I

Idéologie française

Par Alexis Lacroix

La France a des démons qu’elle n’arrive pas, encore aujourd’hui, à exorciser. Le concept théorisé par Bernard-Henri Lévy dans L’idéologie française a brisé le tabou sur le fascisme à la française, le pétainisme et ses disciples. Les polémiques suscitées par l’investigation de cette dérive tricolore sont nombreuses. Ce concept a engendré une scission dans le monde intellectuel que l’on peut toujours vérifier.

Photo en noir et blanc du gouvernement de Pierre Laval (à gauche de Pétain) prise sur le perron du pavillon Sévigné à Vichy en juillet 1940, avec le Maréchal Pétain, symbole du concept d'idéologie française, au centre.
Le Maréchal Pétain (au centre) et le Gouvernement de Pierre Laval en juillet 1940, sur le perron du pavillon Sévigné à Vichy.

Un transcendantal du pétainisme

Il y a un avant et un après L’Idéologie française : au moyen d’une prose tendue et scandée, que Philippe Sollers a qualifiée de « meilleur français critique », le philosophe ne s’est pas contenté de nettoyer les « écuries d’Augias » de la mémoire collective. Son éloquence persuasive et alarmée a déployé une vision inédite, dérangeante de ce « pays étrange », bruissant de secrets murmurés et ceint d’un « obscur foyer de nuit ».

Bernard-Henri Lévy a ainsi été, en France, depuis la Libération, le premier intellectuel, à dessiner un transcendantal du pétainisme : il a, certes, abordé la Révolution nationale comme le sommet de la lâcheté et le comble de l’abjection ; il a surtout conçu le pétainisme, moins comme une catégorie du temps que comme une catégorie de la pensée ; il l’a envisagé, non dans la seule dimension de l’histoire politique et institutionnelle, mais dans le paysage des idées, de leur circulation et de leurs reconfigurations. À la lumière de son approche inédite, le « siècle de M. Pétain », ainsi que devait le nommer l’historien Alain-Gérard Slama, cessait soudain de se résumer aux seules années de la Révolution nationale.

L’objet du livre de BHL est à la fois simple et d’une prodigieuse ambition : forer dans les profondeurs de notre tradition littéraire et dans l’inconscient de la langue pour y déceler les prédispositions à un pétainisme d’autant plus redoutable que, phénomène culturel avant que d’être politique, celui-ci apparaît structuré comme un langage.

Un pétainisme dont l’audace de sa relecture critique consiste à rappeler que la chaîne signifiante où il s’ordonne fut, en réalité, bien antérieure au « cauchemar sinistre et glacé de Vichy » ; un pétainisme dont BHL retrace la patiente, la diabolique germination, en 330 pages qui revisitent la « banquise de textes » où se figea son glacis d’obsessions. L’ex-normalien imprégné de l’enseignement de Louis Althusser se fait, pour l’occasion, gramsciste, certain que les renversements d’un « bloc historique » préparent les victoires politiques, ou bien – c’est selon – les désastres, du lendemain. C’est exactement ce qui a eu lieu, très en amont de la Révolution nationale, avec « l’idéologie française  » : des auteurs fort divers, campant sur des positions éthiques et politiques souvent incompatibles, qu’ils aient eu pour noms Vacher de Lapouge, Georges Sorel, Proudhon, Édouard Drumont ou… Paul Valéry, ont pavé la voie au pire : dès les dernières décennies du XIXe siècle, avant même l’heure de vérité de l’Affaire Dreyfus, et suivant l’indication du Julien Benda de La Trahison des clercs, ces mauvais bergers du sens ont failli à leur mission. Il se sont mis à flatter les démons de l’appartenance, à jouer la société matricielle et corporative contre la société ouverte, traçant ainsi les contours d’une « infamie discrète et parfois brutalement explosive ». L’Idéologie française raconte leur dévoiement, et documente la patiente genèse d’un « racisme infiniment sournois », bien différent de celui qui sévissait alors dans l’aire germanique, qui permit à une France défaite d’accueillir comme une divine surprise le songe glauque du « remembrement organique » d’une société « dévitalisée » par la Révolution nationale. Le pétainisme, donc, déchiffré comme un inconscient : tel est le pari de BHL, dont la dette envers Lacan n’est, ici non plus, pas anecdotique.

Investiguer les racines du fascisme tricolore

1er janvier 1981. À cette date, le jeune philosophe a publié des reportages, puis un livre sur la guerre du Bangladesh, Les Indes rouges, un essai sur la modernité de la Bible et le génie du monothéisme, Le Testament de Dieu, et une charge contre l’idée réactionnaire de communisme, La Barbarie à visage humain. Comme il l’a expliqué bien plus tard, il croit alors fermement « aux vertus conjuguées de la philosophie, du style et du combat politique ». Althussérien, donc, mais d’obédience malrucienne… Quatre ans après la bataille des « Nouveaux Philosophes », il ne doute pas non plus de la nécessité d’« ouvrir un nouveau front dans la juste lutte contre le mensonge français ». L’urgence, dès lors ? Mettre en échec, justement, les stratégies de l’oubli qui, au tournant des années 80, sur fond de revival négationniste, entre provocations de la Vieille Taupe et réarmement doctrinal d’un néo-paganisme d’ultra-droite, s’affirment avec vigueur.

Alarmé par ce qu’il nomme la « grinçante rengaine » d’une France « miraculeusement immunisée contre les grands délires barbares qui ont ensanglanté le siècle », le philosophe veut opposer à la forclusion un travail d’investigation sur les origines idéologiques du « fascisme aux couleurs de la France ». Dans son viseur, bien sûr, la droite, cette droite française bercée par sa pieuse amnésie ; mais la gauche aussi, ou, tout au moins, cette partie de la gauche, antilibérale et indifférente aux droits de l’homme, dont Simone Veil, ainsi que Walter Benjamin, avaient déploré en leur temps qu’elle fût incapable de s’opposer au fascisme, car ce dernier lui semblait inscrit dans la noueuse pâte des choses. BHL est loin alors de deviner que cette « descente en abîmes » va achopper sur un obstacle : les tirs croisés des « truqueurs », arc-boutés sur le credo de l’innocence de la France : en quelques jours, leur déni concerté transmue L’Idéologie française en épicentre d’une tempête qui, plus de trois décennies après, n’est pas tout à fait retombée.

Accueil houleux, scandale record. Sa thèse centrale, on l’a compris, c’est l’existence, tacite, souterraine et, à la lettre, presque indiscernable, d’un fascisme singulier, spécifique et, pourtant, irréductible, d’un vertige tellurique et régressif qui a lentement pris forme, dans le cours le plus intérieur de notre culture : un fascisme nourri des sédiments grisâtres d’une longue « révolution conservatrice » dédouanée par des auteurs a priori insoupçonnables comme Péguy et Mounier. Un fascisme dont il tente, avec pour seule arme l’énonciation, d’enchaîner le délire à l’ordre d’un discours.

Une thèse inaudible ? Une thèse iconoclaste, à coup sûr, pour la France du giscardisme finissant, car elle assèche d’un coup la source vive des disculpations, de droite ou de gauche, de la séquence Vichy : autant de dispositifs mentaux prompts à recoder les quatre années de la Révolution nationale en une parenthèse accidentelle et regrettable, en un état d’exception qui, à la fin des fins, ne compromettrait en rien la France éternelle. L’Idéologie française, c’est sa force et c’est son crime, insiste sur la banalité d’une abjection – celle du pétainisme. Le philosophe déclarera, en 1995, dans une préface pour la traduction bosniaque du livre :

Le vrai problème, l’enjeu du livre, c’était l’identification d’un fascisme français dont je proposais d’entendre, et de prendre au pied de la lettre, les protestations de patriotisme, le nationalisme aigre, mais finalement assez sincère, la haine de l’Allemagne, l’attachement au terroir occupé, quand ce n’était pas la volonté de « résister », mais oui ! à la pression et au modèle hitlériens – l’arrière-pensée étant d’y opposer (ce fut, jusqu’à l’occupation de la zone sud, en novembre 1942, tout le calcul, par exemple, de la fameuse école d’Uriage) un modèle proprement français.

Réception critique

Avec de telles prémisses, Bernard-Henri Lévy était quasiment certain de liguer contre lui un front très vaste, conjoignant les chrétiens de gauche aux communistes appuyés, à l’autre bord du spectre idéologique, par un maurrassisme encore fort d’une influence en sursis. Quatre mois avant la présidentielle de 1981, il est l’homme par qui le scandale arrive. Qu’on en juge : exception faite, par exemple, d’un Raymond Aron terrifié à l’idée d’une rupture de la concorde nationale, la plupart des critiques de L’Idéologie française relèvent moins alors de la réfutation intellectuelle que du refus, plus ou moins dilatoire, de la discussion critique. Ainsi, le sociologue Daniel Lindenberg, membre du comité de rédaction de la revue Esprit et auteur, à cette date, d’un essai sur la faiblesse de la tradition marxiste en France, reproche à BHL d’œuvrer à la « disculpation de l’Allemagne ». Dans le camp conservateur, c’est l’ancien communiste Alain Besançon qui tranche avec mépris : « Son ouvrage n’atteint pas le niveau requis pour que la critique proprement dite puisse s’exercer ». Quant à un intellectuel de centre gauche comme Jacques Julliard, il rédige de sa propre initiative une critique sévère du livre, en menaçant la direction du Nouvel Observateur de lui donner sa démission dans l’éventualité où elle ne serait pas publiée…

Tant d’effervescence, tant d’affolement tiendraient-ils au fait que les lectures flibustières que le philosophe revendique déjà, au risque de la « décontextualisation » et, regrette Aron, « sans la moindre compréhension des cas de conscience qui se posèrent à d’innombrables bons Français », prennent à revers les procédures de l’historiographie universitaire ? Ou est-ce que son ouvrage, en estompant le partage consacré entre pétainistes et « collabos », donne le tournis à une certaine mémoire ? La critique signée par Aron (sous le titre lapidaire de « Provocation ») semble valider la seconde hypothèse : « Il nous annonce la vérité pour que la nation française connaisse et surmonte son passé, il jette du sel sur toutes les plaies mal cicatrisées, s’inquiète le vieux professeur. Par son hystérie, il va nourrir l’hystérie d’une fraction de la communauté juive, déjà portée aux paroles et aux actes du délire. »

Le cas de l’École d’Uriage

Le débat reste sans doute ouvert, mais rien n’illustre avec plus d’éclat la tempête suscitée par BHL que la réception réservée aux pages qu’il consacre à Uriage : la fameuse école des cadres d’Uriage, fondée par un jeune officier démobilisé, Pierre Dunoyer de Segonzac, avait pris ses quartiers, au matin de la Révolution nationale dans un château de l’Isère, pour y former les futurs cadres dirigeants du niveau régime. L’auteur affirme que, si Uriage passa, dès la fin de l’année 1942, à la Résistance, c’est-à-dire bien avant l’immense majorité des résistants français, et qu’en outre, si certains cadres issus du mouvement firent montre dans le maquis du Vercors, d’une bravoure remarquable, il n’en est pas moins exact qu’entre 1940 et 1942, cette école se voulut et devint le laboratoire « des valeurs les plus fondamentales » du pétainisme.

C’en était trop, et les intellectuels, comme disait drôlement Revel, du « lobby d’Uriage » déclenchèrent la contre-offensive. Leur mot d’ordre : sauver, coûte que coûte, le soldat Mounier. Pour laver les soupçons pesant sur le père de la doctrine personnaliste, pilier d’Uriage, le ton adopté par les contradicteurs de BHL se fait vif, et condescendant :

La différence entre nos calomniateurs et nous, c’est que, pour eux, le fascisme reste une idée, tonne Jean-Marie Domenach dans Le Matin du 15 janvier 1981 […]. Ce qui leur manque, c’est d’avoir rencontré un fasciste, – pas un gentil écrivain comme A. de Benoist, un vrai fasciste, avec mitraillette et tête de mort. Quand le pays est tenu par ces gens-là, l’« éthique littéraire » ne sert pas à grand-chose. Il faut se battre. À coups de fusils, quand on en a. C’est ce que nous avons fait, nous, de l’école d’Uriage, passée à la résistance armée au début de 1943. C’était ça notre fascisme – pour permettre à Lévy de publier aujourd’hui librement ses insanités.

Un témoin de cette manœuvre de revers n’est guère surpris : c’est le philosophe Jean-Toussaint Desanti. Le livre de Bernard-Henri Lévy, explique-t-il dans l’incontournable Matin, est « dur à entendre » pour les deux pôles complémentaires et complices, dans la France de 1981, de la nébuleuse idéologique pointée par le livre… Si un « parti aux frontières indécises mais assez vaste » se met en ordre de bataille, c’est que, dans le « suaire étouffant » d’un Hexagone convaincu d’avoir traversé le siècle innocent, la mise au jour d’une vérité nettement plus contrastée est indésirable. Et pourtant, BHL n’en démord pas : ce qui, martèle-t-il, contribua le plus, à l’heure du « délaissement » évoqué par Emmanuel Levinas,  à inverser la patrie des droits de l’homme en son contraire, ce ne furent pas les trajectoires fracassées  des pèlerins de Sigmaringen, ni la grimaçante offre de services à l’Allemagne nazie de « collabos » notoires et groupusculaires : ce fut, tout au contraire, l’accoutumance à l’inacceptable d’hommes et de femmes que « l’idéologie française » avait comme mithridatisés contre le pire.

Le tabou du pétainisme

Un autre couvercle, sous lequel « pourrissent les eaux les plus empoisonnées du passé et du présent nationaux », est descellé par son livre : c’est le tabou de la signification du pétainisme. Dans sa recension, Desanti évoque la « sédimentation » idéologique diffuse dont Bernard-Henri Lévy fait la trame de son enquête :

Une sorte de boue, de monstrueux sédiment, nourricier cependant, et que l’on nommera, si l’on veut, de ce nom symbolique : « fascisme », voilà ce qui gît « au fond du cœur » de ces Français aux têtes si distinctes : Pétain et Thorez, Péguy et Drumont, Proudhon et Jules Guesde, Sorel et Bergson, Marchais et la nouvelle droite ». Et d’ajouter : « Les têtes sont différentes ; elles n’ont pas la même posture. Mais à mi-corps tous sont embourbés.

La formule est lapidaire, au prix d’une inévitable injustice, tant les trajectoires éthiques personnelles d’un Drumont et d’un Bergson sont, au sens propre, incommensurables : quand le premier popularise la formule macabre d’un antisémitisme « ni droite ni gauche », le second, juif du savoir et de l’étude, rattrapé à la fin de sa vie par le cauchemar glacé de Vichy, réclame à des autorités prêtes à l’en exempter de partager avec ses coreligionnaires le port de l’étoile jaune. Reste que Desanti n’a pas tout à fait tort. Car les figures disparates qu’il convoque ont concouru, à des degrés divers, et parfois à leur insu, à la viralisation de « l’idéologie française » : toutes peuvent être reconduites à « la matrice, à la fois philosophique et littéraire, dont la plupart des éléments se perpétuent jusqu’à aujourd’hui » et qu’« il suffit de synthétiser pour qu’apparaisse, sinon le pire, du moins son site : culte des racines et dégoût de l’esprit cosmopolite, haine des idées et des intellectuels dans les nuées, antiaméricanisme primaire et refus des “nations abstraites”, nostalgie de la “pureté perdue” ou de la “bonne communauté” ».

Conséquences et actualités de « l’idéologie française »

Les idées, en France, plus qu’ailleurs, ont des conséquences… L’anti-individualisme, l’antilibéralisme et, si l’on ose dire, l’anti-idéalisme, c’est-à-dire le naturalisme exacerbé, dessinent le trépied doctrinal du pétainisme. « L’idéologie française » ne met pas, malgré les apparences, la pulsion passéiste au poste de commande : comme l’avait bien senti Drumont, l’audace révolutionnaire du précipité doctrinal qui s’invente dans les dernières décennies du XIXe siècle consiste plutôt à ériger en fétiche le « substantialisme spontané des sociétés ». C’est une synthèse panique où bon sang et bon sens s’épaulent et se confortent – contre la Raison, contre l’esprit d’examen, contre les « verbeuses » abstractions. Humiliant toutes les obligations humaines par l’exaltation des dieux de fer et de bois, une « religion séculière » chtonienne et tellurique se noue, qui assigne les individus à des rivages obscurs où leur singularité s’épuise. BHL ne recule certes pas toujours devant une éloquence démonstrative dont la maturité l’a guéri. Reste que les pages haletantes qu’il consacre au dégorgement de l’irrationnel, à cette première défaite de la pensée qu’a consacré, avant même l’Affaire Dreyfus, la célébration tendance de La Terre et les Morts, donnent une idée approchante du désastre que, bien plus tard, un philosophe comme Levinas, marqué par le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie, désignera sous le nom de « servitude de la racine ». Le pétainisme, tel que L’Idéologie française propose de le comprendre et de le combattre,  n’est pas une réaction parmi d’autres, un énième avatar de la « rhétorique réactionnaire » (Albert O. Hirschmann) : c’est un organicisme, qui culmine dans une façon d’arranger le lien social, de substituer aux gestes conscients des citoyens des adhérences subies, de fondre la communauté des citoyens dans une « communauté des communautés », pour enfin installer le primat de la coutume en lieu et place du droit. Or justement : ce « fascisme aux couleurs de la France » ne peut pas nous laisser aujourd’hui indifférents. Parce que son dispositif essentiel – la recherche d’une origine qu’on ne peut posséder, qui tenaillait le dernier Péguy – s’est mis en place bien avant 1940, à l’initiative d’esprits que l’auteur qualifie d’« apprentis-sourciers ». Et parce que, dans cette plaine du sens déjà brûlée par l’allumette des superstitions locales, la machine à disloquer les grands signifiants d’universalité s’est emballée. Un vertige, suggère l’auteur, peut-être pas forcément surmonté. Trente ans après sa parution, si L’Idéologie française n’a pas perdu sa pertinence, c’est que les pièces du puzzle sont là, inchangées. Ce que l’auteur de Ni Marx ni Jésus n’a en revanche pas pu anticiper, c’est à quel point cette « arme tactique », si elle a exercé, en 1981, une action performative immédiate sur le déblocage du black out mémoriel, a livré aussi un décodeur, un « avertisseur d’incendie » benjaminien qui, aujourd’hui, peut (re)servir. Face à d’autres urgences, d’autres menaces.

Bien employé, « l’idéologie française » s’avère être un philosophème encore pertinent. Non pas, comme on le répète parfois sottement, pour humilier le sentiment national parfaitement légitime sous le fardeau d’une « repentance » illimitée… Mais plutôt pour identifier les nouveaux foyers incandescents de l’obscurantisme.Dans Ce grand cadavre à la renverse, en 2007, le philosophe invoque la notion d’idéologie française comme un capteur, face à « ce pullulement d’idées qui ne sont pas toujours parvenues à la claire conscience des acteurs principaux », et à « ces officines idéologiques où le concept de libéralisme, l’idée d’Europe, la politique des droits de l’homme ou le rêve d’une humanité générique, sont méthodiquement broyés ». « L’idéologie française » ? Un opérateur de vigilance qui, délesté de sa charge polémique, renseignerait, par exemple, sur la reprogrammation accélérée d’une partie du logiciel de la gauche par un lexique et une doctrine venue de la rive politique opposée – un tableau de bord synoptique qui signalerait le rapt du progressisme par ce que le philosophe nomme la « droiche ». Et de ce rapt, de ce hijacking récent, l’un des symptômes les plus flagrants serait, note encore le philosophe, la rétraction d’une part notable progressisme vers l’anti-américanisme, cet « aimant du pire », cet « autre socialisme des imbéciles ». Un autre signe, encore, en serait l’accueil enthousiaste réservé par tant de doctrinaires de la néo-radicalité anticapitaliste aux thèses décisionnistes de Carl Schmitt, le célèbre juriste du IIIème Reich.

« L’Idéologie français » ou la régression de la pensée

Comme Bernard-Henri Lévy l’a rappelé dans L’Idéologie française, il n’en a d’ailleurs pas toujours été ainsi dans le camp du Progrès : longtemps, la gauche – ou tout au moins son avant-garde – a été viscéralement libérale (attachée à l’État de droit) et plutôt favorable aux États-Unis. Se souvient-on, par exemple, que Boukharine et tant de socialistes français, de Guesde à Jaurès, exhortèrent les communistes à « ajouter l’américanisme au marxisme », suivant d’ailleurs l’indication d’un Marx admiratif des États-Unis, ce pays « magnifique », et le « lieu de l’émancipation politique accomplie » ? Mais, là encore, autre hypothèse : et si « l’idéologie française », parce qu’elle aura continué à irradier après la Libération, avait constitué un prodigieux encouragement à la régression intellectuelle ?Songeons-y en effet un instant : ni Barrès prétendant voir l’origine de la démesure états-unienne dans leur fondation sur la seule foi d’une promesse contractuelle, ni Maurras dressant le portrait d’une fédération « névropathe », ne pouvaient cependant imaginer qu’un jour, à la faveur d’une inversion monstrueuse, propre aux courts-circuits de « l’idéologie française », l’usinage de cet épouvantail théorique – « l’Amérique intérieure » – trouverait ses promoteurs les plus acharnés… à gauche. Et ce jour est arrivé, paradoxalement, à la Libération : après les communistes des années 30 exhalant leur aversion pour une « gauche américaine » dont ils fantasmaient le cerveau agissant en la personne du ministre des Travaux publics et des Transports du cabinet Blum, Jules Moch, on se souvient que Maurice Thorez, en pleine Guerre froide, devait déployer la logomachie la plus écoutée, en vitupérant un Hollywood accusé de faire « de nos jeunes filles les esclaves dociles des milliardaires américains » (sic). Depuis la chute du communisme, il n’est pas sûr d’ailleurs que les choses se soient, sur ce point, arrangées : que dire de cette cohorte d’intellectuels néo-radicaux, d’ailleurs plus ou moins « chics », qui s’évertuent à transmuer l’« Empire », comme ils disent, en site planétaire de la Catastrophe ? Que penser de la façon dont ces hommes qui prétendent refonder en prestige et en raison l’« hypothèse communiste » renouent, parfois à leur insu, avec la virulence des fascismes français (et, faut-il le préciser, allemands) à l’endroit de l’hydre « Amerikke » ? Qu’écrire sur la rapidité avec laquelle ces anticapitalistes, dans un bord-à-bord avec l’autre extrême, font leur toutes les catégories mentales, et la sémantique haineuse, qui tenaillaient, jadis, les préfascistes Drieu, Morand, Maulnier, dont un autre philosophe, André Glucksmann, a retracé l’histoire doctrinale ? On peut reprocher sans doute beaucoup de choses à L’Idéologie française, cette œuvre de jeunesse et de fougue. On ne peut nier que ce livre ait pointé une aberration au royaume de France, depuis que Drumont a fait école : depuis, très exactement, que le fondateur de La Libre parole, transvaluant les signes et les affiliations idéologiques, a mis au point le brouilleur politique le plus redoutable, qui autorise, en 2012, des racistes venus de l’extrême droite à faire la leçon à des universalistes sociaux-démocrates ou sociaux-libéraux, et ce, en les doublant sur leur gauche. En ce sens, le livre mal né de BHL était prophétique, et Clavel, conséquent avec lui-même, l’a salué, quand Aron, timidement, se bornait à renvoyer son auteur à ses chères études, pour ne pas s’avouer à quel point il partageait secrètement certaines de ses fulgurances sombres. Relisons son article déjà cité : « Le fascisme n’a jamais “pris” en France, comme une mayonnaise ne prend pas. Les idéologies des années 30, de type communautaire, anti-individualiste, n’ont jamais débouché en dehors des cénacles de l’intelligentsia parisienne. Elles ont accédé au pouvoir à la faveur d’une catastrophe nationale », affirmait l’honorable professeur.

C’est fort de cette vérité historique qu’Aron, à la manière dont on refoule une perception désagréable, s’est empêché de réfléchir jusqu’au bout à l’objet même du livre de son cadet : la viralité de l’idée fasciste, capable d’exister et de prospérer sous selon des modalités plus variées que celles de la prise du pouvoir d’État ; c’est, aussi, à l’appui de cette conviction rassurante que le sociologue, après avoir multiplié, dans les derniers mois de sa vie, en 1982 et 1983, les articles de L’Express où affleure une persistante sous-estimation du phénomène lepéniste, devait témoigner contre l’historien israélien Zeev Sternhell et son concept de « droite révolutionnaire », dans le procès qui opposait ce dernier à Bertrand de Jouvenel. Il n’est pas anodin que ce fût un libéral de centre-droit qui s’agaçât de l’audace du libéral de centre-gauche qu’était déjà BHL. En France, les idées ont une mémoire plus tenace encore que l’eau selon Émile Benveniste : à la pointe de la vigilance antitotalitaire, on trouvait hier, et l’on trouve encore aujourd’hui, des ressources de lucidité et d’acuité critiques plus inépuisables chez les libéraux-progressistes que chez les libéraux-conservateurs.


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