Le Pen déjà dans L’Idéologie française
S’il est un adversaire familier, c’est bien celui-là. BHL a annoncé son avènement, balisé son imaginaire, ses lapsus antisémites, les méandres ubuesques de sa culture. Par lui on a pu mesurer sa dangerosité avant même qu’il ne nuise. BHL ou les trois coups, comme au théâtre, contre Jean-Marie Le Pen.
Bernard-Henri Lévy, en 1981, a écrit L’Idéologie française. Plongée retentissante, scandaleuse même, pour ceux qui allaient former le première noyau de ses contradicteurs, dans la chronique du fascisme tricolore, cette « France noire » dont il a entrepris d’ausculter « le ventre abominablement fertile », les ramifications populistes, xénophobes, racistes, nationalistes, les alliances idéologiques contre nature, de l’Affaire Dreyfus à la rue Lauriston, entre des pensées de droite et des pensées de gauche ; et les songes creux « de force, de Terre et de corps, de Race et de Nation ».
Lorsque le Front National surgit sur la scène politique, au milieu des années 80, Jean-Marie Le Pen, son créateur, est déjà contenu dans L’Idéologie française. Il est de tous les chapitres, et du chapitre à venir. Déduit, en quelque sorte, par le livre. Il n’y a plus qu’à suivre la piste pour tomber juste, à propos du leader du FN et de sa clientèle. Caricature lui-même des héritiers de l’après-guerre, Le Pen a toute la panoplie de l’extrême droite : il achève sa traversée du désert, après avoir été le compagnon de Tixier-Vignancourt et du mouvement poujadiste, un jeune député CNI et un activiste de l’Algérie française. Quant à ses aficionados, c’est à peu près comme si une part d’eux, phantasmes, répulsions, bêtise abyssale, habitait encore les années 30, et qu’ils n’avaient été qu’empêchés, distraits, toutes les décennies suivantes. Alors, Bernard-Henri Lévy se met à écrire sur le Front National. Contre lui. L’Idéologie française, tome II, en feuilleton. Trente ans durant, il ne va plus s’arrêter. Vigilant, radical, métronomique, terriblement critique aussi à l’égard de ses contemporains républicains qu’il juge, sur le sujet, vite oublieux ou si tièdes. Il sera de toutes les manifestations, et des concerts de SOS Racisme. Il prendra la parole dans ces villes du sud, Marseille, Vitrolles, Gardanne, Orange, par lesquelles ce fascisme devenu tranquille et ordinaire va remonter dans le pays.
Contre la normalisation du Front National
En 1986, alors que trente-cinq députés FN font leur entrée au Parlement, grâce à un scrutin proportionnel à un tour, il tente déjà, dans son Bloc-notes du Point, d’alerter sur le danger de « banalisation » du FN et de son chef. Il ne cessera plus de mettre en garde contre un « fascisme de bon ton, de bon aloi et bon enfant qui serait tout à fait compatible avec le système démocratique ». Il redoute, écrit-il alors, que les idées de l’extrême droite ne finissent par figurer « au même titre que les autres au catalogue des idées normales, convenables, acceptables ».
Et c’est ce qui advient. En 1989, alors que le Front National rafle désormais des mises de 15% aux élections, cette « banalisation », à ses yeux, est achevée. Ce fascisme-là a droit de cité. On lui accorde, à gauche, qu’il pose « les bonnes questions » ;et, à droite, qu’on a « des valeurs communes » avec lui. Veulerie ambiante. Petits arrangements pré-électoraux. Résignations des antifascistes français, pourtant majoritaires. « Pas une manifestation à Dreux, tempête Bernard-Henri Lévy, cette année-là. Pas une protestation à Marseille ». Dépit d’un écrivain, qui s’époumone à prêcher dans le désert démocratique :
Que les intellectuels admettent ne fût-ce que le concept de « seuil de tolérance », note-t-il encore, en 1989, qu’ils se laissent aller à parler de l’immigration toute entière comme d’une maladie, qu’ils consentent, par conséquent, à donner un renfort théorique à des phobies, à des pulsions, et ils offriront à Le Pen ce qui lui manquait encore : la légitimité d’un discours qui me paraît, moi, devoir être condamné en bloc.
« Penser Le Pen » : un texte mémorable et pédagogique
Désormais, dans chaque texte, chaque prise de parole de meeting, il décortique, avec une infinie patience pédagogique, cette idée force – qui vaut alarme : il n’y a pas, il n’y aura pas, en France, de « bataillons fascistes ». Plus de Ligues ni de Cagoule. Plus d’uniformes noirs. Plus de bruit de bottes. D’une certaine manière, plus même de fascisme au sens classique et strict. Surtout plus de ces nervis qu’il était autrefois encore assez aisé de tenir à distance parce que trop infréquentables. Mais des notables. Des braves gens. Des points de vue qui vont finir par s’imposer comme étant de bon sens, voire de fidélité, dans la réalité chahutée, mais à coup sûr décourageante, du pays et du monde.
En 1990, Bernard-Henri Lévy lance sa revue, La Règle du jeu. Il pensait ce projet essentiellement destiné à la littérature, à publier, comme il le note, « un inédit de Werfel, un texte de Broch ou de Rushdie ». Mais il doit se résoudre « à donner sa place à un phénomène qui, à sa façon, et pour parler comme des prédécesseurs illustres, constitue une indéniable atteinte à la sûreté de l’esprit ». La démagogie lepéniste, « version nationale parmi d’autres » d’une même « régression générale ». « Le moyen, interroge-t-il, quand la résistance à la marée populiste est au cœur même d’un combat, d’éviter de s’en prendre à la variante française ? »
Son éditorial pour le deuxième numéro de La Règle du jeu s’intitule « Penser Le Pen ». Ce long texte va faire date, par sa projection annonciatrice. Éclairer, avec une clairvoyance troublante, non seulement la décennie à venir, avec l’élargissement du fonds de commerce lepéniste à la vie nationale ; mais encore, et sûrement davantage, la décennie suivante, ce sarkozysme à la française qui va finir par englober, par engloutir, en le légitimant, tout le bric-à-brac poujadiste et populiste à la politique gouvernementale.
Bernard-Henri Lévy souhaiterait déjà qu’un trait soit tiré sur le débat, vieux déjà de plusieurs années, portant « sur la question de savoir si le Front est ou non un parti néo-fasciste ». « Je me range pour ma part, et résolument, du côté des pessimistes », écrit-il. Il redoute ce qui paraît rassurer les autres, parfois servir d’excuse à leur silence embarrassé : que le lepénisme soit « divers », « comme un mille-feuilles, avec ses strates hétérogènes ». « Il en est toujours allé de la sorte », s’insurge BHL. Mille-feuilles « agglomérants », les néofascismes le sont toujours. « Comme en Allemagne, des chômeurs, des mécontents, des braves gens et des nazis ». Il poursuit :
En France, de Déroulède à Doriot, le fascisme a toujours eu ce pouvoir de rassembler riches et pauvres, humbles et grands, homme de gauche, de droite, d’extrême gauche, d’extrême droite, racistes avoués, antisémites honteux, socialistes en rupture de ban, communistes au désespoir – fasciste désignant, justement, cette capacité à brasser les contraires dans une même organisation volkisch ou populaire.
Le lepénisme n’est plus un spectre fantomatique, anachronique, de l’Histoire. Par bien des aspects, il est même en avance. Par sa capacité, en moins de dix ans, à apparaître comme dynamique, au milieu de forces démocratiques stérilisées, rendues consensuelles et prudentes, par la perte des idéologies. Fameuse « bande des quatre » et sa langue de bois. Jean-Marie Le Pen, en face, donne l’impression de rendre à la langue politique « la charge, la chair, la saveur qu’elle avait perdue ». Si l’on n’y prend pas garde, il va réussir à faire croire que seules ses idées simples, sur l’immigration ou contre l’Europe, constituent une dynamique, et offrent un changement possible, dans la paralysie idéologique ambiante. Dans le rôle de « la force noire », de l’astre fixe qui voit les autres tourner autour de lui, ou se positionner contre lui, Le FN a remplacé le PCF.
« Penser Le Pen ». Texte ample, déambulatoire, qui explore chaque coin de la problématique posée par l’adversaire, sans en omettre aucun, même les faiblesses de l’antifascisme, et même chez ses amis de SOS-Racisme. Texte pessimiste aussi, qui ne perçoit, pour solutions, que des démarches progressives et partielles. Ne plus stigmatiser le lepénisme, parce que ça ne fait que le renforcer et l’asseoir à la table commune ; se placer sur son terrain, arguments contre arguments ; jouer la droite contre l’extrême droite ; éduquer, « parler, toujours parler », recommande BHL…
Le Front National dans les élections
La persistance du Front National dans le paysage politique fait que Bernard-Henri Lévy est souvent amené, tout au long de la décennie, à écrire ou à prendre la parole, à l’occasion des élections. En 1995, lors de l’élection présidentielle, il déplore cette tentation de « pêche aux voix », au prétexte que les électeurs sont une chose et que Le Pen en est une autre ; au prétexte que, derrière le chef, il y aurait, « les bons citoyens, déboussolés par la misère, l’insécurité, l’immigration, et auxquels il faudrait, eux, tendre fraternellement la main ». À nouveau, l’écrivain s’insurge : ces 15% d’électeurs ne sont pas des « dévoyés ». Et de rappeler, encore, que le vote Le Pen n’est pas protestataire ; il s’est enraciné ; il est le résultat d’idées qui finissent par constituer un corps de doctrine sur des sujets – insécurité, immigration, etc. – qui sont bien ceux qui assombrissent la société.
L’écrivain est de retour dans le sud de la France, pour le 14 juillet 1995, car SOS Racisme donne un concert à La Seyne, dans la banlieue de Toulon, ville emportée par le FN. Et aussi à Vitrolles, même année, entre les deux tours de l’élection municipale, pour empêcher la victoire de Bruno Maigret, allié de Jean-Marie Le Pen. Enfin à Marseille, en 2002, pendant un « meeting républicain » organisé par François Bayrou. Ce jour-là, Lionel Jospin ayant été défait au premier tour de la présidentielle, BHL appelle la gauche à voter pour Jacques Chirac – auquel il fournira, dit-on, des arguments pour son face à face télévisé avec Le Pen. « Voter pour la droite quand on est de gauche c’est dur, explique-t-il, à la tribune. C’est briser deux siècles d’histoire, de tradition et de réflexes ; mais c’est ce qu’une immense majorité du peuple de gauche s’apprête à faire, dimanche prochain, pour la première fois de son histoire ».
Tout au long de ces années, Bernard-Henri Lévy a souvent eu l’impression de se répéter, de texte en texte. Rançon de celui qui avait vu juste un peu tôt, et deviné l’Histoire avant qu’elle ne déroule ses épisodes. En 2007, la droite se réjouit et, avec elle, toute une partie de la gauche, de voir Nicolas Sarkozy drainer à lui les votes des électeurs lepénistes, au second tour de l’élection présidentielle. Pas Bernard-Henri Lévy qui, dans Ce grand cadavre à la renverse sera très sévère à l’endroit de cette stratégie. Il aura raison. Car ce déplacement est de courte durée. Les scrutins suivants voient le FN retrouver ses dimensions et, même, les augmenter.
La prédiction du philosophe se réalise : les idées de « la force noire » sont devenues agissantes à ce point qu’elles ont franchi le seuil du « bloc républicain ». Elles inspirent nos débats. Nourrissent la politique gouvernementale d’une telle manière que, sur certains sujets, toujours les mêmes, haine de l’autre, insécurité, immigration, on pourrait croire que Le Pen est désormais au pouvoir. Non plus Jean-Marie mais sa fille, Marine, le père ayant décidé de ne plus se représenter, en 2012. La filiation est pire, sûrement. Marine Le Pen n’aura pas les hoquets antisémites qui réveillaient encore, hier, les antifascistes contre son père. La fille présente mieux. Elle passera aisément pour une démocrate. La suite s’annonce difficile : l’horizon politique est aujourd’hui bouché par les thèmes activés par le Front National ; ses créatures phantasmatiques occupent tout l’espace public. L’air va devenir irrespirable. Bernard-Henri Lévy doit se préparer à donner un tome III à L’Idéologie française. Bien obligé.
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