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Éthiopie (1984)

Par Gilles Hertzog

Au milieu des années 80, la famine ravage l’Éthiopie. BHL, d’abord engagé pour la cause humanitaire, dénonce les effets pervers de cette aide qui, sur le terrain, engendre des dérives politiques et militaires.

Camp en Éthiopie, des femmes et des enfants, au milieu des tentes, souffrent de la famine. Photo en noir et blanc.
Famine en Éthiopie, 1984. Photo : Sebastião Salgado.

L’engagement humanitaire des années 70 contre le totalitarisme

Marx déboulonné par les dissidents soviétiques puis, en France, par les Nouveaux Philosophes, le désir de révolution de la Génération 68 mis à mal par les ravages de la Révolution culturelle chinoise puis mis à mort avec la révélation des charniers khmers rouges au Cambodge, un certain nombre d’activistes des Droits de l’Homme et d’intellectuels, dans la foulée des French Doctors, investissent à la fin des années 1970 l’humanitaire comme lice privilégiée et fer de lance du combat antitotalitaire. Françoise Giroud, Bernard-Henri Lévy, Attali, Marek Halter, le prix Nobel Alfred Kastler, Guy Sorman et quelques autres – dont le signataire de ces lignes – fondent en 1979 l’AICF (Action Internationale Contre la Faim).

Première opération : conjointement avec Médecins Sans Frontières de Claude Malhuret et Rony Brauman, BHL et les siens lancent une marche depuis la Thaïlande sur la frontière du Cambodge, pour protester contre le rejet par les « libérateurs » vietnamiens de toute aide humanitaire au pays-martyr.

Seconde opération : après l’invasion soviétique de l’Afghanistan et la fourniture de postes de radios aux hommes du Commandant Massoud par Lévy et Halter camouflés en moudjahidines, AICF prend en charge un camp de réfugiés afghans dans la région de Peshawar.

Les premières solutions humanitaires pour endiguer la famine

Mais voici qu’arrive 1984 et qu’éclate, suite à une sécheresse terrible aggravée par la collectivisation des terres, une grande famine dans l’Éthiopie de Mengistu. Fort de l’erreur, onze ans plus tôt, de l’empereur Haïlé Sélassié cachant au monde extérieur une famine semblable, erreur qui lui coûta son trône millénaire, le Négus rouge fait appel à l’aide internationale. Les morts se comptent déjà par centaines de milliers, les images sont terribles, l’émotion à travers le monde est considérable.

Bernard-Henri Lévy et moi-même nous rendons alors à Addis Abeba, puis dans le nord du pays, à Makalé, où de gigantesques camps d’affamés sont en voie de constitution, d’où nous gagnons un village perdu à des heures de route au sud d’Asmara, où nulle aide internationale ne parvient et où nous choisissons d’établir le centre de secours et de renutrition de l’AICF, bientôt ouvert et, très vite, fonctionnant à plein régime pour des milliers de paysans au bord du gouffre. En sus de cette aide d’urgence, AICF va forer plusieurs puits.

BHL dénonce les effets pervers l’humanitarisme

Revenant quelques semaines plus tard en Éthiopie en vue d’ouvrir de nouveaux centres dans ces mêmes régions du Tigré et du Wollo, nous repassons par Makalé prendre l’avion pour Addis Abeba. Soudain, sur la piste de terre, plusieurs gros porteurs, des Antonov soviétiques, atterrissent les uns derrière les autres dans un nuage de poussière, se rangent sur un parking de latérite qu’aplanissent des bulldozers, baissent la rampe de leur soute arrière, et nous assistons au spectacle saisissant de centaines d’hommes, des paysans tigréens sans le moindre bagage montant en silence, à la queue leu leu, dans les avions qui, leur plein de cargaison humaine fait, referment leur soute et décollent aussi vite qu’ils étaient arrivés. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’aide internationale sert d’appât pour les populations rebelles descendues, poussées par la faim, des montagnes et des hauts plateaux tigréens vers les camps humanitaires. Des centaines de milliers de malheureux que le pouvoir éthiopien, libéré par l’aide internationale de la charge de les nourrir, cueille manu militari et déporte séance tenante loin de ces zones de dissidence, vers les basses terres insalubres du sud de l’Éthiopie, où 200 000, au bas mot, de ces déportés de la faim mourront de malnutrition, d’épuisement et de maladie. Bref : du bon usage de la famine.

On était en plein tiers-mondisme. Le sanglot de l’homme blanc prenait la relève de feu le colonialisme occidental. Bob Geldof mobilisait les plus grands artistes de la World Music pour des concerts géants en faveur de l’Éthiopie sous l’égide de Band Aid. Les stars d’Hollywood, à l’initiative de Quincy Jones, entonnaient en chœur : « We are the world ». Dans ce concert d’humanitarisme la main sur le cœur et les yeux dans les nuées, quelques voix, bientôt, s’élevèrent pour dénoncer l’usage politico-militaire de la famine par les autorités d’Addis Abeba, secondées par le grand’frère soviétique (expert, ô combien, en matière de famine conçue comme arme de guerre contre « l’ennemi de classe » ! souvenons-nous de la grande famine en Ukraine de 1932-33 organisée contre les koulaks, qui fit plusieurs millions de morts). Avec Brauman et quelques autres, Lévy donne de la voix. MSF est proprement expulsé d’Éthiopie. Bob Geldof répond à Lévy en jouant les belles âmes : la vie avant tout, l’aide avant tout. Kouchner agonit BHL dans la presse, sur le mode : de quoi se mêle cet irresponsable, ni médecin, ni humanitaire ? Et, à AICF même, sa position déchaine les passions. Qu’importent le contexte politique et les manipulations que subissent les ONG, nous, humanitaires, devons secourir coûte que coûte toutes populations en danger, serait-ce au sein des pires scénarios totalitaires. Lévy a beau opposer le syndrome du Pont de la rivière Kwaï (au cours de la Seconde Guerre Mondiale, des Britanniques, prisonniers des Japonais et fiers de leur ouvrage, s’opposent au sabotage du pont ennemi qu’ils ont construit en pleine jungle birmane au prix de souffrances inouïes). On lui répond : Touche pas à mon puits. Et il est, ainsi que moi, écarté d’AICF. Nous sommes, très vite, déclarés persona non grata à Addis Abeba où l’ambassadeur de France nous assène le coup de grâce, nous révélant, la gueule enfarinée, qu’il vient de faciliter le séjour en Éthiopie d’un certain Serge Thion, « un de vos alter ego ». Serge Thion, négationniste pur et dur de la Shoah. Seul Français invité par les Khmers rouges à parcourir le pays sous leur joug, et qui fit leur éloge. Que venait faire en Éthiopie, que nous quittions la rage au cœur, ce renifleur de massacres ?


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