Retour en août 2008 : alors que les Grands de ce monde célèbrent à Pékin l’ouverture des Jeux Olympiques, le Caucase prend feu. Le 7, des dizaines de chars et des centaines de militaires russes pénètrent illégalement en territoire géorgien par le tunnel de Roki. Le 8, les combats commencent à Tskhinvali (Ossétie du Sud, Géorgie). Le 9 et le 10, l’invasion de la Géorgie par son voisin russe semble en passe de réussir.
Tout juste revenu à Paris en provenance de Bakou, ayant vu les premières images du conflit alors que j’étais en transit à l’aéroport de Moscou (où l’on présentait l’invasion planifiée, et même annoncée depuis des mois, par Poutine comme une « agression géorgienne » évidemment) je regarde mon téléphone qui vibre : « BHL portable ».
« Raphaël, c’est Bernard. Tu as des nouvelles de Géorgie ? Il faut faire quelque chose…
– J’ai eu Tbilissi, il y a dix minutes. Les gens sont désemparés, ils se sentent seuls, lâchés…
– Évidemment… Il faut y aller. Je sens qu’il le faut. Tu viens avec moi ? »
Je ne le savais pas encore – et je ne lui ai jamais dit depuis, par pudeur, parce que nos relations, bien qu’amicales et respectueuses, ne sont pas assez intimes – mais ce coup de fil allait indirectement changer ma vie.
Je connaissais la Géorgie et ses jeunes dirigeants depuis les révolutions de couleur, ces soulèvements anti-autoritaires et joyeux qui entendaient propager toujours plus à l’Est le vent de liberté de 1989. Je m’étais rendu plusieurs fois à Tbilissi au cours des premières années du gouvernement Saakachvili. J’avais vu la milice, le KGB et autres instances corrompues et répressives héritées du soviétisme se faire dissoudre d’un jour à l’autre, les leaders des syndicats étudiants et des ONG devenir ministres et députés par poignées, une jeune femme de 30 ans mener la lutte contre les mafias et les clans à la tête d’une nouvelle police. J’avais aimé – pourquoi le nier ? – l’atmosphère révolutionnaire qui embrasait les discussions, nécessairement politiques, dans les nombreux bars et restaurants de la magnifique capitale géorgienne. Je saisissais donc, partiellement, ce qui se jouait dans les combats de Tskhinvali ou de Gori.
Mais autour de moi, en France, tout paraissait si confus, si gris. Qui avait tiré le premier ? Ne s’agissait-il pas d’un conflit local, entre peuples qui, de toute façon, se détestaient ? « Rivalités ethniques » : le concept des non-interventionnistes de toute obédience était lancé. Le Caucase n’était-il pas en guerre depuis la nuit des temps ? L’impétueux Président Mikhail Saakachvili n’avait-il pas provoqué l’ours russe une fois de trop ? Les médias moscovites ne parlaient-ils pas de « génocide » à Tskhinvali (un « génocide » qui aura finalement fait moins de 40 morts selon les autorités russes elles-mêmes) ? Quel était, enfin, le rôle exact des États-Unis dans le déclenchement des hostilités ? Ces questions, plus ou moins légitimes, alimentées par une propagande russe rôdée par dix ans de massacres de civils tchétchènes présentés au monde comme une opération de police contre Al-Qaïda, brouillaient les cartes. Elles invitaient à l’inaction au moment où Vladimir Poutine mettait fin sous nos yeux à l’expérience démocratique la plus prometteuse de l’espace postsoviétique.
Bernard avait entendu ces questions, comme nous tous. Mais il se souvenait aussi, plus qu’aucun autre, des précédents bosniaques, rwandais et tchétchènes. Il se rappelait les mêmes plumes soulevant les mêmes questions, les mêmes diplomates expliquant aux mêmes journalistes que la réalité était tellement « compliquée » et les responsabilités tellement « partagées » qu’il était impossible de « prendre parti ». Il savait, aussi, qu’un bourreau accuse toujours sa victime de l’avoir provoqué et qu’en 1940, l’Allemagne nazie avait proclamé faire route vers Varsovie en « réponse » aux tirs des gardes-frontières polonais, tout comme l’URSS stalinienne n’avait fait que « répliquer » aux incartades du Général Mannerheim en envahissant la Finlande.
Il se souvenait de tout cela et il eut le courage – la lucidité aussi, comme nous allions le découvrir – de douter de nos doutes, de questionner les questions. D’aller voir sur place, pour se faire, en plein cœur du conflit, une opinion. Oui, pour se faire une opinion – en observant, en écoutant, en regardant – et pour, ensuite, la défendre. Car, ce qui m’a toujours plu chez Bernard, comme chez mon père d’ailleurs, c’est ce refus chevillé au corps de confondre objectivité et neutralité. J’aime précisément ce qu’on lui reproche : une faculté rare à prendre parti quand c’est nécessaire. Il s’agit toujours d’un risque, d’une mise en danger et il est bien plus aisé de se complaire dans l’équidistance. La réalité, pourtant, cette réalité crasse des conflits politiques que Bernard a tant de fois explorée, la réalité est rarement « neutre ».
Lorsque les paramilitaires russes ou ossètes nettoient des dizaines de villages géorgiens de tous leurs habitants ethniquement « impurs », avant de laisser place aux bulldozers venus raser leurs maisons, la neutralité n’est pas « objective ». Lorsqu’un vieil homme s’approche de vous et raconte, en essayant de cacher ses larmes, comment une soldatesque avinée s’est emparée de son seul fils, une mise à distance confortable de la douleur n’est pas « objective ». Elle relève d’une construction idéologique postmoderne autrement plus dogmatique que l’engagement aux côtés de la victime. Quand un pays de quatre millions cinq cent mille habitants, dont près de cinq cent mille réfugiés ou déplacés du fait des diverses campagnes de nettoyage ethnique menées sous l’autorité de Moscou, se fait envahir et bombarder, les phrases reproduites à tout va, en copier-coller, et articulées autour des traditionnels « d’un côté » et « de l’autre », n’ont de la vérité que l’apparence.
J’ai vu Bernard, en Géorgie, interroger les stratèges, écouter les réfugiés, questionner un Président élu dont les ennemis à Moscou promettaient la pendaison (par les « couilles » s’il vous plaît, comme Poutine l’a hurlé à Sarkozy le 12 août), le conseiller aussi sur la conduite à suivre. Je l’ai vu passer un barrage russe au Sud de Gori et tenir tête à des militaires gesticulants. Je l’ai vu voir ces « choses vues en Géorgie » qui allaient constituer le cœur de l’article publié dans Le Monde à son retour.
J’ai vu cela, la manière dont il savait aussi bien s’effacer et se mettre en avant quand il le fallait – et j’ai vu, entendu, lu, aussi, la polémique qui a suivi cette publication. Une polémique dont il a malheureusement l’habitude et dont Paris est si friand. Une polémique absolument ridicule. Bernard-Henri Lévy témoigne d’une guerre dont l’issue peut bannir tout espoir démocratique dans le Caucase et donner à la Russie de Poutine le monopole des routes d’approvisionnement énergétique de l’Europe. Il témoigne de la peur d’un peuple et de la violence d’une armée. Et ce qui intéresse une poignée de pseudo-journalistes qui se sont bien gardés, eux, d’aller à Gori ou Kaspi, c’est de savoir quel avion il a pris pour y aller, le prix que cela lui a coûté, les restaurants ou cantines dans lesquels il a déjeuné ou dîné, la marque de sa chemise quand il a embrassé des réfugiés… Je connais d’autant plus ces questions qu’on me les a posées directement. Je regrette aujourd’hui encore d’y avoir répondu. Quand le sage montre la lune (une mare de sang, en l’occurrence), l’imbécile regarde le doigt, dit le proverbe… Et la connerie, quand elle est si criante, ne mérite que le mépris le plus hautain.
Eh bien, ce voyage au cœur de la nuit géorgienne, ainsi que la polémique à notre retour, cher Bernard, voilà ce qui m’a décidé à m’installer à Tbilissi. Voilà ce qui m’a convaincu de m’engager auprès des gens que nous avons croisés ensemble aux moments les plus difficiles de leur existence, pour que la Géorgie survive comme promesse d’un destin européen pour toute une région.
Voilà ce qui m’a poussé à un exil tout à fait volontaire et que certains n’ont pas bien compris. Ton coup de fil a donc été le facteur déclenchant d’un virage radical dans mon existence. Je ne t’en remercierai jamais assez, tant le fait de participer à l’une des rares aventures politiques européennes contemporaines me réjouit, chaque jour depuis deux ans.
Tu avais compris qu’à Tskhinvali ou Gori se jouait bien plus qu’une guerre de territoire, que deux façons de voir le monde s’opposaient. Entre ces deux visions, tu as choisi – et moi, avec toi. La partie n’est pas encore gagnée, loin de là. Les tanks russes occupent encore 20% du territoire géorgien dans la plus parfaite illégalité. 500 000 réfugiés et déplacés sont toujours empêchés de rentrer chez eux par les 600 « garde-frontières » du FSB postés sur la ligne de front. Vladimir Poutine n’a pas renoncé à ses projets « tbilissiens » et maintient plus de 10 000 hommes en Géorgie. Et, par ailleurs, des réformes sont encore nécessaires pour arrimer définitivement ce pays-symbole à l’Union Européenne. Mais la partie n’est pas perdue non plus. Et nous savons tous, ici, que nous pouvons compter sur toi.
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