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Benny Lévy

Par Gilles Hertzog

Benny Lévy a été, en 1968, le temps de quelques cours, le professeur de Bernard-Henri Lévy. Les deux hommes se sont perdus de vue pendant près de trente ans avant de se retrouver autour d’un livre : Le Siècle de Sartre de BHL, dans lequel il revient sur les conversations à propos du judaïsme qu’eurent l’auteur des Réflexions sur la question juive et son secrétaire de l’époque, Benny Lévy. Dès lors BHL et Benny Lévy entretiendront des rapports d’amitié profonde, liés par leurs lectures de Levinas, par l’Institut d’études lévinassiennes qu’ils fondent ensemble à Jérusalem, tout en entretenant des querelles philosophiques fraternelles.

À Jérusalem en 2002, Benny Lévy étudie le Talmud dans sa bibliothèque. ©Archives/Fondation Benny Lévy

Benny Lévy, lecteur du Siècle de Sartre

Alain Finkielkraut, Benny Lévy et BHL fondent en 2000 l’Institut d’Études Levinassiennes, à Jérusalem.

Mais s’agissait-il entre BHL et Benny Lévy tout à fait du même Levinas ? Cette question fut l’enjeu de trois années de compagnonnage et d’étude, jusqu’à la mort de Benny Lévy en 2003. Benny Lévy, alors Pierre Victor, et Bernard-Henri Lévy s’étaient brièvement croisés à l’École Normale Supérieure au début des années 70, sous les auspices d’Althusser, le premier donnant quelques cours particuliers au second, tout jeune étudiant à l’époque. Puis, plus rien, jusqu’au Siècle de Sartre, trente ans plus tard, où BHL lavait Benny Lévy, dernier secrétaire de l’auteur de L’Être et le Néant, de l’accusation lancée par la tribu sartrienne de détournement philosophique du vieillard au profit de la métaphysique juive. Benny Lévy en fut gré à BHL :

C’est le premier livre, grand livre, qui rétablisse la vérité sur mes entretiens avec Sartre dans ses dernières années. Jusqu’à maintenant l’opinion française, mais aussi à l’étranger, tenait pour version officielle celle de madame Simone de Beauvoir dans La Cérémonie des adieux, à savoir que j’étais une espèce d’agité rabbinique qui avait influencé, pour ne pas dire manipulé, un vieillard. Les quarante dernières pages du livre de Bernard-Henri Lévy remettaient les choses sur leurs vraies bases. Pour cela j’ai une immense reconnaissance. Par ailleurs j’ai trouvé le livre, sur les articulations essentielles, fort et disant les choses qui devaient être entendues par le grand public[1].

Ils se revirent, ne se quittèrent plus. Benny, ex-chef charismatique, depuis son QG de l’École Normale de la rue d’Ulm, de la Gauche prolétarienne, les Maos français, avait, à la mort de Sartre, rejoint une yeshiva (centre d’étude de la Torah et du Talmud) à Strasbourg, puis était « monté » en Israël. Son ascendant intellectuel était resté intact, doublé désormais d’un formidable engagement pour « le retour à l’Un » et à la parole du Sinaï. Trois ans durant, allait se nouer une étonnante proximité entre un juif de la diaspora, athée, immergé dans le siècle et la gentilité, et ce juif prophétique, fiévreux, que « seule apaisait la pierre de Jérusalem », gardien de la Torah. Leur vrai lien, un lien intellectuel, serait l’œuvre de Levinas. Un lien ô combien polémique…

BHL et Benny Lévy liés par Levinas

L’œuvre de Levinas va être le lieu et l’enjeu du débat. D’autant qu’entre son versant religieux et son versant philosophique, le partage est difficile, la frontière ténue, la contamination réciproque. Ainsi cette proposition de base de Levinas que « la philosophie est la destruction de la transcendance ». Ou encore : « Cette authentique relation à autrui, je l’appelle religion » (même s’il précise que l’éthique ne présuppose pas la croyance). Et encore : « Dieu, comme Dieu de l’altérité et de la transcendance ». Benny Lévy enchérira : la philosophie, que depuis toujours précède le nom imprononçable de Dieu, bien qu’elle ait tenté « d’inclure ce Nom dans sa geste » et fait de Dieu « le sommet des étants », est, en réalité, « l’oubli de ce nom », « destruction de la transcendance, a-dieu ». Levinas, en maints endroits de son œuvre, désigne la religion comme ce vers quoi le discours philosophique doit tendre à s’effacer. Mais, à l’inverse, quand Jean-François Lyotard lui dira un jour qu’il le considère comme un penseur juif, celui-ci proteste. Pas un « philosophe juif », insistera à son tour BHL, mais « un juif qui fait de la philosophie ». Et si Levinas inscrit le Tout-autre et le prophétisme dans le discours philosophique, il dénonce toute substantialisation de ce Tout-autre, interdit sa nomination. Dieu n’est qu’un mot, une trace, une absence, une idée : l’idée de Dieu. Bref, c’est un absolu sans incarnation, une ex-tanse, enchérira, de son côté, BHL. Et si l’Infini déborde le logos philosophique, nulle confession, nul dogme ne peuvent revendiquer l’expérience de l’infini, en faire une vérité de l’être, sauf à la travestir.

C’est de cette ambivalence, de cette non-distinction tranchée entre philosophie pure et sphère du religieux que vont débattre Benny Lévy et BHL. Et leur accord de fond sur l’incontournable facticité juive, sur Israël comme retour et comme nouvelle aube du judaïsme, sur l’Histoire comme tourment millénaire du peuple juif et sur la sortie (par Israël et le retour à Israël) de cette Histoire aux penchants criminels, leur lecture parallèle des grands penseurs du judaïsme que furent le Maharal de Prague, le Gaon de Vilna, Haïm de Volozine et Franz Rosenzweig, bref, cette communauté de pensée, prendra, à propos de Levinas, avec les années, la forme d’un discord fraternel. Débordement critique de Levinas et exhortation juive chez Benny Lévy à l’endroit de BHL. Évitement sémantique et pas de côté levinassien chez BHL. Benny Lévy s’efforcera de faire basculer la pensée de Levinas du côté de la religion et du judaïsme. BHL maintiendra Levinas et l’éthique levinasienne, par-delà le judaïsme, dans le champ de la philosophie occidentale. Pour BHL, aussi coupable et meurtrier qu’ait été l’Occident, le judaïsme constitue ce dialogue interminable et polémique entre l’identité juive et la philosophie abstraite. Le judaïsme est un pont entre le monde juif et la pluralité des mondes. Le monde n’est pas un. Pour BHL, Israël n’est pas un Tout, mais d’abord un Reste, un recours pour l’humanité, quand elle se perd et s’oublie.

La question de l’universel

Premier point d’achoppement entre les deux Lévy : la question (« la querelle ») de l’universel. BHL reprend Levinas à la lettre. La sensibilité messianique suppose que « c’est pour l’humanité entière que le judaïsme est venu. » Jérusalem, précise BHL, « est un nom universel. C’est un des noms de l’Universel. C’est une métaphore de l’Universel car c’est une métaphore de l’humain. » Levinas avait ouvert la voie dans Du sacré au saint – « Tous les hommes sont d’Israël » – et avait décrit, dans À l’heure des Nations, un Israël « en alliance avec tout l’univers des nations ». BHL lecteur des Lectures talmudiques chante un judaïsme universaliste, qui « ne se résout pas à en laisser le monopole au christianisme ». Reprenant Rosenzweig, il attribue au peuple juif, pour prix de l’élection, le rôle « d’ouvrir pour tous les peuples les portes invisibles et sacrées qu’illumine l’étoile de la rédemption ». En regard de ce judaïsme universaliste, ou plutôt de cet universalisme juif, Benny Lévy, lui, parle du juif « converti à l’universel », à l’Occident, au « Parti unique de l’universel », un universel « déchu » comme d’un juif du Siècle, déjudaïsé. « On peut être universel à soi seul », pose-t-il. Israël, s’interroge Benny Lévy, est-il une métaphore, une allégorie de l’Humanité, ou le destin des juifs seuls ? Pas plus les juifs ne sont apparus dans l’Histoire pour répondre à l’antisémitisme, pas plus le judaïsme « ce mot que je n’aime pas du tout » n’a à répondre à une question qui n’est pas une question juive, à se poser en écho d’un universalisme qu’il précède et qu’il excède. Un judaïsme en in-tension : « On ne peut donner aucun contenu à cette extension de la connaissance d’Israël à l’humanité. Cela ne veut pas dire que l’on n’est pas universel, cela veut dire que notre universalité est repliée sur les quatre coudées où se trouve Israël. […] Si Israël revient à sa vocation initiale, si Israël retourne, il retourne à l’universel. Évidemment, ce n’est pas celui que décrit l’Occident », écrit-il dans La Confusion des Temps. Bref, contre l’universel (occidental) en extension, Benny met en avant un « universel (juif) qui est tout en intensité, tout en retrait ». Et qui n’est pas un produit d’exportation (non, tous les hommes ne sont pas d’Israël). En un mot, Israël à lui seul est le vrai universel. Tout ce qui n’est pas retour à Israël est hors de cet « universel singulier », de cet universel pour soi et à soi seul.

La question de Dieu

Second point de tension entre les deux Lévy : la question de Dieu. Pour l’athée BHL, Dieu est une trace, une fiction, « une faille », un « Dieu qui ne peut que manquer ». Il cite de Levinas le fameux : « L’absence de Dieu est meilleure que sa présence. » II ajoute que « Dieu doit être non pas pensé mais réalisé ». Et la religion juive est d’abord désensorcellement, antinature, antisacré. Le Talmud, à cet égard, l’étude, insiste-il dans tous ses textes, est plus saint que la Torah. (Levinas, le premier, mettait le Talmud avant la Torah). Pour Benny Lévy, balayant la possibilité même de l’athéisme, « être juif, c’est l’impossibilité d’échapper à Dieu ». Plus encore, « juif laïque veut dire juif chrétien ». « II y a au fond de l’être-juif, martèle-t-il, le commandement de connaître l’Unique. » Être juif, athée et laïque, est-ce encore être tout à fait juif ? Tout juif, dans sa facticité même, dans son être-juif, est voué, martèle-t-il, à retourner sans cesse au Sinaï. « Être juif, voilà tout, voilà le Tout », s’exclame Benny Lévy. Cette conception essentialiste du judaïsme s’oppose point par point à la conception existentialiste béhachélienne et, en amont, à Levinas. Être Juif, l’ouvrage posthume de Benny Lévy, est une empoignade avec Levinas, pour arracher le judaïsme à la spiritualité « judéo-chrétienne ». Levinas à qui il reproche de faire de l’être-juif une situation simplement humaine, au sens d’une humanité en général. En outre, Levinas a tort dans sa question du Mal, en ne trouvant que dans la question d’autrui la possibilité d’une percée du Bien. Comme si le Bien n’était pas antérieur au Mal, ne relevait que des hommes et pas, en amont, de Dieu seul ! Comme si le Mal, donc, pouvait lui-même être absolu ! Aussi absolu que Dieu. Et comme s’il pouvait donc y avoir là silence de Dieu ! Le Mal absolu, le silence de Dieu : un truc de chrétiens ! Attentatoire à la toute-puissance du Tout-puissant. Une hérésie ! C’est en ayant cela à l’esprit, plus le rejet de l’Occident – « Le fond de la civilisation occidentale, c’est le vol, et la démocratie a tout simplement volé le Sinaï » –, qu’il faut entendre le portrait que Benny Lévy dressa de BHL à l’Université hébraïque de Jérusalem, le 18 mai 2003, quelques mois avant sa disparition :

Je suis appelé à rendre présent ce qui, à force de sauter aux yeux, se dissimule quelque peu. La première chose, c’est que Bernard est juif. J’entends : vraiment juif. Père juif, d’où son nom juif ; mère juive. […] Mon propos est exactement cela, de rendre présent ce qui se dissimule[2]. Pourquoi cela se dissimule ? Le fond est le suivant : Bernard est un juif moderne. En vérité, c’est un seigneur dans la société moderne. […] Les ministres le craignent, les intellectuels le jalousent. Ce sont là toutes les caractéristiques de la seigneurie. Donc il est difficile que l’être-juif se révèle pleinement. Or, ma thèse qui est le fond secret, lumineux de mon amitié avec Bernard, est que l’être-juif doit se révéler. L’être-juif du juif moderne va sortir de la dissimulation, du marranisme qui est son tuf[3].

Puis Benny Lévy, après avoir parlé du livre de BHL sur Daniel Pearl et sanctifié le nom de ce journaliste juif américain égorgé au Pakistan par des « fous de Dieu », après avoir loué La Barbarie à visage humain à propos de la Shoah – « Hitler, vainqueur de ses vainqueurs » – et de l’obscurité des Lumières – « Il faut être désormais antiprogressiste » –, en vient au Testament de Dieu et lit l’éloge qu’en fit Levinas dans L’au-delà du verset : « Je rejoins le livre courageux et sombre de Bernard-Henri Lévy. Sombre comme le premier alinéa de notre texte, livre qui dit tant de choses admirables sur la Loi, sur la dure Loi qui ne nous apporte pas d’emblée comme le promettent certains jeunes hommes trop facilement optimistes les joies des aubes naissantes. Loi dure, notre part à nous, peuple de la Loi juste, notre part la meilleure. » Benny poursuit :

Ce qui circule dans toutes les œuvres de Bernard, c’est le Diable. Il est le personnage central de tous ses textes. Il l’appelle le Mal absolu, ou encore, parfois, le Mal radical. Comme l’a souligné Levinas, Bernard a pointé dans Le Testament de Dieu la dure loi monothéiste. Et d’un autre côté, il est hanté par ce souci ouvertement caractérisé de dualiste du Mal absolu. Cela est une contradiction. Le monothéisme ne pense pas que le mal soit absolu. Voilà ce qui est au plus profond, dans les difficultés de penser et sans ces difficultés de penser, on ne pense pas, qui sont actuellement au cœur de l’œuvre de Bernard. Ce que je vais dire n’est pas un conseil, c’est une prière. Qu’il s’arrête longuement, qu’il s’empare de cette contradiction entre le monothéisme, la dure loi du monothéisme et la présentation du mal comme absolu. Alors se révélera au fond de l’être-juif le commandement de connaître l’Unique[4].

Tout est dit. Benny Lévy est en guerre métaphysique avec l’Occident, avec la philosophie (occidentale), avec l’Universel (occidental), avec les Lumières. Et BHL est prié, en toutes lettres, de connaître l’Unique. Connaissance qu’il possède déjà, ô combien. Alors, que veut dire là « connaître » ? Quel pas de plus est-il requis ? De quelle connaissance supplémentaire s’agit-il ? Tout est là. Au retour de cette soirée à l’Université hébraïque de Jérusalem, j’avais, excipant de mon état de noachide ignorant tout ou presque de la Loi, interrogé Benny Lévy. Une question « bête ». Croyait-il « vraiment » en Dieu ? Dieu existe-il « vraiment » ? La réponse fut immédiate : « Il existe vraiment. Et j’y crois absolument. »

La question du Mal

Benny Lévy meurt soudain d’un arrêt cardiaque en octobre 2003. Sa mort affecte profondément BHL. Pour autant, leur amitié, leur fascination réciproque auraient-elles tenu ? Qu’eût-il advenu de leur interlocution ? Les choses se seraient-elles tendues ? Sans manquer de rendre hommage au disparu et de dire sa dette à son égard, BHL confiera, deux ans après la mort de Benny Lévy, dans un entretien avec Isy Morgenstern : « Je me souviens de notre vraie dernière, toute dernière, conversation. C’était une conversation fraternelle, comme toujours. […] Mais, en même temps, je sentais bien que la différence des points de vue se marquait de plus en plus nettement. » De même, il avait écrit lors de la parution de L’Être Juif: « Je ne peux pas ne pas me reconnaître, parfois, dans ce “juif du siècle”, dont il brosse un portrait sévère. Je ne peux pas ignorer que chaque page ou presque de ce texte de feu plaide pour un “être-juif” qui est infiniment loin du mien. » BHL revit, cinq ans après la mort de Benny Lévy, la vidéo de l’hommage que lui avait rendu Benny Lévy à l’Université hébraïque de Jérusalem, conclu par la fameuse prière finale. Il répondit longuement à son ami défunt dans une intervention intitulée « Contre le Mal, s’il est absolu, que faire ? » D’abord, il y a le Livre de Job, « l’homme le plus pur et le plus intègre d’Israël ». Une pure souffrance, souffrance totalement « gratuite ». Un pur scandale. Le mal, la punition, est sans cause. Quant au silence de Dieu, ne s’est-il pas, sa transcendance installée, retiré du monde pour laisser aux hommes le soin et la liberté de lui donner forme, à tout le moins d’ordonner le chaos et d’empêcher le monde de se décréer, « laissant les hommes se débrouiller avec ce mal quasi originaire », « un mal des origines, qui suit immédiatement, de très près, l’origine, et ne dépend par conséquent d’aucun manquement humain » ? Tel est bien, ajoute Bernard-Henri Lévy, ce tohu et ce bohu, ce premier état désolé du monde que décrivait Levinas dans De l’existence à l’existant. Et puis, encore, il y a le meurtre d’Abel par Caïn, troisième figure du Mal, « un Mal détaché de toutes circonstances particulières, de toutes circonstances concrètes et donc, lui aussi, absolu, détaché donc absolu… » Il termine, en modérant : « Mettons que Dieu ait créé le monde et que, ensuite, le Mal s’y soit introduit. Mettons qu’il y ait une bonté originelle de la Création (principe dont Levinas n’a jamais démordu) et que, ensuite, il y eut chute. L’homme est peut-être voué au Bien, mais il est sûrement enclin au Mal. […] Ce qui est sûr, aux yeux de Levinas, c’est qu’il est, ce Mal, l’archive même du monde et de l’humain. » Conclusion : le Mal absolu existe, « irréductible à toute logique comme à toute rationalité » ; il n’y a pas de souffrance utile (visant à la rédemption) ou méritée (la Shoah), double « obscénité ». Pas de théodicée. La preuve par Auschwitz. Alors, que faire ? BHL écarte ces faux remèdes qui nient le mal, prétendent le soigner puis l’éradiquer en fondant une humanité nouvelle et pure : le communisme, l’islamisme, sans parler du nazisme. Pas de médicalisme politique. Échapper à la volonté de guérir, à « la quête paranoïaque du mauvais virus », que seraient l’ennemi de classe, l’infidèle, le Juif. Ce qui résiste à la folie des guérisseurs, c’est la rémanence d’un incurable. La négation du Mal absolu, la volonté folle d’effacer l’ineffaçable, est pire encore que le Mal, elle est un archi-Mal. Alors, donc, que faire ? Contre les guérisseurs de l’humanité, pas de compromis, d’accommodement. La guerre, seule réponse au fascisme. Contre le Mal lui-même, contre cette part de négativité constitutive de notre être-au-monde, là, en revanche, des compromis, « des demi-mesures », dit BHL. D’abord, la connaissance ; oui, les lumières. La vigilance, ensuite, la non-insomnie : l’éveil levinassien à autrui, le souci de l’autre. D’où, oui encore, la politique, « cet art dont le but n’est pas de rendre les hommes ni plus héroïques ni plus angéliques mais juste un peu moins méchants ». D’où, surtout, le messianisme ; mais « un messianisme du présent, un messianisme de l’homme quelconque ». Ne pas refaire le monde. Le réparer. On est loin des aubes nouvelles, très loin aussi de Benny Lévy et des contradictions qu’il invoquait entre le monothéisme et la Loi pour forclore cette butée qu’est le Mal absolu en regard de l’Unique.

« La Littérature et l’Étude »

Et puis, non moins signifiant du discord qui fit lien entre ces deux hommes si dissemblables et si proches : la question de la littérature et de l’étude, sur laquelle BHL revient cinq ans après la mort de Benny Lévy, en un dialogue posthume intitulé, précisément, « La Littérature et l’Étude ».

« Le juif n’a pas été créé pour faire de la littérature mais pour étudier. » C’est une phrase de Benny Lévy. Traduction de BHL : « Vous n’êtes pas venus au monde pour faire les singes savants chez les Guermantes, mais pour étudier. » Ou encore : non au juif de savoir, oui au juif de l’étude. Non à Proust, à Marx, à Freud et à Einstein. Non aux Lumières. Pas la peine de s’embêter avec la littérature « quand on sait que l’on vit dans un monde dont les poutres sont les lettres, et que l’on a la chance de disposer du chiffre de ces lettres », c’est-à-dire la Torah et le Talmud. Ou encore : « Il y a des foules de gens capables de lire Flaubert, encore plus pour découvrir l’amour, ou la mort, ou la joie. Mais lire Rachi, recevoir le choc de la Voix, se tenir au lieu vide de la parole donnée, percer le mystère des deux pactes, bref vivre le Talmud, cela est donné à peu, à très peu. » BHL écrit ceci : « Cette phrase m’embarrasse et, parfois, me terrifie. » Détour par Sartre. Le Sartre des Mots, que la doxa prend pour un hommage à la littérature, « une déclaration d’amour aux mots », était exactement le contraire, analyse BHL : c’était, en vérité, un adieu aux mots, à la littérature, cette névrose. D’où le refus du prix Nobel de littérature :

Sartre était un intellectuel admirable. Mais c’était aussi, osons le mot, cette manière de « terroriste » qui a toujours pensé qu’il y a dans le fait de se vouer au culte de la littérature quelque chose de l’idéal sacerdotal et de la haine de la vie vilipendés par Nietzsche. […] Dans la position de Benny, dans cette sentence « Les Juifs ne sont pas venus, etc. », je ne peux pas ne pas entendre l’écho de ce geste sartrien qui est, pour moi, le pire geste du sartrisme, je ne peux pas ne pas y retrouver un peu de la voix du vrai Sartre terroriste, bien plus terroriste que celui qui, dans un moment d’égarement, fera l’éloge de la Bande à Baader.

Dans la réduction de la lecture et de l’étude aux Textes consacrés, BHL dit déceler une forme d’idolâtrie. Idolâtrie du Livre. « Qu’est-ce que l’idolâtrie ? La fermeture du texte. Sa clôture. » À l’appui de ce dépassement de la clôture, et dans un plaidoyer passionné en faveur de l’intranquillité qu’est l’interprétation infinie, « ce vaccin contre la vérité sûre d’elle-même », face à une Lettre dont le sens serait à jamais fixé, BHL convoque Levinas (« les juifs sont nés, pensait-il, pour faire en sorte que la littérature et l’étude se parlent et s’enrichissent »), Maïmonide qui pensait « en grec » et en arabe autant qu’en langue biblique, Moses Mendelssohn, et jusqu’à Proust lui-même et ses Guermantes. Proust dont la recherche « pourrait presque se lire comme une paraphrase du Talmud. » Tant la littérature, comme le Talmud, c’est l’affrontement infini des points de vue, la dispute, la controverse, le discours hypothétique, condition même de la révélation de la vérité. « Oui, la Vérité, et même la vérité révélée, ne se révèle que dans la controverse. » « Séparer l’étude de la littérature, faire comme s’il s’agissait de deux continents étrangers, c’est ne rien comprendre à la première, mais c’est se priver, aussi, du goût, de la saveur, des profondeurs, de la seconde. » Et BHL termine en invoquant (contre Benny Lévy qui fut son secrétaire) la figure de Sartre, le Sartre qui découvre Levinas :

Il dit qu’il s’est toujours senti plus proche d’un juif que de tout autre Français. Et il dit que ce judaïsme selon l’esprit, ce judaïsme fantasmé et vertigineux, a une source très précise : son rapport, justement, aux mots… « Ce qu’il y a de juif en moi », dit-il en substance, c’est sans doute un tas de choses. […] Mais c’est aussi, d’abord, principalement, ce rapport aux mots. C’est le fait qu’entre les mots et les choses, c’est toujours les mots que j’ai préférés, c’est parmi eux que j’ai été le plus à l’aise, c’est à travers eux que je me suis constitué et que je suis devenu sujet.

Mais de cette interlocution mémorable entre BHL et Benny Lévy sous le haut patronage de Levinas, de cette joute franche autant que fraternelle, qui rappelle Gershom Scholem et Walter Benjamin, par-delà ces deux conceptions inconciliées du judaïsme contemporain, il demeure, pour ses deux protagonistes (et pour tous ceux, auditeurs, amis, qui en auront été témoins), un « moment » singulier, à nul autre pareil, dans la marche des idées qui, à pas de colombe, font le monde et lui confèrent son intelligence. Ainsi, en décembre 2005, Bernard-Henri Lévy rend hommage à son ami Benny :

Ce poème de Baudelaire qui s’appelle « Les Phares ». Eh bien, je me dis parfois que Benny c’est un peu ça… Une lumière intermittente… Une lueur interrompue… Il y a des personnages comme ça… Ils apparaissent sur la scène de l’histoire ou la pensée… Ils émettent une lumière forte, extraordinairement vive, incandescente, et qui laisse un souvenir lui-même incandescent, mais qui s’éteint après eux…

Note de bas de page (n° 1)

Benny Lévy, entretien avec Michel Drucker le 11 novembre 2001.


  1. Benny Lévy, entretien avec Michel Drucker le 11 novembre 2001.

  2. Note de bas de page (n° 2)

    À savoir l’être-juif. Note de l’auteur.

  3. À savoir l’être-juif. Note de l’auteur.

  4. Note de bas de page (n° 3)

    Benny Lévy, présentation de Bernard-Henri Lévy à l’Université hébraïque de Jérusalem le 18 mai 2003, à l’occasion d’une rencontre sur le livre Qui a tué Daniel Pearl?

  5. Benny Lévy, présentation de Bernard-Henri Lévy à l’Université hébraïque de Jérusalem le 18 mai 2003, à l’occasion d’une rencontre sur le livre Qui a tué Daniel Pearl?

  6. Note de bas de page (n° 4)

    Idem.

  7. Idem.


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