Franz Kafka et Bernard-Henri Lévy
Bernard-Henri Lévy a souvent revendiqué son appartenance à ce qu’il a appelé un « judaïsme solaire », celui d’Albert Cohen (entre autres). Bien que Max Brod ait relevé, chez l’auteur du Procès et du Château, de purs élans vers la beauté des visages et du monde, Bernard-Henri Lévy voit plutôt, chez Kafka, la tragédie de « l’enfermement dans la prison de soi ». Kafka est, pour lui, le noir poète du « monde inhabitable de l’origine ». Kafka, donc, ou le monde d’avant le Verbe, Kafka ou la question du Mal absolu. Mais BHL perçoit également les ambiguïtés de Kafka. Lire – ou relire – son beau texte intitulé « Notes pour un programme philosophique », dans Pièces d’identité, dont sont tirés les courtes citations ci-dessus et où il oppose, par exemple, Freud et Levinas sur cette question du Mal absolu. Pour le premier, « l’homme barbote, dès l’origine, dans le crime et le sang ». Pour le second : il y a d’abord « une bonté originelle de la Création », puis une « chute ». En un mot : « l’homme n’est pas né méchant mais coupable ». Kafka, du côté de Freud ou de Lévinas ?
Bernard-Henri Lévy à propos de Franz Kafka
« Au commencement était le Verbe, Allons donc ! Au commencement étaient l’ordure, la vermine, les culs de basse-fosse de la non-Histoire, les pourrissoirs de dieux et de héros – au vrai commencement, au commencement du commencement, juste avant le Verbe, la Loi, le Désir, la Parole était un marécage où végétaient larves muettes, insectes, reptiles innommables et informes, mollusques hallucinés. C’est ce que dit la Bible. C’est ce que répéteront, après elle, Kafka, Bataille ou le Thomas Mann du Docteur Faustus. »
« Question de principe VI : Mémoire vive », Le Livre de Poche, 2001, p. 334.
« Prague est une ville immense. C’est la ville des passages, des promenades. Or voici qu’un écrivain y passe sa vie, sans presque changer de rue.
Le plus étrange est qu’il n’aime pas cette ville. Non, il n’aime pas ses coupoles, ses temples, ses palais anciens. Il n’aime ni ses tuiles, ni ses arcades, ni ses façades trop baroques. Et il ne passe jamais sans frissonner devant ce désordre de pierres, jetées l’une contre l’autre, d’où l’on s’attend à voir surgir le spectre du Golem. Il a peur de ses spectres. Peur de ses morts et de ses vivants. Il a peur de Prague qui tantôt l’éblouit, tantôt l’épouvante et le terrasse. Et le malaise qui nous étreint devant cette ville si belle mais aux couleurs éteintes où l’on se surprend à songer que l’histoire est passée, s’est accomplie puis s’est figée, je parie qu’il le ressent déjà quand, dans ses lettres à Felice, il ne rêve que de quitter son affreuse prison praguoise. Bien sûr il ne la quitte pas. La ville maudite le tient. « Prague ne nous lâche pas, dit-il. Cette petite mère a des griffes. Il faudrait pouvoir y mettre le feu pour pouvoir en réchapper. » On pense à Freud et Vienne. A Lisbonne et Pessoa. Au Baudelaire de la fin, à Bruxelles. Comment ne pas penser, surtout, à l’intime tragédie de cet homme au visage muré et au regard opaque, tourné vers le dedans, qui n’en finit pas, comme ses héros, de « se cogner la tête aux murs de sa cellule sans portes ni fenêtres » ? […] L’extraordinaire est que, de cette présence immense dont je croyais à chaque pas retrouver les vestiges ou la trace, il ne reste plus même l’ombre. Le moindre des staliniens ou des nationalistes tchèques a son mémorial ou sa statue. Lui, n’a rien. Enfin, presque rien. Une plaque tout au plus. Une toute petite plaque qui est là comme un remords. […] Kafka le juif, Kafka le fou. Kafka qui prétendait – quelle audace ! – sortir du rang des meurtriers. Quand, dans une librairie de la rue Stepenka, l’on s’aventure à demander un livre de Franz Kafka, on vous répond d’un air gêné qu’on ne connaît pas ce monsieur ou que ses livres sont introuvables. »
Commentaire, écrit et dit par Bernard-Henri Lévy, d’un film court réalisé, en avril 1989, par William Karel et intégré dans l’émission littéraire Ex libris.
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