I

Israël

Par Collectif

Tout a été dit sur le lien qu’entretient Bernard-Henri Lévy à l’État d’Israël. Et parce que tout a été dit, il convient d’éclaircir, une bonne fois pour toutes, le rapport intime du philosophe à la terre des Hébreux.

Bernard-Henri Lévy intervient dans une conférence à l'Université hébraïque de Jérusalem en Israël en compagnie de Benny Lévy.
Conférence de Bernard-Henri Lévy à l’Université hébraïque de Jérusalem en compagnie de Benny Lévy.

Bernard-Henri Lévy est un infatigable défenseur de l’État d’Israël, cela ne fait pas de doute.

D’ailleurs, ses détracteurs, au premier rang desquels on compte en France le très progressiste Monde diplomatique, ne se privent pas de le rappeler – ainsi, Alain Gresh dénonçait-il[1] le sionisme irréductible de Bernard-Henri Lévy, et sa défense d’Israël qu’il attaquait, lui, frontalement, au nom de la lutte contre tout « occupant » – y compris lorsqu’il se fait poignarder dans la rue.

Mais le « sionisme » de BHL – ce surnom lui vaut de la part d’une certaine partie de ses contempteurs, en particulier dans une certaine gauche française, mais aussi dans une doxa musulmane excitée par quelques médias, ses plus fracassantes malédictions – est beaucoup moins primaire, beaucoup plus complexe qu’on ne veut bien le dire.

Certes, dans son activité d’éditorialiste, au sein du journal Le Point (son « bloc-notes » qu’il continue imperturbablement depuis des décennies chaque semaine), il est rare qu’une année se passe sans que, plusieurs fois, Bernard-Henri Lévy n’engage le combat, là contre la duplicité de l’autorité palestinienne, ici contre le cynisme du Hamas, et surtout contre les réflexes et les tropismes antijudaïques où, de nos jours, se retrouvent si souvent une certaine extrême-droite et une certaine extrême gauche françaises (amenée à l’antijudaïsme par ce que BHL appelle « la concurrence victimaire ») et internationales. Ainsi, le 29 septembre 2011[2], ou encore le 5 janvier 2017[3], ou encore, le 26 avril 2018 (cette fois, dans un article plus laudatif que défensif, puisqu’il avait été rédigé à l’occasion des 70 ans de l’État d’Israël[4]) – mais les exemples sont beaucoup plus nombreux. Chaque remous de l’actualité dans cette région du globe, en particulier lors des « Intifadas » palestiniennes, et des immanquables ripostes de l’État Hébreu, voient Bernard-Henri Lévy reprendre la plume et ferrailler, là au nom de la nécessité de se défendre, toujours en soulignant la mesure avec laquelle Israël se donne des limites dans les actes de rétorsion, au nom d’une comparaison avec d’autres sites mondiaux de conflit, en particulier en Orient, et enfin et surtout pour montrer qu’Israël, unique en son genre dans la région, est une vraie démocratie.

Il faut dire que l’activité de Bernard-Henri Lévy est loin de se centrer sur les questions de la défense et de la survie de l’État Hébreu. Comme l’attestent nombre de ses livres et de ses films, ce sont toutes les situations de conflit et, surtout, de persécutions des populations par des états, des groupuscules ou des milices, qui suscitent son engagement, son témoignage, sa réflexion. On peut même dire que cette détermination est chez lui un acte de naissance, et que sa vocation intellectuelle, de même que sa conception, dans les années 70, de la « Nouvelle Philosophie » le déterminaient aussi bien à une revue de toutes les idéologies, d’un point de vue théorique, qu’à une intervention sur toutes les scènes du monde, d’un point de vue pratique.

Car Bernard-Henri Lévy est un homme de sa génération, qui éprouva dans la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, et plus largement dans le XXe siècle, une scansion radicale de l’histoire occidentale, qui forçait à un réexamen de toutes les radicalités politico-philosophiques.

Mais ce n’est pas tout. Bernard-Henri Lévy est, dans sa jeunesse dessinée par sa culture familiale[5], un juif européen d’un genre particulier, d’un genre ultime si l’on peut dire – celui qui voit dans le judaïsme, à la façon du poète Heinrich Heine, une malédiction. Non pas un de ces juifs viennois à la fois très juifs, par l’ascendance galicienne ou jekke, et très déjudaïsés par l’allégeance à la culture habsbourgeoise dominante, Bernard-Henri Lévy commence son parcours de juif « à la française », dans une famille d’origine algérienne, séfarade, mais surtout très francisée. À l’instar de nombre de juifs français, c’est par la politique que l’ascendance de Lévy manifeste sa relation à la culture ambiante – en témoigne, par exemple, l’engagement d’André Lévy, son père, dans la guerre d’Espagne, caractéristique d’une certaine conscience politique française.

De tout cela, il ressort que le cosmopolitisme, ou l’internationalisme très prononcés de Bernard-Henri Lévy se sont moins dessinés sur les bases de cet « esprit d’exil » qu’on trouvait dans un certain judaïsme supranational d’Europe centrale, que sur celles d’un examen systématique, et tactique, des évolutions politiques aussi bien régionales qu’internationales.

Mais la relation de Bernard-Henri Lévy à l’aventure d’Israël a pris un tout autre tour, ainsi qu’il s’en ouvre dans l’Esprit du judaïsme[6]– quand il a été confronté, en 1967, aussi bien aux paysages   du jeune pays déjà rescapé d’une guerre foudroyante, qu’à l’esprit pionnier dont le plus grand d’entre eux, Ben Gourion, lui apporta témoignage pour la première interview que le jeune normalien ait  jamais réalisée. Exaltation du désert, de l’ardeur fondatrice, beauté des ciels et des sols, tout cela offrit à ce juif initialement de négation un fort désir d’affirmation.

À cette aventure s’ajoutent les maîtres connus dans le cadre de l’ENS, ou hors les murs – Derrida, d’abord, et Levinas, bien sûr, ensuite.  C’est par la bande, donc, mais aussi très en profondeur qu’une sensibilité nouvelle s’est suscitée, en lui, à l’égard non plus de la culture contemporaine d’Israël, mais de sa tradition immémoriale, si chèrement défendue, sur la scène philosophique, par Levinas.

Dès lors, Lévy, s’ouvrant aux questions posées par l’étude juive, et en particulier à celles de la relation si singulière dont aussi bien la Bible que le Talmud portent témoignage à l’égard du pouvoir (lire à ce titre la conférence longue et fouillée de 2008, donnée à New York[7], sur la question de la souveraineté d’Israël), est parvenu à l’âge adulte de sa relation à l’état hébreu. Trop bouleversé par les découvertes textuelles qui lui révélaient le génie juif, et sa souveraine distance à l’égard de la politique et du pouvoir, il a dès lors tenu une posture toujours complexe, où les amours diverses qu’il vivait avec le juif tentaient une forme de synthèse ou d’unité. À la tendresse inextinguible pour l’aventure d’Israël et la voie de survie qu’elle offrait aux juifs, y compris à l’égard de l’avenir historique qui pouvait une fois encore se retourner contre le Juif, s’adjoignait la très grande méfiance du cœur profond du Judaïsme, découvert progressivement, à l’égard de la politique, méfiance d’autant plus importante pour lui – en manière de « jardin secret », ainsi qu’il le thématisera dans L’Esprit du judaïsme – qu’il vivra justement la plus grande part de ses expériences et de ses engagements sur le terrain de la politique internationale.

C’est pour cela que Bernard-Henri Lévy ne peut se réduire à l’image de toutes façons confuse du « sioniste » que certains veulent voir en lui – sans trop savoir ce qu’ils entendent dans ce mot, sinon ses résonances sataniques. Soucieux d’une « paix » avec la Palestine – il s’est plusieurs fois rendu dans les universités palestiniennes et a dialogué avec les intellectuels locaux – il l’espère moins idyllique que « sèche », c’est-à-dire réaliste (on peut à ce titre se reporter à son texte Pour une paix sèche[8]qui révèle en lui moins un faucon qu’un adversaire des « colombes » qui ne prennent pas la mesure d’une nécessité de construire cette « solution à deux états » sur des bases extrêmement concrètes, précises, seules capables de conjurer l’abîme presque métaphysique qui grève la résolution du conflit.)

De la même façon, il sait qu’on attendra toujours Israël au tournant qui est non seulement celui de l’hostilité, mais surtout celui d’une exemplarité presque nécessaire du peuple juif, fidèle en ce titre à sa vocation millénaire. C’est pourquoi, malgré son absence d’engagement religieux au sens strict et pratique qu’il revêt dans le Judaïsme, c’est vraiment dans une conjonction du judaïsme d’âme et d’esprit biblico-talmudique, avec l’aventure moins nationaliste que rédemptrice (pour le juif) et pionnière (pour les hommes ?) de l’État Hébreu, qu’il faut situer la relation de Lévy à la question toujours brûlante de l’État d’Israël.

 

Note de bas de page (n° 1)

 Blog du Monde diplomatique, 26 octobre 2015 : « Pourquoi Bernard-Henri Lévy reste inaudible pour les Palestiniens (et pourquoi il faut s’en féliciter) ».


  1.  Blog du Monde diplomatique, 26 octobre 2015 : « Pourquoi Bernard-Henri Lévy reste inaudible pour les Palestiniens (et pourquoi il faut s’en féliciter) ».

  2. Note de bas de page (n° 2)

     Bernard-Henri Lévy, « Sur une demande palestinienne qui ne sert pas la cause de la paix », Bloc-notes in Le Point, 29 septembre 2011.

  3.  Bernard-Henri Lévy, « Sur une demande palestinienne qui ne sert pas la cause de la paix », Bloc-notes in Le Point, 29 septembre 2011.

  4. Note de bas de page (n° 3)

     Bernard-Henri Lévy, « Israël, Obama et les Nations Unies. » Bloc-notes in Le Point, 6 janvier 2017.

  5.  Bernard-Henri Lévy, « Israël, Obama et les Nations Unies. » Bloc-notes in Le Point, 6 janvier 2017.

  6. Note de bas de page (n° 4)

     Bernard-Henri Lévy, « Soixante-dix raisons de célébrer – et aimer – Israël. » Bloc-notes in Le Point, 30 avril 2018.

  7.  Bernard-Henri Lévy, « Soixante-dix raisons de célébrer – et aimer – Israël. » Bloc-notes in Le Point, 30 avril 2018.

  8. Note de bas de page (n° 5)

     Bernard-Henri Lévy s’en ouvre en particulier dans L’esprit du judaïsme, « Un roc nommé Sion », p. 123-132.

  9.  Bernard-Henri Lévy s’en ouvre en particulier dans L’esprit du judaïsme, « Un roc nommé Sion », p. 123-132.

  10. Note de bas de page (n° 6)

     Ibid.

  11.  Ibid.

  12. Note de bas de page (n° 7)

     Bernard-Henri Lévy, « L’étrange expérience de la souveraineté juive », in Questions de principe XI : Pièces d’identité, Paris, Grasset, 2010, p. 385-407.

  13.  Bernard-Henri Lévy, « L’étrange expérience de la souveraineté juive », in Questions de principe XI : Pièces d’identité, Paris, Grasset, 2010, p. 385-407.

  14. Note de bas de page (n° 8)

     Bernard-Henri Lévy, in Questions de principe IX : Récidives, Paris, Grasset, 2004, p. 713 sqq.

  15.  Bernard-Henri Lévy, in Questions de principe IX : Récidives, Paris, Grasset, 2004, p. 713 sqq.


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