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Jean Cocteau

Par Liliane Lazar

Dans Les Aventures de la liberté, BHL, composant un dialogue intérieur sur Cocteau, a exploré les nuances du « Prince des poètes ».

Portrait en noir et blanc de Jean Cocteau par Germaine Krull en 1929.
Jean Cocteau par Germaine Krull, Paris 1929. ©Germaine Krull Estate, Folkwand Museum.

Jean Cocteau et Bernard-Henri Lévy

C’est Jean-Cocteau-le-Touche-à-Tout qui a fini par séduire Bernard-Henri Lévy, malgré certains aspects néfastes de cette trop grande facilité à s’exercer dans tous les domaines et dans tous les genres. Mais le talent, voire le génie, de Cocteau, qui est parvenu, avec le temps, à cesser d’imiter les autres (et son originalité est éclatante dans le domaine cinématographique), méritent, aux yeux de Bernard-Henri Lévy, le respect. Il admire le fait que Cocteau a peu à peu assumé sa singularité sexuelle, avec un courage et un panache qui manqué à Gide, et il penche, quand il compare la gentillesse, ou plutôt la bonté, de Cocteau à la méchanceté de Mauriac, davantage vers le premier que vers le second. Par ailleurs, il tempère, s’il le regrette, le déficit de sensibilité politique de Cocteau. La double version des Aventures de la liberté (série télévisée et essai littéraire sur les engagements des intellectuels, de l’affaire Dreyfus à la fin du XXe siècle) est significative des balancements de Bernard-Henri Lévy à cet égard. Autant, dans la série télévisée, il pointe son Salut à Breker en pleine Occupation, autant, dans le livre, composant un dialogue intérieur entre lui-même et lui-même sur Cocteau, il atténue l’image froide qu’il en donnait dans la série, éclaire son parcours pendant l’Occupation, rappelle l’ostracisme et la haine dont l’accablèrent les distingués auteurs de la NRF, les surréalistes et bien d’autres notables du monde littéraire ou artistique de son temps et du nôtre.

Bernard-Henri Lévy à propos de Jean Cocteau

« – Il y a un écrivain dont vous ne parlez pas (dans L’Idéologie française) et qui jouit, à vos yeux, d’une extraordinaire impunité : c’est Jean Cocteau. Alors pourquoi ? […] Est-ce qu’il n’a pas écrit dans La Gerbe ? dans Comoedia ? Est-ce qu’il n’y a pas le témoignage du vieux José Corti qui, en mai 1944, au restaurant Le Catalan , où l’autre a ses habitudes, vient le voir sur le thème : « vous mangez avec les Allemands que cela vous serve au moins à m’aider à sauver mon fils déporté » ? et est-ce qu’il n’est pas établi que « le prince des poètes », étourderie ou indifférence, ne bouge pas le petit doigt ? Est-ce qu’il n’y a pas eu le Salut à Breker, enfin, dont il sent d’ailleurs lui-même, et tout de suite, qu’il sera, le moment venu, la pièce la plus lourde de son dossier ?

– […] Le Salut à Breker, d’accord. Mais pas d’hymne à l’hitlérisme. Pas d’euphorie devant la victoire allemande. Pas de Solstice de juin. Ni de Chronique privée de l’an 40. Ni de dénonciations, bien sûr. Ni, publiquement du moins, de déclarations antisémites. Et pour un manquement enfin, dans le cas du fils Corti, aux règles de l’honneur, combien d’interventions à commencer par celle, vaine mais sincère, en faveur de Max Jacob ? Ajoutez à cela c’est la seconde raison qu’il y a un autre Cocteau dont il faut, si l’on va par-là, parler autant que de celui-ci et qui est son opposé exact. C’est le Cocteau qui était, le saviez-vous ?, l’un des éditorialistes vedettes, avant la guerre, du journal d’Aragon, Ce soir. Un Cocteau de gauche. Un Cocteau antifasciste. Un Cocteau qui n’est pas, mais alors pas du tout, de cette famille pétainoïde. »

« Dialogue avec moi-même sur la question Cocteau », dans « Les Aventures de la liberté », Grasset, 1991, pp. 140-141.

« – Je me demande si Cocteau n’aurait pas été l’écrivain le plus haï de son époque, et de la nôtre. On a oublié cette haine. On a oublié l’invraisemblable persécution dont les surréalistes, par exemple, n’ont cessé de le poursuivre. Breton : « l’être le plus haïssable de ce temps ». Péret : « Cocteau ? une crotte d’ange. » Éluard : « et puis, sans rougir, car nous parviendrons bien à l’abattre comme une bête puante, prononçons le nom de Jean Cocteau ». Les numéros de La Révolution surréaliste où l’on évoque, sans se gêner, ses mœurs. Les coups de fil délateurs à sa mère. Les courses-poursuites dans la rue. Savez-vous qu’on tabasse Cocteau dans ces années ? que ses spectacles sont systématiquement perturbés ? savez-vous que, pendant toute cette période, il a dû quitter les salles de cinéma avant la fin de la séance, car il savait que René Char l’attendait à la sortie ? […] Ce qui m’émeut, moi, c’est de l’entendre gémir sur l’injustice qui lui est faite. C’est de le voir se battre comme un diable pour se faire reconnaître comme l’un des leurs par les gens de la NRF. C’est de le savoir si bouleversé quand on l’écarte. Si heureux quand on l’accueille. C’est cette phrase : « mon nom court plus vite que mon œuvre » ; cette autre : « Malraux, Montherlant, Sartre, Camus, Anouilh, on les envisage ; moi, on me dévisage ». C’est la haine qu’il se témoigne. Les coups qu’il se porte à lui-même. C’est qu’il soit un cinéaste génial, un prosateur de premier ordre et qu’il ait tout organisé, en effet, pour occuper ce rôle mineur dans le paysage de son époque. J’aime, je le répète, que cet homme ait entrepris, sans le vouloir ni le savoir, de jouer si clairement sa vie contre son œuvre. »

Idem, p. 146.


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