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Guerres oubliées

Par Philippe Boggio

Du Sud-Soudan au Burundi, de la Colombie en passant par le Sri-Lanka ou l’Angola, Bernard-Henri Lévy a lutté contre l’oubli des conflits, ces « guerres oubliées » dont les victimes sont le plus souvent sans nom, sans nombre et sans visage. Un combat de terrain, risqué et solitaire, motivé par la protection des civils, « damnés de la guerre ».

Sur la crête de Karachok au Kurdistan irakien, Bernard-Henri Lévy est accompagné du général Sirwan Barzani et de ses compagnons peshmergas.
En 2020 Bernard-Henri Lévy publie dans Paris-Match une série de reportages intitulée : “Ces guerres où se jouent notre destin”. Il se rendra sur le terrain de plusieurs guerres oubliées, comme ici au Kurdistan irakien avec le général Sirwan Barzani et ses compagnons peshmergas. ©Marc Roussel

Seul sur le terrain des guerres qui n’ont plus de sens

Pour une fois, il est seul. Souvent, lorsqu’il débarque sur un « point chaud » du globe, il a le don d’énerver les journalistes présents. On le soupçonne d’être surtout là pour faire parler de lui ; ou de philosopher, là où eux-mêmes croient se contenter de relater. Cela n’a pas manqué, à Alger ou encore à Sarajevo. Il fait avec, mais ne s’y habitue pas.

Sud-Soudan, Burundi, Colombie, Sri-Lanka, Angola. Au moins là, on n’ira pas lui chercher querelle. La presse ne s’y rend pas. Trop loin. Trop coûteux. Public occidental indifférent, évidemment. Cinq grands récits, qui paraissent dans Le Monde, du 30 mai au 4 juin 2001. Titre de l’ensemble : Les Damnés de la guerre. Cinq affrontements mal définis ; dont la plupart des gens ignorent même qu’ils se sont un jour déclarés, il y a déjà, parfois, une ou deux décennies ; qui vont leurs tueries sans témoins, sans images. Beaucoup de journalistes seraient en peine de les pointer, sans réfléchir, sur une carte, encore moins de préciser quels camps s’y combattent. Ni pour quelle cause.

Ce qu’il ambitionne ? De faire un pas de côté. De déplacer les logiques de la géostratégie contemporaine, de s’éloigner des nouveaux champs de bataille pour les observer de plus loin. À la fin des années 90, il est entraîné comme tout le monde dans des débats sinueux, souvent tronqués, sur « la fin de l’Histoire » et l’avènement du temps de « la guerre des civilisations ». L’islam contre l’Occident ; retour des guerres de religion, pieux contre incroyants ; nouveau communisme, soulevant à son tour les miséreux de la planète contre les puissants. Autour de lui, on cherche un sens aux déchaînements de feu et de mort – le sens suivant, si l’on peut dire, aux conflits qui vont s’engouffrer dans les béances laissées par la Chute du mur. Il écrit dans l’avant-propos du premier reportage :

Le déclin du marxisme, écrit-il dans l’avant-propos du premier reportage, ainsi que de tous les grands récits qui conspiraient, avec lui, à donner un sens à ce qui n’en avait pas, c’est à dire à l’infinie douleur des hommes, a fait voler en éclats ce catéchisme. Et c’est comme une grande marée qui se serait retirée, laissant derrière elle des hommes, des femmes, qui continuent de se battre, qui le font même, parfois, avec une férocité redoublée, mais sans que, dans leurs affrontements, on puisse lire la trace des promesses, des cohérences ou des épiphanies d’antan[1].

Bernard-Henri Lévy veut se rendre là où la guerre n’a plus le moindre sens. Où elle ne compte absolument pour rien dans le désordre du monde. Guerres oubliées. Sans enjeux pour la planète, pas même, au fond, pour leurs protagonistes. Guerres sans autre justification que l’habitude, ou le manque de lucidité pour y renoncer. Elles ont commencé. Alors, elles se poursuivent.

Le sort des civils : une inquiétude majeure

Chacun de ces reportages est le récit d’une sidération. « Rapport sur la banalité du pire ». Armées faméliques, logistique squelettique, chefs de guerre abrutis ou archaïques. Il part à la rencontre de guérillas restées au temps des maigres maquis montagnards du Che, en Bolivie ; de « résistances » devenues mécaniques, somnambuliques, le temps passant ; de villes fantômes – mais déclarées « libérées » ; surtout, il va au-devant des cohortes de victimes civiles, qui n’ont plus comme bagages que la pauvre mémoire de leurs morts, et le récit haché des survivants.

Gilles Hertzog, son habituel compagnon de reportage avec lequel il a encore rejoint Massoud en Afghanistan, voyage avec lui au Sud-Soudan. Mais Bernard-Henri Lévy se rend seul en Colombie, au Sri Lanka, au Burundi, en Angola. Carnets, stylos, livré à ses seules chances de progresser sans encombre. Il passe comme il le peut, par des ONG ou des observateurs de l’ONU, quand il y en a, loue des avions ou se fait embarquer, sur les pistes, dans des convois improbables.

À Bujumbura, capitale en principe pacifiée du Burundi, il avance au milieu des maisons détruites à l’arme lourde du quartier hutu de Kamangué : « atmosphère étrange, écrit-il, mélange de peur, suspicion, espoir abandonné, fatigue : longue file d’hommes et de femmes, marchant sans but, le regard vide[2] ». Autour de lui, patrouillent les paras tutsis. La rumeur court que des éléments rebelles sont entrés en ville, la nuit précédente, et qu’ils ont assassiné deux femmes, devant une église. Bernard-Henri Lévy tombe pile sur l’heure de la répression. Œil pour œil. Les paras investissent les abris, les cases de fortune, en expulsent les occupants. Universelle démonstrations de force de la soldatesque, à coups de crosse ou de canon dans les côtes, sur les plus faibles, réveillés en sursaut.

Bernard-Henri Lévy gêne. Non qu’il pourrait être le témoin d’exactions. Simplement parce qu’il faut, aux paras, contourner l’obstacle de sa silhouette. Scène non anecdotique. Il en va ainsi de tous les civils, des vieux, des mutilés, des femmes, qui paraissent, note l’écrivain, porter « leurs bébés comme de petits cadavres[3] », et qui sont ballottés, repoussés, chassés devant soi comme des troupeaux de chèvres, car ils compliquent le libre accès aux prochains affrontements entre les deux camps. Ils ralentissent l’offensive. Brouillent la tactique du jour. Entraînent des palabres diplomatiques, s’il advient que l’ONU et les ONG s’alarment trop ouvertement du sort qui leur est fait.

À Mubone, un camp de « regroupés » devenu ville à force d’attente vaine de la paix, plus personne ne se risque à parier. Les civils sont certains de perdre. Devant eux, les rebelles, qui tiennent les collines ; derrière eux, l’armée gouvernementale. Ou l’inverse, selon les jours. Quelle que soit la direction choisie, et qu’ils soient eux-mêmes hutus ou tutsis, la probabilité est forte qu’ils soient malmenés, rackettés ou enrôlés. Même en temps normal, quand le bruit des armes ne déchire pas le silence, quand s’échine à renaître un peu de « quotidienneté », et que s’entrouvrent des bistrots où l’on peut enfin parler foot, l’identité de l’oppresseur varie rapidement. À la nuit tombée, Mubone change de maîtres. Les forces hutus de la région viennent se servir, en aliments ou en filles, et repartent avant que ne s’éveille la troupe – qui réprimera les libertés prises pendant la nuit, comme c’est la règle.

N’être plus grand-chose aux côtés de ceux qui n’ont rien

« Trous noirs[4] », note Bernard-Henri Lévy. « Zones grises[5] ». Sous-humanité de bois mort, bras, jambes, têtes, sur le sol, qui encombre des armées ivres, droguées ou affamées, souvent composées à la hâte d’enfants devenus fous, et qui concourent toutes, dans ces no man’s land, au Top 10 de l’humanité la plus sanguinaire. Une fois passés les check-points, attendu, escorté, l’écrivain tombe sur des chefs de guerre souvent urbains, aux petits soins, qui lui font servir du thé ou le méchoui, en habillant leurs boucheries de discours rationnels.

C’est John Garang, leader d’une interminable résistance au régime de Khartoum, dans les steppes du Sud-Soudan et les monts du Pays Noubas, qui cite la Bible, les écrits du général de Gaulle, et rêve d’un Soudan réunifié. Comme chez les autres commandants en chef qu’il peut approcher, pendant sa série d’enquêtes, Bernard-Henri Lévy est frappé par le soudain besoin « d’un auditoire[6] », qui transparaît dans les plaidoyers du N°1 du SPLA. Par « la chimère lointaine[7] » qui habite celui-ci, et qui, du fond de sa clandestinité, l’empêche de réaliser ce que son combat a de dépassé. Même dans ce sud éloigné, où fleurissent les installations pétrolières, aux mains de compagnies étrangères. Le régime islamique de Khartoum se préoccupe moins, dans ces régions, de défendre sa population contre la menace de John Garang que d’y protéger l’or noir. « Le Sud-Soudan n’est plus qu’un gigantesque sous-sol où sont mêlés son pétrole et ses morts[8] », écrit le philosophe.

Après la parution de la série d’articles, Bernard-Henri Lévy réunit ses textes dans un livre, en y ajoutant une sorte de déambulation philosophique et mémorielle : Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire. Auschwitz, Guernica, Sarajevo. Conflits et génocides des autres ou d’hier, mais dont il appelle volontairement les fantômes. « Appels de notes », comme il nomme ces textes courts et numérotés, qui découlent de passages de ses reportages. Hegel, Nietzsche, Bataille, Sartre, lectures, références à ses maîtres d’hier ou aux contradicteurs de son temps. La revisite, aussi, du souvenir de ses propres engagements passés. Ainsi faisant, d’une certaine façon, il tente de ramener au centre, de sauver encore, les fourmis du Burundi ou du Sri Lanka, « ces destitués, ces déchus, ces hommes en trop[9] », en les associant, là, entre ces pages, aux grandes ou plus grandes catastrophes de l’heure.

Il dit aussi ce qu’il va faire dans cette galère. C’est vrai, pourquoi passer ainsi du confort occidental à ce dépouillement d’envoyé spécial, et, moralement, à ces mises à mal consenties ? Qu’est ce qui le pousse, au-delà « des raisons vertueuses[10] » ? Essentiellement, « l’amour des identités diverses[11] », répond Bernard-Henri Lévy. La liberté d’être plusieurs, « tout et rien, multiple et personne[12] ». Tromper son monde. Déjà, ses détracteurs qui se plaisent, depuis les années 70, à lui assigner le rôle de nanti cosmopolite. On le croise au Café de Flore ou sur les tapis rouges du Festival de Cannes, là où croit-on, il fait bien d’être, et ferait bien de rester ? Oui, mais le lendemain, dès l’aube et, s’il le faut, dans le même costume, il s’envole pour une contrée perdue où ses moyens, ses influences, son statut social, voire international, ne lui seront plus d’aucune protection. Vertige et repos pris dans les chutes, brutales, d’une histoire personnelle. Se battre, à Paris, pour se distinguer, puis, au Sud-Soudan, soudain, pour n’être plus grand chose, aux côtés de ceux qui ne sont rien.

Note de bas de page (n° 1)

Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Paris, Grasset, 2001, p. 25.


  1. Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Paris, Grasset, 2001, p. 25.

  2. Note de bas de page (n° 2)

    Ibid., p. 78.

  3. Ibid., p. 78.

  4. Note de bas de page (n° 3)

    Ibid., p. 79.

  5. Ibid., p. 79.

  6. Note de bas de page (n° 4)

    Ibid., p. 16.

  7. Ibid., p. 16.

  8. Note de bas de page (n° 5)

    Ibid., p. 29.

  9. Ibid., p. 29.

  10. Note de bas de page (n° 6)

    Ibid., p. 134.

  11. Ibid., p. 134.

  12. Note de bas de page (n° 7)

    Idem.

  13. Idem.

  14. Note de bas de page (n° 8)

    Ibid., p. 128.

  15. Ibid., p. 128.

  16. Note de bas de page (n° 9)

    Ibid., p. 246.

  17. Ibid., p. 246.

  18. Note de bas de page (n° 10)

    Ibid., p. 165.

  19. Ibid., p. 165.

  20. Note de bas de page (n° 11)

    Idem.

  21. Idem.

  22. Note de bas de page (n° 12)

    Ibid., p. 166.

  23. Ibid., p. 166.


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