et d’exception, à l’endroit de cette apôtre de la vérité qui est tombée en cherchant cette vérité, à l’endroit de cette militante des droits de l’homme qui a vécu et qui est morte, debout, pour que la cause du droit ne soit pas impunément foulée aux pieds et qu’un évènement aussi colossal que la destruction de la ville de Grozny ne soit pas passée aux pertes et profits du siècle qui commence, à l’endroit, donc, de cette héroïne et, à la lettre, de cette martyre, il nous reste un devoir qui s’appelle le devoir de mémoire. »
Contribution à Hommage à Anna Politkovskaïa, Buchet-Chastel, 2007.
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