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Jean-Paul Sartre

Par Gilles Hertzog

BHL sartrien ? Gilles Hertzog revient sur le parcours philosophique et littéraire de Bernard-Henri Lévy. Un parcours qui l’a mené, par le lecture et l’étude approfondie des textes, à Sartre, disons aux Sartre. Au terme de son enquête, Le Siècle de Sartre, Lévy donne son explication à propos des reniements et des retournements de la vie de l’auteur des Mots.

Portrait en noir et blanc de l'écrivain et philosophe Jean-Paul Sartre, travaillant à son bureau.
Portrait de Jean-Paul Sartre en avril 1970. ©James Andanson

BHL Sartrien ?

BHL sartrien ? Sartre, son saint patron ? À ce point, vraiment ? Pour preuve, direz-vous, son Siècle de Sartre (1999), cette somme dédiée au Pape de Saint-Germain-des-Près. Mais depuis quand une biographie signe-t-elle immanquablement l’adepte, le pieux dévot ?

Reprenons.

BHL sartrien ? Jeune Normalien en 68, ses maîtres en philosophie furent, aux temps glorieux du structuralisme et de l’antihumanisme théorique, Althusser, Foucault, Lacan, Barthes. Et dix ans plus tard, lors de sa découverte du judaïsme philosophique, Levinas prenait leur relève. Pour la génération de Bernard-Henri Lévy qui eut vingt ans en mai 68, Sartre aura été ce pontife déclinant qu’on dédaignait de lire, parfait inconnu au bataillon philosophique de la Pensée 68. Le Sartre d’alors ? « Le Sartron » un has been cartésien décrété hors-jeu, avec son humanisme existentialiste, le sujet comme avènement du pour-soi triomphant de l’en-soi des choses, la conscience comme intentionnalité, sans parler de la transcendance de l’ego héritée de Husserl, de l’homme jeté dans le monde et de son absolue liberté ! Bref, pour des cerveaux althusséro-foucaldiens, tout un « fatras » subjectiviste, que balayaient leurs radicalités déconstructionnistes dans la sphère des idées et les pratiques gauchistes en politique. Juste bon, l’Ancien, le Sartre historique, la statue Sartre, à jouer les idiots utiles, signer au bas des pétitions, se faire embarquer dans les manifs sauvages devant les caméras du monde entier (« On n’arrête pas Voltaire », dira de Gaulle), et parrainer les nouvelles luttes ouvrières, féministes, de libération et autres. Outre que, dans le même temps, ce même Sartre (avec Genet) couvrait de son autorité morale les pires dérives « révolutionnaires » (« compréhension » de l’attentat anti-israélien des J.O. de Munich de 1972 ; soutien, la même année, dans Libération, à la justice de classe et au procès populaire intenté contre l’infortuné notaire de Bruay-en-Artois, Pierre Leroy, accusé à tort du meurtre d’une jeune fille ; visite en 1974 à Andreas Baader, chef de la Fraction Armée rouge, dans sa cellule du pénitencier de Stammheim). Alors…

BHL biographe du même, vingt ans après. Sartre le retour, vraiment ? L’existentialisme, vraiment ? Cette vieille lune, cette naphtaline ? Le Sartre marxiste et son fameux « horizon indépassable de notre temps » ; le compagnon de route du PCF, aux années noires du stalinisme ; le suiveur zélé, à l’aube de la décennie 70, des Maos de la Gauche Prolétarienne en plein terrorisme intellectuel : Sartre l’archéo, ce gauchiste impénitent, le grand homme, vraiment, de l’auteur de La Barbarie à visage humain et du Testament de Dieu? Et puis encore, cet être disgracieux qui se trouvait laid et ne s’aimait pas ; ce nomade sans attaches ; Sartre et sa Grande Sartreuse, Simone de Beauvoir : le maître en existence de BHL, vraiment ? Le Solal de la philosophie, en empathie profonde avec « le Sartron » ? Deux figures de l’engagement, deux idiosyncrasies intellectuelles aux antipodes l’une de l’autre, qui en disconviendrait ?

Eh bien si. Là encore, Sartre vraiment. Et même, à tous égards, Sartre le Patron. « Il faudrait tout relire de Sartre » dit un jour de 1990, au terme d’une longue parousie, son futur exégète, en guise d’épiphanie. Cette foudre sartrienne, cette ouverture soudaine à Sartre allait se faire peu à peu litanie : « Une aventure des plus fortes et des plus fécondes de l’histoire de la pensée française » ; « La dernière aventure philosophique du XXe siècle » ; « Une façon de répondre du siècle » ; « C’était notre jeune homme. » Dernière citation, qui dit le fond de ce retour à Sartre : « Le vrai rendez-vous était là, avec Sartre. Pas avec Camus ou Malraux. »

La lecture des Mots

Rien, pourtant, n’était moins évident que ce rendez-vous posthume, rien n’était moins inscrit au départ qu’un BHL sartrien. « J’étais parti pour n’être d’aucune façon sartrien », avouera l’intéressé, son grand’oeuvre sur Sartre achevé.

De fait, les choses avaient mal commencé. Deux visites au reclus du boulevard Edgar-Quinet puis rue Schoelcher : deux déconvenues. L’oubli de Sartre durera deux décennies. Puis, à l’approche du millénaire, la découverte éblouie, article après article, d’un Sartre jusqu’alors jamais lu, à l’exception, très tôt, des préfaces légendaires à Aden Arabie de Nizan (1960) et aux Damnés de la terre de Franz Fanon (1961), des Réflexions sur la question juive (1946), où l’être-juif est le produit en creux de l’antisémitisme, et des Mots (1964).

Vingt ans passent. 1990, Sartre enfin dûment « envisagé », le temps de lire et se jeter dans le fleuve Sartre était venu. Immersion silencieuse, plusieurs années durant, dans l’homme-siècle, vie et œuvre indissociées. Et, au sortir, fin 1999, ce monument, Le Siècle de Sartre, que les Sartriens patentés, d’abord circonspects (que vient faire cet iconoclaste dans notre pré carré ?), saluent très vite comme la somme savante, inespérée, qui sort Sartre de son purgatoire, en montre l’increvable modernité. L’admiration de son biographe pour Sartre ne s’est jamais démentie depuis. Lévy, le dernier fils de Sartre. Son enfant prodige.

Reprenons.

Sartre, de prime abord, est un quasi-inconnu au panthéon béhachélien. Piètre philosophe ; penseur inutile. Sauf Les Mots, lus par hasard en 1971 au Bangladesh. Impossible de tenir pour rien ce coup de tonnerre dans la République des Lettres qu’avait été, quelques années auparavant, l’écrivain et contemporain majeur prenant congé urbi et orbi de la littérature. Éblouissement de Bernard-Henri Lévy devant ces fausses confessions, à rebours du genre en majesté établi par Rousseau. Fascination pour cette entreprise implacable de démystification de soi, écrite dans une langue parodique et cynique, maniant l’autodérision tout au long de ce récit de l’enfance d’un chef, ce petit monstre transformé en pur ventriloque par des adultes en extase, fabriqué avec leurs mots et leurs regrets, aliéné par eux à vie et enjoint d’écrire à vie, tel un sacerdoce sans fin, pour sauver ses malheureux frères humains de leur déréliction ! Mais, en même temps, perplexité du lecteur BHL devant cet adieu suprêmement littéraire à la littérature-même. Visite, à son retour du Bangladesh, du jeune admirateur au maître. Sartre comme absent, déjouant l’attente de son visiteur, explique mécaniquement son livre, répète, à l’instar de la condamnation platonicienne de l’art et de la poésie, ces trompeuses mimèsis, que la littérature est un leurre, une futilité, une chimère, une imposture (les mots à la place des choses, la fiction à la place du réel, le Verbe à la place du Monde), qu’elle porte en soi la haine de la vie, bref qu’elle est une névrose et que seule compte, seul rachat possible, « la cause du peuple ».

L’enquête sur les Sartre

Deuxième approche quelques années plus tard, au lendemain de La Barbarie à visage humain (1977). Simone de Beauvoir est là, d’emblée hostile à ce Nouveau philosophe salué par la presse bourgeoise, venant, à ses yeux, circonvenir son compagnon de pensée de toute une vie avec des thèses forcément « réacs ». Beauvoir qui surveille l’entretien ; qui y met bientôt fin, au motif de Sartre fatigué.

Plus rien pendant dix ans. BHL écrit Les derniers jours de Charles Baudelaire (1988). Pas une allusion dans les gloses d’après publication au Baudelaire de Sartre (1947), « en opposition à qui j’ai écrit le mien », confiera plus tard BHL.

1990, première brèche sartrienne dans le glacis Lévy, qui livre le récit ému de sa rencontre avec Sartre, à propos des Mots, près de vingt ans plus tôt.

1993, quelques lignes dans une chronique, sur le Genet (1952) de Sartre. Mais c’est le signe qu’a commencé clandestinement l’exploration du continent Sartre.

Quatre années d’incubation, « où je cuvais mon Sartre en secret ». Quatre années entre exaltation, partage, et détestation. Car le « premier Sartre », celui de La Nausée (1938) et de L’Être et le Néant (1943), le rebelle nietzschéen, le libertaire, le pessimiste absolu, le penseur contre soi-même, le tenant de la négativité sans emploi, du Non à l’ordre du monde, aux choses, à la nature, au Propre et à une quelconque essence de l’homme, au groupe en fusion, à tout vitalisme, que découvre Lévy avec enthousiasme, ce « premier Sartre » artiste va se muer après-guerre en un second et tout autre Sartre, qui se fera, trente ans durant, le parangon du stalinisme, puis de Castro, puis, carrément, du terrorisme, avant de rompre, in extremis, avec l’idée de révolution et la conception politique du monde, et d’entrevoir sa rédemption finale et la résolution de sa grande impasse philosophique entre le Moi et le pour-autrui, entre le rebelle devant la condition humaine et l’engagement envers le monde, dans un duo (interrompu par sa mort à soixante-quinze ans, en 1980) avec Benny Lévy, qui l’introduit à la métaphysique de Levinas où l’Autre prend la place de l’Être, cet Être absolu et sa Totalité sans partage que lui assignait de toute éternité la philosophie occidentale. L’éthique, là, se substitue à l’ontologie classique. Ce troisième et dernier Sartre, prenant conscience de la positivité juive, déclarera avoir trouvé dans la Bible les rudiments d’une ontologie et d’une morale nouvelles, et renoue, à la veille de sa disparition, avec une pensée de résistance. Ultime et grandiose retournement d’une vie entière faite de retournements. Dernière remise en cause du grand Sartre, de nouveau fidèle, trente ans plus tard, à lui-même.

Tout, durant cette immersion passionnée de Lévy en sartrisme, cette quasi-empoignade amoureuse, va être passé au crible d’une enquête polyphonique, véritable enquête de moralité philosophique (dont Sartre sortira encore grandi), mixte d’empathie et de distanciation, d’analyse critique et de pénétration psychologique, dans une proximité de plus en plus étroite au philosophe de la liberté autant qu’à l’homme Sartre.

Tout y est. Le Sartre existentiel : la vie comme projet libertaire ; le pari de l’authenticité et de la transparence à soi ; les amours nécessaires, les amours contingentes ; les grands voyages-reportages, l’Amérique de 1945, l’URSS (où il se dupe lui-même), Cuba (Ouragan sur le sucre, 1960), Israël ; le touriste stendhalien (Ah, l’Italie ! Ah, Venise !) ; les combats sans nombre pour tous les persécutés de la terre, les humiliés, les opprimés, les colonisés, les indomptés.

Et puis, plus encore, le Sartre « machine à faire des livres », comme il se qualifiait lui-même : romancier, philosophe, homme de théâtre, homme de cinéma, journaliste engagé, critique, artiste. Lévy arpentera, disséquera, théorisera, problématisera livre après livre, l’admirable Nausée, Le Mur (1939), Bariona (1940), L’Être et le Néant, Qu’est-ce qu’un collaborateur? (1945), Les Chemins de la Liberté (1945), L’Existentialisme est un humanisme (1945), Les Carnets de la drôle de guerre (1983), Situations I-X (1947-1976), Qu’est-ce que la littérature(1948), La Reine Albemarle ou le Dernier Touriste (1952), Les Communistes et la paix (1952-54), Critique de la raison dialectique (1960), L’Idiot de la famille (1971-72), Lettres au Castor (1983-1995).

Tout de Sartre y passera, dans la ferveur et le tranchant philosophique. Tout plus le reste : les essais sur la littérature et l’art, dont le célèbre Le Tintoret (Situations IV, 1964), les textes politiques, dont L’Affaire Henri Martin (1953), les textes réputés mineurs, les éditoriaux et articles dans Les Temps modernes, dont Sartre fut le directeur, les présentations, les préfaces (outre Nizan et Fanon, Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute (1947), Orphée noir de Senghor (1948), Portrait d’un aventurier de Roger Stéphane (1950), Portait du colonisé d’Albert Memmi (1957), La Question de Henri Alleg (1958), Le Traître d’André Gorz (1958), les entretiens, les réponses, dont la fameuse Réponse à Claude Lefort (1953), à propos du marxisme et du PCF, .

Tout, jusqu’au dernier Sartre, le Sartre « juif » de L’Espoir maintenant (1980), ces dialogues métaphysiques avec son secrétaire Benny Lévy, qui feront crier au détournement de vieillard, par la tribu sartrienne, mais qui auront, en amont de son rendez-vous avec Sartre tel qu’en lui-même la mort ne l’avait pas changé, mis Lévy sur le chemin d’un génie tutélaire, longtemps méconnu de ceux-là mêmes –BHL en tête – qui, dans leur débat avec le siècle, allaient se découvrir ses héritiers en titre.

Lévy explique les reniements et retournements de Sartre

Reprenons encore.

BHL est redevable à Sartre, dans l’ordre philosophique, de trois choses principales : l’antihumanisme, l’antinaturalisme, l’antihistoricisme.

Sauf qu’un second Sartre aura été infidèle à ce premier Sartre sans feux ni lieux, à ce Sartre de jeunesse en désaccord avec le monde et avec lui-même. À ce premier Sartre de la liberté évoqué plus haut, va succéder, et quasi se substituer après-guerre un tout autre Sartre, le Sartre de l’engagement militant, un Sartre désormais de part en part politique y compris dans l’ordre de la littérature, un Sartre progressiste qui s’oblige à devenir marxiste, le Sartre désormais de la fraternité-terreur du groupe en fusion, le tenant des bonnes communautés et de l’amour du genre humain, un Sartre coupable d’être Sartre et, peu ou prou, habité par la haine de soi, ne voyant d’expiation que par le Peuple et la révolution, et qui voudra tuer en lui l’écrivain (« Que pèsent les mots face aux millions d’enfants mourant de faim »). Un Sartre « navrant et navré », qui, dit Lévy, dans une véritable nuit de l’esprit, se sera compromis, aura côtoyé, justifié l’infamie totalitaire presque jusqu’au bout. Tristesse de Sartre, conclut son biographe. Même si, ici et là, parfois à son insu, le premier Sartre, que pointe généreusement Lévy, resurgit au cœur du second, se cabre, résiste, telle une antidote souterraine, à l’abdication devant l’Histoire et ses catégories sanglantes (et ce sera le Sartre du Manifeste des 121 appelant en pleine guerre d’Algérie à soutenir le FLN, l’écrivain Sartre composant inlassablement en plein compagnonnage maoïste son gigantesque Flaubert).

Que s’est-il passé, interroge longuement Lévy, pour que l’ « impeccable » premier Sartre fasse place à ce point au second et s’égare, confonde le bien avec le mal, avant la rédemption finale de L’Espoir maintenant?

Trois stations sur ce Golgotha du reniement sartrien, trois explications selon Lévy.

Première station : en 1940 au Stalag où il est prisonnier, Sartre découvre, transfiguré d’emblée en obligé du genre humain, la fraternité avec ses codétenus, lui qui tenait jusqu’alors le rassemblement de ses semblables pour un troupeau pogromiste en puissance, et crée à leur intention Bariona, une pièce unanimiste sur la naissance du Christ !

Deuxième station : La Critique de la raison dialectique (1960). Le premier Sartre qui, dans L’Être et le Néant (1943), refusait les prestiges de la dialectique et tenait tête, fort de ses lectures de Kierkegaard, Nietszche, Husserl et Heidegger, à l’hégélianisme et son historicisme sans appel, fait amende honorable et subordonne l’existentialisme, cette philosophie de la liberté, à la lutte des classes aux fins de la révolution prolétarienne transformant le travail du négatif en eschatologie libératrice.

Troisième station du Sartre « renégat » de lui-même : Les Mots. C’est là, plus encore qu’ailleurs, dans cette quasi auto-analyse déguisée en autobiographie, que Lévy va tenter de lire la clé du retournement sartrien en son funeste contraire.

Outre que l’ordre d’écrire fut intimé à Sartre par les adultes et ne relève en rien de sa liberté propre mais de sa névrose d’enfant forcé, la religion littéraire, loin d’être la marque d’un quelconque intérêt, d’un quelconque souci, d’une empathie pour le genre humain, se parerait-elle d’aménité, emprunterait-elle un masque désintéressé, altruiste ou humaniste, est, en vérité, cette entreprise folle « d’écrire pour me faire pardonner mon existence. » Véritable ego-prison des mots, c’est, selon la formule fameuse, une maladie qui se prend pour un remède. D’où le suicide littéraire de Sartre, le meurtre assumé, prôné des mots, l’autodissolution de l’écrivain dans le militant. Telle est l’explication sartrienne.

Mais Lévy ne s’en contente pas. Reprenant le fameux : « On guérit d’une névrose. On ne guérit pas de soi », Lévy va faire de cet adieu de Sartre à lui-même l’irrépressible désir d’un homme voué aux livres plus qu’à la vie, fils sans père (donc sans loi à enfreindre, et donc privé de rébellion), trop choyé par une mère en extase devant son « Poulou » et « sevré d’une véhémence », puis gentil Normalien, d’embrasser sur le tard la révolte incendiaire contre le monde qu’il admirait tant jadis chez son petit camarade Nizan, fuyant, à peine reçu à l’agrégation de philosophie, pour Aden, loin des « chiens de garde » de la bourgeoisie qu’étaient Bergson et autres philosophes. Cette même révolte que le jeune Sartre admirera bientôt chez le Gide des Caves du Vatican, puis chez le coronel Malraux de la guerre d’Espagne et chez les Surréalistes.

Loin des enfances maudites qui produisent les grands révoltés, les Rimbaud, les Lautréamont, Sartre éprouvera très tôt le complexe de l’enfant heureux, voué aux insurrections tardives des petits-bourgeois. « Tâchons, écrit-il dans sa préface à Aden Arabie de 1960 (il a alors cinquante-cinq ans…), de retrouver le temps de la haine, du désir inassouvi, de la destruction, ce temps où André Breton, à peine plus âgé que nous n’étions, souhaitait voir les Cosaques abreuver leurs chevaux dans les bassins de la Concorde ». Faute de « hargne sacrée » dans sa jeunesse, Sartre, conclut Lévy, « fait à cinquante ans, en accéléré, ce qu’ont fait, à vingt, les Enfants terribles du XXe siècle. Il fut un enfant sage, il sera un effrayant vieillard. »

Mais la clé de ces deux Sartre en un, ajoute in fine Lévy, en une espièglerie freudienne, n’est-elle pas à chercher dans son double prénom, le Jean de l’Apocalypse et le Paul implacable du christianisme militant ? Redondant cette figure du Double désaccordé, Lévy, dans un ultime commentaire, évoquant le strabisme de Sartre, cet homme à double foyer, aux deux postures, aux deux visions du monde si contraires, se demande, mi-potache mi-sérieux, s’il n’aura pas été le Moby Dick de la philosophie et des Lettres modernes, le cachalot rebelle en guerre avec les hommes, et aux yeux si écartés qu’il embrassait la mer entière, comme Sartre embrassa son siècle.

Ceci, enfin :

Et puis, comme s’il avait compris l’usage que les salauds pouvaient faire d’un monde où l’on aurait décrété que l’homme est vraiment mort, le pari sur un « sujet » à qui, puisqu’il n’est plus un « étant », il reste la ressource d’être une idée – mais c’est déjà beaucoup, une idée ! c’est un principe ! c’est la règle d’une morale ! c’est le support possible de droits ! c’est ce qui fait qu’un homme, même s’il n’est plus l’image de l’Homme, peut être justiciable de droits de l’Homme ! […] Comment faire, après la mort de l’homme, pour que les droits de l’homme ne soient pas les droits morts d’un homme mort ? Eh bien voilà. Sartre[1].

Note de bas de page (n° 1)

Bernard-Henri Lévy, Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, p. 267-268.


  1. Bernard-Henri Lévy, Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, p. 267-268.


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