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Francis Fukuyama

Par Liliane Lazar

BHL et l’intellectuel américain Francis Fukuyama, penseur de la « fin de la l’Histoire », ont souvent débattu. Retour sur leurs divergences.

Portrait de Francis Fukuyama.
Francis Fukuyama. ©Die Zeit

Francis Fukuyama et Bernard-Henri Lévy

Dès la parution de La Fin de l’histoire et le dernier homme, Bernard-Henri Lévy s’inscrivit en faux contre la thèse de Francis Fukuyama, selon laquelle la chute du Mur de Berlin aurait marqué la victoire de la démocratie et du libéralisme et aurait, donc, mis un point final aux disputes idéologiques de toutes sortes qui divisaient le monde jusque-là. Bernard-Henri Lévy devait s’exprimer de toutes sortes de manières sur cette thèse ; mais, il est significatif que, sur le champ, il ait écrit une pièce, Le Jugement dernier, pour rallumer sa propre guerre contre les idées de Hegel, de Kojève et contre la lecture qu’en faisait Fukuyama. Dans Le Jugement dernier, un auteur prétend, en effet, faire rejouer par certains des propres acteurs de cette histoire, les tragédies du XXe siècle, et cela dans l’hypothèse qu’au final l’opposition du jeune Tchen aux chars qui avançaient vers lui sur la place Tien An Men scellait, par sa beauté et son héroïsme, une histoire ténébreuse et ouvrait l’avenir à la lumière : « L’idée, dit-il, c’est que le temps des grands discours, des grandes idéologies, le temps des péripéties majeures, peut-être aussi des tragédies, est en train de se clore. » Mais l’assistante et maîtresse d’Anatole, Maud, artiste de cabaret, constate avec lucidité, dans le dernier tableau, à quel point cette idée est fausse. Il n’empêche que Bernard-Henri Lévy trouva, lorsqu’il en prit connaissance, et malgré les réticences qu’on vient d’évoquer, que « c’était l’une des thèses fortes du moment » (il le rappelle lui-même dans American Vertigo). En réalité, Francis Fukuyama et Bernard-Henri Lévy, qui se connaissent depuis 1992, se respectent, s’apprécient et se prêtent de bonne grâce, chaque fois que l’occasion s’en présente, au dialogue le plus libre et le plus franc, par correspondance ou de vive voix. C’est ainsi qu’il leur arrive encore de débattre ensemble de questions qui les préoccupent l’un et l’autre comme, par exemple : fallait-il que les États-Unis fassent la guerre en Irak ? (guerre que, curieusement, à l’inverse des autres néo-conservateurs, Fukuyama a condamnée) ; ou encore : quelle est aujourd’hui la vraie fonction de l’intellectuel ? (Cf. « Lettres à Francis Fukuyama » dans Questions de principe XI : Pièces d’identité, Grasset, 2010, pp. 851-852)

Bernard-Henri Lévy à propos de Francis Fukuyama

« Le temps. Qui dit Fin de l’Histoire dit fin du temps. Qui dit fin de l’Histoire dit fin de cette double propriété qu’avait le temps, du temps qu’il y avait de l’Histoire, c’est-à-dire, en gros, depuis Augustin, d’être adossé à une mémoire et orienté vers le futur. Quand Hegel dit Fin de l’Histoire, quand Kojève reprend et développe la prophétie “cryptée” du chapitre 6 de la Phénoménologie, quand Fukuyama, le troisième apôtre (et, contrairement à ce qui se dit partout, pas forcément le moins pertinent – je n’ai cessé d’écrire, pour ma part, dès le premier jour, et même si je me trouvais en désaccord radical avec lui, que le débat rouvert par l’auteur de The End of History était l’un des débats les plus sérieux, les plus féconds, du moment), quand l’hégélianisme de la troisième génération actualise, donc, le propos en présentant la “démocratie” comme “la forme finale de tout gouvernement humain” et “l’Etat libéral” comme la figure “la plus accomplie” de “l’Etat universel homogène”, ce qui est en jeu, chaque fois, c’est la fin du procès de temporalisation qui dure depuis deux mille ans, qui donne son sens à l’aventure humaine et dont la caractéristique était d’être aimanté à la fois par l’amont et l’aval, par le passé et par l’avenir….

Quant à Fukuyama, son Etat universel et homogène a pour élément le “no future” des modernes, le “no memory” des post-modernes, cet alignement d’instant juxtaposés, hétérogènes, brillant de l’uniforme et morne éclat de l’histoire dévitalisée…

Or c’est à peu près ce que je disais […] quand je parlais de guerre sans mémoire (donc sans passé), sans issue (donc sans futur), figées dans l’instant (donc dans un éternel présent). Et c’est très exactement, surtout, l’expérience du temps dont témoignent, quand on les interroge, les survivants de toutes ces guerres ».

Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire précédé de Les Damnés de la guerre, Grasset, 2001.


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