Le tournant antihistoriciste
Dès la guerre d’indépendance du Bangladesh, sous l’influence d’André Malraux qui milita pour l’envoi d’une Brigade internationale, le très jeune philosophe, âgé de 22 ans, prit fait et cause pour la population bengalie et se fit l’avocat de son légitime désir d’indépendance. Ce voyage d’étude, dont il a tiré son tout premier livre, Les Indes rouges, devait inaugurer une suite ininterrompue de reportages et d’interventions dans des conflits, pour certains très médiatisés – la guerre d’agression panserbe contre la Bosnie multiculturelle, en 1993 ou l’intervention franco-britannique en Libye, au déclenchement de laquelle BHL a pris une large part – pour d’autres délaissés par les projecteurs de l’ « historico-mondial ».
Dans Les Indes rouges, ce texte quarantenaire, le climat de l’époque, marqué par le parti pris pro-Pékin des maoïstes français, est tangible. Il n’empêche que, dès ce moment, le futur nouveau philosophe, au contact des naxalites, c’est-à-dire des maoïstes bengladeshis, se passionne pour la question de la signification de la guerre et laisse transparaître sa réticence envers le halo de romantisme qui, souvent, l’entoure. Deux intuitions capitales pour la suite se nouent dans ce texte de jeunesse : d’une part, celle de la faillite de l’historicisme ; d’autre part, le pressentiment d’un monde où l’intellectuel sera bientôt mis en demeure de se concevoir comme « homme de guerre ». Mais justement, cette conception agonistique de la vie intellectuelle est inséparable de la perspective éthique du philosophe : ni « spectateur engagé » à la façon de Raymond Aron ni « confident de la Providence » comme ces intellectuels communistes que l’auteur de Paix et guerres entre les nations a combattus, mais plutôt juge en appel des prétendus jugements de l’Histoire, comme peut l’être, justement, un philosophe requis par les théâtres d’opération les plus reculés. Ce n’est pas par hasard donc si, à partir de La Barbarie à visage humain, en 1977, la perspective éthique de Bernard-Henri Lévy a eu étroitement partie liée avec une critique radicale de l’historicisme – ou du progressisme historiciste –, qui est devenue l’un des axes de sa philosophie.
Quel effet, dira-t-on, ce tournant antihistoriciste a-t-il pu exercer sur sa pensée – et, récemment, sa pratique – de la guerre ? Quel rapport entre le congé donné aux philosophies de l’histoire et l’attention portée aux situations d’hostilité ? Comme le suggère Bernard-Henri Lévy dès Le lys et la cendre (1995), et avec plus d’insistance encore lors de ses reportages sur la trace des guerres oubliées, des monts Nouba du Sud-Soudan à la Colombie, publiés dans Le Monde en 2001, la guerre n’est pas pensable de la même façon avec et sans la référence à une Histoire en majesté.
Aussi longtemps que l’on résonne dans l’horizon d’un accomplissement nécessaire du devenir humain, et que l’on reste tributaire d’une quelconque révérence la Weltgeschichte, la moindre guerre est pourvue d’une signification : elle s’insère dans une théodicée séculière qui l’empêche, malgré sa cruauté, malgré toutes les pauvres vies qu’elle décime, d’apparaître comme un pur et simple carnage. C’est le sens de la remarque qui inaugure son livre de 2001, et qui reprend les reportages sur les « guerres oubliées », Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire : « Longtemps, les guerres ont eu un sens[1] ». Guerres justes et injustes, guerres barbares et de résistance, guerres de religion, guerres de libération nationale et, enfin « guerres révolutionnaires où l’on montait à l’assaut du ciel pour y construire un monde nouveau[2] » – au temps de la toute-puissance la dialectique hégelienne, aucun conflit n’échappait aux écrans de contrôle de l’ « historico-mondial ». Et si, parfois, leurs protagonistes ne trouvaient plus motif à se battre, l’Idéologie, elle, y pourvoyait, habile à rendre à leur lutte le fondement qui lui faisait défaut, et à sublimer le désarroi des individus. À ce compte-là, comme l’écrit le philosophe, n’importe quel « guérillero des îles Moluques, du sud de l’Inde ou du Pérou […] était, même sans le savoir, partie prenante d’un combat mondial[3] ». C’en est fini de ce dispositif providentiel : « Le déclin du marxisme ainsi que de tous les grands récits qui conspiraient, avec lui, à donner un sens à ce qui n’en avait pas, c’est-à-dire l’infinie douleur des hommes, a fait voler en éclats ce catéchisme[4] », note le philosophe. Le grippage de la machine à justifier les « angoisses de la terre[5] » qu’étaient les philosophies de l’histoire signifie que la violence nue n’est plus métabolisée dans l’immense organisme du Progrès. Et cela signifie aussi, ajoute BHL, que, dans l’histoire mondiale, il y a à nouveau de la perte, de la ruine, de l’entropie. Du tragique.
Quelques guerres de Bernard-Henri Lévy
Cette révolution métaphysique a rendu sa légitimité à la crainte face à l’irréparable :
Longtemps, dans nos contrées, le sentiment de l’Absurde, ou du Tragique, s’était décliné au singulier. On croyait à l’Absurde, mais dans la vie privée. On voulait bien penser l’insensé, l’être-pour-la-mort, mais dans l’ordre des destins singuliers. Et qu’adviennent les grands emportements de l’espèce, qu’entre en scène l’Humanité en majesté ou convulsion, et on rectifiait la position, on entonnait l’autre musique, l’autre fanfare – les mêmes qui ne juraient que par la « nausée » avaient peine à imaginer des barbaries pures, des violences nues et nous expliquaient que le collectif, si noir fût-il, est nécessairement le lieu des ruses de la raison et de leurs accomplissements[6].
Pour le dire autrement : l’évanouissement des théodicées séculières et du manteau d’abstractions qu’elles jetaient sur la conflictualité, place le grondement des orages d’acier célébrés par Ernst Jünger sous un jour cru :
C’est comme une grande marée qui se serait retirée, laissant derrière elle des hommes, des femmes, qui continuent de se battre, qui le font, parfois, avec une férocité redoublée, mais sans que, dans leur affrontement, on puisse lire la trace des promesses, des cohérences ou des épiphanies d’antan[7].
Surtout, comme Bernard-Henri Lévy en a eu l’intuition dès La Pureté dangereuse, l’entrée en ballottage des philosophies de l’histoire, s’il est la chance de la liberté, fait aussi planer la menace d’un morcellement, d’un « émiettement » du monde, dans un bord-à-bord grandissant avec le non-sens, avec le nihilisme. « Je crois à une prolifération de guerres, qui seront toutes des guerres civiles[8] », prophétisait alors le philosophe, alerté par la cruauté des djihadistes algériens à l’endroit des populations civiles. La conséquence de cette fragmentation du monde commun ? « De plus en plus nombreux sont ces autres conflits qui ont comme lâché la corde qui les reliait à l’Universel et dont on a le sentiment, à tort ou à raison, que l’issue ne changera rien au sort de la planète[9]. » Bien sûr, certains guerres sont prémunies contre l’absurde, et Bernard-Henri Lévy est payé pour le savoir ; ce sont les guerres d’un peuple en armes contre la tyrannie : c’est, par exemple, la geste des chebabs de Cyrénaïque et de leurs frères du djebel Nefousa contre la tyrannie kadhafiste, à laquelle le philosophe, après une voyage en Egypte en février 2011, devait prêter un concours sans équivalent dans l’histoire intellectuelle moderne ; c’est l’insurrection des Bosniaques contre le panzercommunisme serbe, en 1992-1993 ; c’est, aussi, le soulèvement de la jeune République de Géorgie contre les blindés et les missiles de la Russie de Poutine et de Medvedev, en 2008, que BHL a suivie et racontée ; c’est encore, bien sûr, la lutte des Afghans, soutenue par une coalition alliée, contre le fascislamisme des Talibans.
Le « Juif de Hegel »
Dans le dégel planétaire de la signification, seules ces guerres de délivrance, ces guerres qui brisent des chaînes, en ranimant la flamme du « Printemps des Peuples », gardent une positivité. Le désert qui croît du nihilisme raréfie le nombre de ces guerres sensées, et décuple le nombre de celles que le philosophe appelle les guerres « intouchables ». « Guerres intouchables » ? En l’occurrence, l’expression vient, sous sa plume, en renfort du concept, synonyme, de « guerres oubliées » et fait l’objet d’une analyse aiguë de Jean-Claude Milner, dans ses Penchants criminels de l’Europe démocratique, paru en 2003, où le linguiste salue la double novation conceptuelle de BHL : « L’oubli qu’il évoque n’est pas de pure circonstance ; il est de structure comme l’intouchabilité dans le régime des castes[10]. » Et Milner d’expliquer :
Les guerres clausewitziennes, l’herméneute s’en arrange fort bien. Elles continuent la politique par d’autres moyens ; or, la politique de l’herméneute n’a d’horizon que la paix ; les guerres clausewitziennes sont donc une préparation de la paix par des moyens particuliers. […] Restent les guerres qu’il est impossible de penser comme des processus de paix en voie de coagulation. Le fait est qu’on les oublie, qu’on n’y touche pas. […] Ce noli me tangere de style nouveau coappartient à la conception herméneutique de la paix. Il en est l’envers sanglant[11].
Que faire, quand on est un intellectuel, face à cette désolation sans phrase et sans rivage, face à cette débâcle de toute signification – face à ce que Bernard-Henri Lévy nomme le « désêtre » ? Peut-on encore philosopher sur les théâtres négligés de l’extrême terreur ? Oui, répond-il, mais à condition de se départir, dans ces zones de l’épouvante absurde, de toutes les défroques consacrées du clerc – confident de la Providence, bien sûr ; conseiller du Prince, assurément ; intellectuel spécifique, obligatoirement – pour se muer en ce que, dans Le Siècle de Sartre, il avait nommé un « Juif de Hegel ». Juif de Hegel ? Est-ce là l’autoportrait du philosophe en témoin des guerres oubliées ? Sans doute, mais pas uniquement : le propre de ces conflits intouchables, c’est avant tout, de constituer des « guerres innommées[12] », des guerres dont les noms, justement, « ne disent rien des choses ». Aussi, la première tâche du voyageur, sera de « dire ces noms de lieux » ; de « créer, non des poncifs, mais littéralement, des lieux communs » ; et « de faire que l’on dise Huambo, et qu’aussitôt se lève, absente à tous les mémoriaux, l’image de l’abomination[13] ». Or, ce geste de nomination réparatrice, seule peut l’accomplir un esprit totalement délesté des mots d’ordre hégéliens : un « Juif de Hegel », justement, qui, sachant que l’horreur est irréductible, que l’extrême vulnérabilité du monde humain est un défi lancé à sa responsabilité, ne tablerait plus sur aucune consolation de la dialectique et accepterait ce rôle modeste et exorbitant : celui de veilleur de ruines.
La biche de Vénus
En 2010, Bernard-Henri Lévy a donné une image connexe de cette axiomatique de la responsabilité en opposant la « biche de Vénus[14] » (ou de l’ « aurore », ou encore du Talmud) à la « chouette de Minerve », figure centrale de la dialectique hégelienne. Tandis que celle-ci prend son envol au soir des batailles et ratifie le verdict de l’Histoire, celle-là, rebelle et messianique, brosse l’histoire à rebrousse-poil, et, plus proche de Walter Benjamin que du philosophe de La Raison dans l’Histoire, s’interpose entre les belligérants, départageant l’agresseur et l’agressé, dans l’espoir de réduire, dans chaque camp, l’ampleur des dévastations. Une image ? Pas seulement : en filigrane, cette double métaphore trahit le rôle que BHL assigne à l’intellectuel dans les situations d’hostilité extrême – et, notamment, dans les plus barbares d’entre elles. Celle d’un témoin, bien sûr, engagé s’il le faut sous la mitraille, mais surtout d’une conscience, capable d’évoquer l’héroïsme des suppliciés. Capable, en un mot, de restituer leurs noms et leurs visages, d’arracher à l’épreuve du feu leur frêle singularité. La guerre sans l’aimer, en effet ; la guerre, oui, mais délavée de tous les prestiges de la violence salvatrice : l’allégorie de la biche du Talmud, un an et quelques avant la guerre contre le kadhafisme, annonce en fait le mandat philosophique que BHL s’est fixé en prenant fait et cause pour la Libye libre – celui d’un nouveau Byron prémuni contre la griserie romantique par le souci constant d’épargner les vies. Loin, très loin, de l’image réductrice du warlord « Lawrence de Libye ». Très proche, en revanche, du Malraux antifranquiste de la Sierra de Teruel…
Note de bas de page (n° 1)
Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Paris, Grasset, 2001, p. 25.
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Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Paris, Grasset, 2001, p. 25.
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Idem.
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Idem.
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Idem.
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Idem.
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Ibid., p. 26.
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Ibid., p. 25.
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Bernard-Henri Lévy, La Pureté dangereuse, Paris, Grasset, 1994, p. 183.
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Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, op. cit., p. 26.
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Jean-Claude Milner, Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003, p. 90.
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Ibid., p. 90-91.
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Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, op. cit., p. 129.
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Ibid., p. 125.
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Bernard-Henri Lévy, De la Guerre en philosophie, Paris, Grasset, 2010, p. 105.
Note de bas de page (n° 2)
Idem.
Note de bas de page (n° 3)
Idem.
Note de bas de page (n° 4)
Idem.
Note de bas de page (n° 5)
Idem.
Note de bas de page (n° 6)
Ibid., p. 26.
Note de bas de page (n° 7)
Ibid., p. 25.
Note de bas de page (n° 8)
Bernard-Henri Lévy, La Pureté dangereuse, Paris, Grasset, 1994, p. 183.
Note de bas de page (n° 9)
Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, op. cit., p. 26.
Note de bas de page (n° 10)
Jean-Claude Milner, Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003, p. 90.
Note de bas de page (n° 11)
Ibid., p. 90-91.
Note de bas de page (n° 12)
Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, op. cit., p. 129.
Note de bas de page (n° 13)
Ibid., p. 125.
Note de bas de page (n° 14)
Bernard-Henri Lévy, De la Guerre en philosophie, Paris, Grasset, 2010, p. 105.
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