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Francis Picabia

Par Liliane Lazar

BHL est un grand connaisseur de la peinture de Francis Picabia. Il a consacré des textes à l’artiste lors de son exposition à la Fondation Maeght.

Autoportrait en noir et blanc de Francis Picabia.
« Autoportrait », Francis Picabia (1923).

Bernard-Henri Lévy à propos de Francis Picabia

« Mélibée », 1931. Huile sur toile réalisée par Francis Picabia
« Mélibée » (1931). Huile sur toile 195,5×130 cm, Galerie Beaubourg.

« Mélibée.

Souvent Picabia invente les personnages qu’il prétend tirer de la mythologie. En l’espèce ce n’est pas le cas. Mais on sait si peu de choses sur cette Mélibée, son nom est si peu chargé de mémoire et de légende, que l’on peut y loger à peu près n’importe quoi. La nymphe donc, fille de Niobé, l’insolente qui avait osé se mesurer à Athéna et dont la descendance fut, pour cela, exterminée – sauf elle, Mélibée, rebaptisée Chions (“verdâtre”, comme dans le tableau) tant le spectacle de la tuerie l’avait terrorisée. Mais aussi l’une de ces nombreuses créatures, bien en chair et en grâce, éventuellement espagnoles, qui firent de la vie de ce fêtard aux 127 voitures et 7 yachts une parade amoureuse permanente. Et puis encore, nullement contradictoire avec ce qui précède (ne sommes-nous pas à l’époque de Colette Peignot et autres saintes de l’abîme postnervaliennes – grâce et chair mêlées, foi et péché, pampre bachique et rose mystique ?), une sainte Véronique ressuscitée attendant, à la sixième séquence, le voile encore sur la tête, l’instant du passage d’un Christ qui, lui, n’est pas encore mort. Loin de moi l’idée de refaire à Gai Loustic, alias Funny Guy, ou le Saint masqué, le coup du “nouveau mystique” (Sartre à Bataille) ou du “théologien sauvage” (Bayle à Thomas Anglus). Mais, en même temps… Picabia n’est-il pas l’auteur, dans sa revue 391, à l’intérieur du même numéro 12 qui portait, en couverture, la Joconde à la moustache de son ami Marcel Duchamp, d’une nouvelle version de cette Sainte Vierge, prétendument née immaculée mais qu’il représentait, lui, comme une énorme tache d’encre ? N’a-t-il pas donné, en 1920 toujours, ce Jésus-Christ rastaquouère, illustré par Ribemont-Dessaignes, qui sera l’un des livres de chevet de Serge Gainsbourg ? Et Nietzsche ? Le Gai Savoir de Nietzsche qui était son livre de chevet à lui et dont il recopiait des versets entiers dans ses lettres d’amour à Suzanne Romain ? Que Picabia soit travaillé par la question, cela ne semble pas douteux. Que Dieu, chez lui comme chez Lacan, soit inconscient, cela ressort de cette succession de profanations. Cette belle jeune femme, pudique et délicate, yeux baissés et lèvres mélancoliques, je choisis de la reconnaître comme un autre avatar de cette sainte qui, depuis quelques siècles, porte les couleurs de la peinture. »

Extrait du livre « Les Aventures de la vérité », Editions Fondation Maeght et Grasset, 2013, p. 213.
Gouache sur carton de Francis Picabia intitulée « Les Seins ».
« Les Seins » (1925-1927). Gouache sur carton 99,5×77.

« Les Seins.

Ce tableau a deux dates. Comme souvent chez ce génial faussaire de soi qu’était aussi Picabia, chez ce virtuose du palimpseste qui, plusieurs dizaines d’années avant Rauschenberg effaçant de Kooning ou Ray Johnson s’effaçant lui-même, s’ingéniait à brouiller les pistes en allégeant, surchargeant ou recomposant entièrement ses propres tableaux, ces Seins datent, à la fois, de 1924 (période, en gros, des Monstres, des Transparences et de cette peinture légère, pure gestuelle, qui est la signature de sa jeunesse) et de 1946 (moment où le dandy vieilli, lassé de ses propres provocations, connaît sa première hémorragie cérébrale et commence de s’acheminer vers ce qu’il appellera lui-même “l’ultime dissolution”). L’objet, alors, de cette réécriture ? Personne, en vérité, n’en sait rien. Et cela me permet de rêver à loisir. Peut-être le masque que la belle est en train de se plaquer sur le visage (ou, au contraire, si l’on en croit la position des mains, de retirer). Peut-être, si ce masque est d’époque, l’autre masque, plus troublant, qui lui a été appliqué sur la poitrine (un masque doté, lui aussi, de deux fentes et qui – prenons-y garde – est donc là, à cette place, non pour cacher, mais pour voir). Ou encore, appelés par ces loups, la ronde d’animaux qui rôdent autour d’elle, la cernent, la menacent (mais, étrangement, ne la regardent jamais). Ou bien encore ces soleils dont l’artiste lui aurait, une fois posés les masques, constellé les cuisses, le ventre, la gorge, les épaules, le front (tout le corps, à l’exception de la surface noire qui figure l’entaille du sexe et qui est, elle, soustraite à ce rayonnement). À moins que je ne fasse, avec les experts, complètement fausse route et que le jeune auteur d’Histoire de voir (1922 – six ans avant Histoire de l’œil de Georges Bataille) n’ait pas eu à attendre le soir de son existence pour se jeter à corps perdu dans ces jeux du visible, de l’invisible et des masques qui les orchestrent. Et si Picabia avait, lui aussi, tout vu ? »

Extrait du livre « Les Aventures de la vérité », Editions Fondation Maeght et Grasset, 2013, p. 241.

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