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Guerre de Bosnie

Par Jovan Divjak

La lettre du mythique commandant bosnien Divjak à son ami Bernard-Henri Lévy en remerciement pour son combat contre la barbarie durant la guerre de Bosnie.

L'écrivain Bernard-Henri Lévy et le général serbe Jovan Divjak à Sarajevo en décembre 1993.
Bernard-Henri Lévy (à gauche) et le Général Jovan Divjak (à droite), à Sarajevo en décembre 1993. ©Alexis Duclos

J’ai une tâche bien difficile devant moi. Je l’approche avec une certaine peur, dans l’incertitude et le scrupule. On m’a offert d’écrire, de mon point de vue, sur l’engagement d’un grand ami de la Bosnie-Herzégovine, Bernard-Henri Levy, pendant les quatre années de guerre qui, entre 1992 et 1995, ont ravagé la Bosnie-Herzégovine. C’est un très grand honneur pour moi qui suis un simple citoyen d’un pays des Balkans, et je l’ai accepté volontiers. Mais, à peine ai-je commencé d’écrire ma part de cette histoire, mon témoignage sur l’engagement de cet homme, que je me rends compte de la difficulté de la tâche. Qui suis-je, pour écrire sur un homme qui, bien que de nombreuses personnes le considèrent un individu controversé, a une grande renommée internationale, est un rebelle continu, une personne qui a combattu, toute sa vie, pour la vérité et la justice, un philanthrope énorme ?

Mais, au diable les entraves ! J’écrirai sur l’ami, sur l’homme qui, quinze ans après la fin de la guerre, m’appelle encore « mon général ». Je vais le décrire tel que je l’ai vu depuis ce lointain novembre de 1993 où nous nous sommes rencontrés jusqu’à la dernière fois que je l’ai vu, à Sarajevo, en 2009….

Ce malheur, que j’appelle « l’agression » à cause des agissements de Belgrade et de Zagreb, ce malheur qui a eu de terribles conséquences (dont les plus graves sont les 100 000 citoyens assassinés et les 15 000 citoyens disparus en Bosnie), s’est produit au début des années 90 du XXsiècle et, aujourd’hui encore, après quinze ans difficiles et troublés pour les citoyens et les peuples de la Bosnie-Herzégovine, la vie est très loin du bonheur pour la plupart des habitants des latitude et longitude géographiques du pays.

L’Europe et les États-Unis s’occupaient de leurs propres problèmes à la fin du XXe siècle. Ils pensaient à la démolition du Mur de Berlin, à la dissolution du communisme dans les pays du Pacte de Varsovie et en URSS. Ils avaient en tête la Guerre du Golfe, les élections présidentielles aux États-Unis. Et ils ont laissé tomber hors de leur contrôle les conflits de la guerre aux Balkans de l’Ouest. Loin des yeux de Paris, Bonn, Londres, Washington, il y avait une vraie guerre, et non sa simulation sur moniteurs. D’abord en Croatie. Puis en Bosnie-Herzégovine. Que voulait dire, pour l’Europe, le bombardement de Dubrovnik ? Et la démolition de Vukovar ? Et le siège de Sarajevo, avec ses milliers de civils et enfants tués ? Et comment juger la manière dont la communauté internationale agissait face à cela – rien ? L’apparition de Bernard-Henri Lévy en Yougoslavie fut comme un lumière au fond du tunnel.

En ce temps-là, je ne savais rien de rien de lui. Pourtant, aujourd’hui, après ce jour d’octobre de 1993 où je l’ai rencontré à l’État-major principal d’ OSRBIH, ensemble avec Gilles Hertzog, alors qu’il se lançait dans la Bosnie, puis après une dizaine d’autres rencontres, à Sarajevo et à Paris, après avoir lu son livre Le Lys et la Cendre, et beaucoup d’articles bien établis dans la revue La Règle du jeu, et la colonne hebdomadaire dans le magazine Le Point, j’en sais un peu plus sur l’homme Lévy et sur la façon dont il illustre la belle maxime de Maxime Gorki, l’écrivain russe – « l’homme, ça sonne fier ». Cet homme auquel j’attribue le beau qualificatif de « bosnien-herzégovien », ce jeune homme qui, avant de se trouver plongé dans le tourbillon de la guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, a connu les horreurs de la guerre entre le Pakistan et l’Inde, cet homme-là, je le connais bien maintenant – et il m’impressionne.

Dans le livre Le Lys et la cendre, journal d’un écrivain au temps de la guerre de Bosnie, il écrit : « Savais-je même, le 18 juin 1992, quand j’entrais pour la première fois dans la capitale bosniaque assiégée, que j’étais dans l’endroit du monde où les grands orgues de l’Europe avaient, à jamais, mêlé leurs sons ? Imaginais-je un seul instant que cette convulsion-ci allait plonger le continent dans un désordre, puis un désarroi, inédits depuis la Seconde Guerre mondiale ? »

Entré dans la ville le 18 juin de la première année de l’agression, donc en 1992, BHL est donc arrivé en pleine guerre. Il était là, au cœur des combats, au premier rang de la bataille pour la vérité sur Sarajevo et la Bosnie-Herzégovine. Et cela, tout en nommant précisément les responsables de l’agression – Belgrade et Zagreb.

Elle est très joliment présentée, la relation entre Lévy et sa « patrie inconnue », Sarajevo : « C’est vers elle que je n’ai cessé d’aller, et de retourner, comme si ce pays inconnu devenait le cœur de mon être, presque une seconde patrie », écrit-il à nouveau dans Le Lys et la cendre.

Les années du siège de Sarajevo ont été des années de lutte impitoyable de BHL avec le gouvernement français, avec les bureaucraties occidentales, avec la communauté académique et les généraux, avec les parlementaires de son pays, avec l’information publique et les médias, avec le président Mitterrand, avec tous ceux qui ont tourné le dos aux citoyens de la Bosnie, et aux Bosniaques en particulier : ils étaient aveugles, tous, sourds, muets face aux viols et à la purification ethnique, face aux camps de concentration, à l’embargo sur les armes qui auraient servi à la défense de la Bosnie contre un agresseur dix fois plus fort. Face à ça, la voix et les textes du philosophe français, par opposition aux nombreux autres « sages » qui s’occupaient de la Bosnie ex cathedra, retentissaient jusqu’à atteindre ceux qui taillaient en pièces le destin des peuples en Bosnie-Herzégovine.

Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi un homme qui avait une bonne vie en France, matériellement complètement fourni, un penseur libre, une autorité européenne, s’occupait de la Bosnie ? Je me suis demandé comment il a pu aussi vite ranger les briques (les briques du « Lego » de la Bosnie) du conflit des trois peuples dominants et des dizaines de ceux minoritaires ? Et je me suis demandé, aussi, comment il pouvait prendre de tels risques ? Il m’est arrivé d’en vouloir à l’ami (je crois que Bernard-Henri Lévy ne m’en voudra pas) d’être, parfois, plus enclin aux Bosniaques musulmans et de ne pas avoir assez vu, dans l’idée et le comportement du président Izetbegovic, les traits du nationalisme bosniaque. Je m’attendais à une critique plus grande de la partie des Bosniaques qui s’étaient militairement décidés pour une « petite Bosnie ». Et puis je me suis rendu compte, j’ai compris, que BHL a connu, peut-être mieux que moi, la souffrance et les horreurs infligées aux Bosniaques, aux musulmans Bosniaques, et qu’il les a jugées similaires à celles vécues par son peuple, le peuple juif, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Il a vécu la tragédie des Bosniaques comme celle des Juifs. En face de cela, il y avait l’immense cynisme de Belgrade quand, par exemple, le ministre des Affaires étrangères, Drašković Vuk, dans une lettre adressée à son homologue israélien, osait comparer les souffrances des Serbes à celles des Juifs victimes du fascisme allemand !

Que représentait un « soldat » comme Bernard pour la Bosnie-Herzégovine ? Un homme d’une immense énergie, d’une haute intelligence, un érudit, un cosmopolite. Un homme qui a donné un grand effort et toute sa capacité intellectuelle pour tenir la Bosnie-Herzégovine au centre de l’intérêt de la communauté européenne. Il a été déçu par Mitterrand pour qui la Bosnie-Herzégovine n’était qu’un trou sur le fifre. Déçu par le parlement européen. Déçu par l’opinion de son pays. Mais il n’a jamais renoncé. Il n’a cessé d’appeler, presque quotidiennement, à l’arrêt des souffrances pour les habitants innocents de la Bosnie. Après plusieurs essais pour initier le président Chirac à ce problème de souffrances des Bosniaques et du génocide à Srebrenica, il est parvenu à engager Chirac, à le convaincre. C’est lui qui, avec très peu d’autres, a su trouver les arguments pour vaincre ses réticences et, à travers lui, indirectement, celles des États-Unis : nous savons cela, au pays de Mostar. Pendant tout ce processus, la lucidité exceptionnelle de BHL, sa connaissance du terrain, sa ténacité, son courage, ont pesé lourd.

Le « soldat à la chemise blanche », avec une immense détermination, ayant le courage physique de passer avec nous, parmi nous, les jours les plus difficiles de la guerre à Sarajevo et dans la Bosnie Centrale, a réalisé deux films documentaires : Bosna ! (qui fut présenté à Cannes) et Un jour dans la mort de Sarajevo qui a montré aux spectateurs des cinémas et des télévisions du monde entier un état objectif du combat entre David et Goliath.

Le monde a connu le martyre et l’esprit de résistance des Bosniaques grâce à la sagesse de l’intellect de Bernard-Henri Lévy.

Il a passé des heures et des heures avec les soldats, sur les premières lignes, dans les tranchées, sous la pluie des fusils et la pluie froide. Il a partagé la vie des soldats avec la bravoure d’un homme venant de Paris, d’un autre monde, mais venant vivre notre combat. Il a partagé avec les soldats la soupe froide et le pain dur. Il les a suivis dans des marches épuisantes. Il a vécu l’attente de l’assaut venant de la tranchée adverse. Et cela, cette simple présence parmi eux, indépendamment même des images qu’il en tirait, a donné une extraordinaire motivation aux jeunes gens qui avaient entre 18 et 20 ans et qui voyaient cet intellectuel venu de France pour partager leur sort et les soutenir.

Au temps de la guerre, il y a eu quelques citoyens du pays de BHL et d’autres pays venant en Bosnie-Herzégovine – Francis Bueb, François Tanguy, Jane Birkin, Susan Sontag et d’autres qui, comme lui, étaient liés à la Bosnie-Herzégovine. On dit à Sarajevo que, celui qui boit de l’eau près de la mosquée de Bey, reste lié à Sarajevo pour toujours. Bernard-Henri Lévy fut le premier. Aussi, le plus constant. Depuis le premier moment, il s’est rangé du côté du faible, de la victime.

Le livre Le Lys et la cendre peut être utilisé comme un manuel d’histoire. Il raconte très sérieusement, très objectivement, avec un désintéressement total, cette guerre dont il fut le témoin. Et, pour cela, il peut servir aux générations de l’après-guerre, les aider à comprendre et saisir les années de la guerre 1992-1995 à Sarajevo et en Bosnie-Herzégovine. C’est un témoignage de première main, vécu de l’intérieur, sur ce que fut notre vie, notre lutte, aussi bien que le comportement sans scrupules de l’Europe et de l’ONU qui n’a pas daigné protéger son membre de l’agression des deux pays voisins. Quelle honte !

Mais je m’aperçois que j’ai presque oublié d’écrire sur Lévy philanthrope. Grâce à son humanité, qui est un des traits positifs de son caractère, il a aidé, pendant quelques années, moralement et matériellement, les enfants des victimes de la guerre en Bosnie-Herzégovine, entre 1992 et 1995. L’association « L’éducation construit la Bosnie-Herzégovine », qui fut fondée en 1994, au temps d’une guerre féroce et qui s’est donc occupée des orphelins de Bosnie, est très fière d’avoir été au centre de son attention et de son intérêt.

Pendant que je finis ce texte sur Bernard-Henri Lévy et la Bosnie, il est très important de dire que la Bosnie a besoin de son grand ami plus que jamais ! Comme une création artificielle, elle se trouve dans un lit de malade avec une perfusion. Un grand nombre des spécialistes du monde entier n’a pas encore trouvé une thérapie convenable et le nombre de ceux qui s’intéressent au cas de la Bosnie se réduit constamment ! Conscient de cela, Bernard-Henri Lévy est toujours présent en Bosnie, il continue à parler et écrire sur la Bosnie, fidèle à sa jeunesse, fidèle à sa seconde patrie. Merci pour ce que vous avez fait, ce que vous faites et ce que vous ferez encore pour la paix civile et la démocratie dans une Bosnie-Herzégovine sécularisée. Ce mot, « merci », est peu pour ce que vous méritez. Nous, Bosniens et Herzégoviens, vous voyons comme notre plus cher ami. Dans les jours les plus difficiles et les plus sombres pour les peuples de la Bosnie-Herzégovine, vous étiez là, vous étiez le haut-parleur de la vérité et de ceux qui espéraient un avenir meilleur. Salut, monsieur Bernard-Henri Lévy.


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