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Guerre civile d’Algérie

Par Mohamed Sifaoui

Dans les années 90, Bernard-Henri Lévy a dénoncé la barbarie intégriste du GIA en Algérie, à travers des reportages tel que « Le Jasmin et le sang ».

Militaires lors de la guerre civile en Algérie, qui posent près d'un char.
Après la victoire du FIS au premier tour des élections législatives de 1991, l’armée annule le second tour et déclenche la guerre civile. ©AFP

L’Algérie sombre dans la barbarie intégriste

Lorsque l’Algérie sombra, au début des années 1990, dans la barbarie intégriste, peu d’observateurs comprenaient en Occident la réalité de ce qui se produisait dans ce pays du Maghreb. Longtemps, certains cercles se sont suffi d’une analyse sommaire et ô combien dangereuse qui avançait que la « guerre civile » était le résultat d’une interruption d’un processus démocratique.

Même François Mitterrand, probablement mal inspiré et très certainement mal conseillé, mit de côté son intelligence et son intuition politique légendaire pour dénoncer l’annulation des élections qui avaient été remportées par des fanatiques ayant le vent en poupe, déterminés à faire de l’Algérie un État théocratique. Cela ne semblait pas inquiéter outre mesure certaines chapelles idéologiques.

Naturellement, un manichéisme très français voulait que ceux qui ne partageaient pas cette opinion et qui refusaient de défendre des islamistes « spoliés d’une victoire électorale » fussent forcément des suppôts, que dis-je, des larbins d’un pouvoir militaire détesté et détestable. Évidemment, dans ce méli-mélo binaire, d’aucuns parmi les belles âmes parisiennes s’entêtaient à ne pas voir cette évidence qui montrait que les laïques, les progressistes, les féministes et tous les démocrates algériens qui, il est important de le préciser, réclamaient également l’interruption de cette mascarade électorale attendaient le soutien de la communauté internationale et notamment celui des intellectuels français surtout lorsque les tueurs salafistes se mirent à les liquider méthodiquement les punissant ainsi pour leur attachement aux valeurs universelles et pour ce refus déclaré du diktat intégriste qu’ils ne cessaient d’assumer courageusement.

« Le Jasmin et le sang » : BHL prend le parti des victimes

Je me souviens alors qu’on ne se bousculait pas au portillon pour soutenir ces démocrates algériens pourchassés par la bête immonde. Bernard-Henri Lévy fut de ceux, trop peu nombreux en France, qui cassèrent cet insupportable cycle de discours réducteurs qui, parfois, mettait sur un pied d’égalité l’égorgeur du GIA et ses victimes. Il prit, en un premier temps, sa plume pour expliquer la situation de ce pays – où il est né – qu’il connaissait bien puisqu’il n’a eu de cesse de suivre l’évolution de cette Algérie d’abord ankylosée par un régime incarné par un parti unique et une pensée inique, ensuite meurtrie par une horde (c’est peu dire ! ils étaient des dizaines de milliers) d’intégristes tous crocs dehors, djellaba au vent et couteau à la main cherchant des gorges à trancher. Mais cela ne fut pas suffisant. Ceux qui s’accommodaient à distance de l’islamisme ne voulaient pas condamner cette idéologie fasciste lui préférant la condamnation, sans conséquence, d’un pouvoir (certes, encore une fois, détestable), mais qui n’était pas coupable des égorgements, massacres et mutilations de civils. Qu’on se le dise : l’armée algérienne n’a pas fait dans la dentelle et sa lutte antiterroriste ne fut guère respectueuse de tous les principes démocratiques que nous défendons. Mais là n’est pas le débat, car si nous devons dénoncer, par exemple, certains aspects de la gestion de l’après 11-Septembre par l’administration américaine, ce n’est pas pour dédouaner Ben Laden, et encore moins pour mettre celui-ci au niveau de George W. Bush. Or, dans le cas algérien, c’est ce qui fut fait. Le général et l’émir étaient deux pourris et, aux yeux de certains, le premier l’était plus que le second. Au prétexte que ce pouvoir gérait le problème terroriste de manière plus que discutable, il fallait que les belles âmes oublient à la fois le vrai visage des tueurs intégristes et, pire, justifient parfois leurs crimes quand ils n’excusaient pas leurs velléités criminelles.

Bernard-Henri Lévy décida, dans ce contexte, de soutenir l’initiative prise par le journaliste Daniel Leconte qui refusait, lui aussi, de répondre aux appels des sirènes et voulait organiser, non sans entraves, la « nuit algérienne », une émission spéciale diffusée par Arte et qui avait pour objectif d’expliquer la réalité de ce pays et surtout de montrer la face hideuse de l’islamisme. Dans l’intervalle, BHL se rendit à Alger. Il y rencontra démocrates et féministes, victimes du terrorisme et militants laïques, bref ceux qui subissaient la folie meurtrière de ces « barbus » que l’on s’évertuait parfois à décrire en Europe comme de « vaillants révolutionnaires » ayant eu le « courage » de braver la dictature. À son retour, il écrivit plusieurs articles. L’un d’eux parut dans les colonnes du Point (janvier 1998). « Arrêter le massacre et les massacreurs : c’est la seule question qui vaille ; le reste est bavardage, irresponsabilité, insulte aux victimes. », y rappelait-il avec beaucoup de justesse. Et il avait bien raison ! Parce que, précisons-le, à l’époque, alors que le GIA massacrait les populations civiles (et les forces de l’ordre), alors qu’il reconnaissait sa seule responsabilité dans les massacres, alors qu’il étalait, pour justifier ces tueries, des « explications » idéologico-théologiques qui étaient diffusées via le bulletin Al-Ansar, l’organe officiel des terroristes et néanmoins soutien du GIA distribué alors librement, par exemple, dans la capitale britannique, alors qu’il recevait la légitimation idéologique de théoriciens de l’intégrisme comme Abou Qatada (installé lui aussi à Londres) et promettait de rééditer ses descentes sur les quartiers et les villages – et bien, dis-je, pendant que les islamistes revendiquaient, aux yeux du monde, leurs méfaits, les belles âmes nous expliquaient, en France, que nous n’avions rien compris ; que tout ceci, que tous ces attentats, ces massacres, ces égorgements, que toutes ces mutilations, ces tueries, ces menaces, ces bombes, que toutes ces scènes horribles étaient le fait des « services spéciaux » algériens. Cela s’appelle du négationnisme sinon du complotisme. Au mieux, c’était du « Thierry Meyssan » avant l’heure ! Et c’est contre cela que Bernard-Henri Lévy, dans deux reportages retentissants parus dans Le Monde, les 8 et 9 janvier 1998, eut le courage de s’insurger. Ces deux reportages, respectivement intitulés « La loi des massacres » puis « Le Jasmin et le sang » firent l’effet d’un électrochoc tant en Algérie qu’en France : enfin quelqu’un qui ne posait plus l’obscène question « Qui tue qui ? », mais qui prenait juste le parti des victimes !

Polémiques à propos de l’Algérie

Évidemment, Bernard-Henri Lévy ne se fit pas, ainsi, que des amis. Ses morgueux détracteurs qui voulaient convaincre l’opinion de l’innocence des islamistes propagèrent une version algérienne des charniers de Timisoara. Il y eut Nicolas Beau, alors au Canard Enchainé, qui nous donna un festival de désinformation. Il y eut les premiers islamoprogressistes qui rôdèrent là, sur le cas BHL, leur machine à terreur idéologique. Même feu Pierre Vidal-Naquet, trop longtemps intoxiqué par un petit éditeur peu scrupuleux et quelques professionnels des théories complotistes, l’accusa de tous les maux. Il se serait, au mieux, fait manipuler par des Algériens (dont il faut a priori se méfier dès lors qu’ils montrent une farouche opposition à l’islamisme : c’est mon cas !) au pire, inféodé au « Pouvoir » (suffisamment redoutable pour monter toutes les manipulations, mais très peu intelligent au point de se faire alpaguer par deux, trois charlatans n’ayant jamais mis les pieds en Algérie ou presque).

Sur l’Algérie et l’islamisme, BHL avait raison

Qu’en est-il, une quinzaine d’années après toutes ces polémiques ? D’abord, tous les membres du GIA arrêtés depuis ont confirmé que les massacres étaient bel et bien des crimes islamistes. Ensuite, puisque Bouteflika a décidé de mettre sur pied cette ignoble politique de « réconciliation nationale » et de « pardonner », toute honte bue, aux assassins et ce, au mépris de toutes les victimes de ces années d’horreur, tous les « repentis » ont donné tous les détails qui prouvent, là aussi, que les adeptes du djihad voulaient punir les Algériens pour leur rejet de la violence et des groupes armés. Mais enfin, il y a plus que cela : tous les rescapés des massacres (je parle des vrais rescapés) ont reconnu leurs bourreaux. Et là aussi, ils ne désignèrent que des islamistes. Et si on devait enfoncer le clou : n’allions-nous pas voir plus tard, en Afghanistan et au Pakistan, mais aussi en Irak et en Somalie les mêmes modes opératoires, des massacres identiques, des explosions similaires ? Le GIA n’a rien fait de plus que ce que font les talibans, les émules d’Al-Zarqaoui en Irak et les héritiers de Ben Laden en Somalie. N’avons-nous pas découvert, après l’horreur algérienne, d’autres horreurs ailleurs ? Avec toujours la même détermination, le même fanatisme qui se revendique du salafisme, cette secte islamiste qui veut instaurer l’obscurantisme partout… D’un autre côté, Djamel Zitouni (ancien émir du GIA) fut éliminé au maquis par ses pairs en 1996 ; son successeur le sinistre Antar Zouabri a été, lui, tué dans une opération de l’armée en 2002.

Alors, depuis, d’autres choses se sont produites. Les différentes factions du GIA ont connu des sorts divers. Certains groupuscules régionaux ont été décapités et d’autres furent dissous quand la majorité de leurs membres décidèrent de déposer les armes. Après cette vague de tueries, ceux parmi les terroristes qui ne partageaient pas la stratégie de la « terre brûlée » voulue par Antar Zouabri et ses hommes (seuls commanditaires des massacres de 1997 et 1998) donneront naissance au GSPC, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat.

Les belles âmes nous diront que le GSPC n’est pas composé, non plus, d’islamistes et lorsqu’il l’est, les « services spéciaux » d’Alger ne sont pas très loin. Or, c’est ce même GSPC qui a décidé en 2006 de faire allégeance à Ben Laden et de se rebaptiser, dès 2007, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Mais là aussi, ce ne serait pas des islamistes et lorsqu’ils le sont…On connait maintenant la musique.

En définitive, les dignes enfants du GIA ont poursuivi leur chemin, suivant la cohérence qui est la leur, donnant ainsi raison à Bernard-Henri Lévy et à quelques autres.

Toute cette histoire me laisse penser que BHL a eu tort sur un point et un seul : en France, il n’est jamais bon d’avoir raison avant tout le monde et surtout pas avant ses adversaires…

Mohamed Sifaoui, né le 4 juillet 1967, est journaliste, écrivain et réalisateur algérien installé en France. Il se consacre principalement à l’investigation sur l’idéologie et le terrorisme islamiste. Il est engagé aux côtés de SOS Racisme. Il est l’auteur, entre autre, de Combattre le terrorisme islamiste (éd. Grasset, 2007), Pourquoi l’islamisme séduit-il ? (Armand Colin, coll. « Éléments de réponse », 2010)


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