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Mai 68

Par Philippe Boggio

Si Bernard-Henri Lévy a rencontré des militants maos à l’avant-garde de la révolte de Mai 68, sous l’impulsion de Louis Althusser et Benny Lévy, et s’il s’est montré curieux des mouvements intellectuels de l’époque, il est demeuré en marge des émeutes.

Photo en noir et blanc prise le Le 6 mai 1968, des étudiants et des protestataires font face à la police, à Paris, devant la librairie Joseph Gibert près de la Sorbonne.
Le 6 mai 1968, des étudiants et des protestataires font face à la police, à Paris, devant la librairie Joseph Gibert près de la Sorbonne. ©AFP/Jacques Marie

L’avant-garde du « joli mois de mai »

Quand commencent les « évènements de Mai 68 », en gros, à Nanterre, avec le Mouvement du 22 mars, tout est déjà joué. La révolution prolétarienne n’aura pas lieu.  La liesse étudiante va exulter, par la grève des facs, puis celle du pays ; la Sorbonne insurgée va tenir le rôle d’un Fort Alamo que les forces de l’ordre ne songeront pas à prendre, dans un Quartier latin dépavé, sous les clameurs saluant les charges de « CRS-SS ! ». Tout y sera, du décor et de la mise en scène, sauf le cœur de chauffe, le noyau atomique, sauf la levée du peuple.

En Mai 68, Bernard-Henri Lévy ne sera jamais qu’un observateur des plus sceptiques. Et pourtant, ironiquement, il se retrouve placé, dès son entrée, en 1966, dans la classe d’hypokhâgne du lycée Louis le Grand, au plus près de l’avant-garde prochinoise qui s’emploie à jeter les bases théoriques du soulèvement des prolétaires, dans les sous-sols de l’École Normale Supérieure (ENS). Un an plus tôt, à l’Union des étudiants communistes (UEC), les militants proches du PCF ont été débordés par les marxistes-léninistes, qui fondent l’Union des jeunesses communistes, marxistes-léninistes (MJC-ml), avant de s’engager plus résolument encore, au gré des scissions groupusculaires, dans la voie maoïste.

Autour du jeune Bernard-Henri Lévy, des idéologues de 18 ans. Des discoureurs brillantissimes et enfiévrés, certains même déjà « maos », tous au moins marxistes-léninistes. Ils savent déjà que se trame une révolution, rue d’Ulm, où loge l’ENS. Ils partagent aussi une même admiration pour un philosophe que dédaignent les communistes : Louis Althusser, « restaurateur du marxisme », « caïman » de l’école et premier maître à penser de ses élèves.

Bernard-Henri Lévy et les maos

Le futur BHL n’est pas des plus mauvais. Il va même réussir à intégrer Normale Sup du premier coup, septième, après six « bicas » (redoublants) et « cubes » (triplants), ce qui constitue une performance assez rare. Toutefois, les premières semaines, il se sent en décalage. Presque monté de province. Il réalise que s’il lit beaucoup, il lit moins que ses voisins de cours ; il pense juste, à gauche, inspiré par l’antifascisme de son père, André Lévy ; naturellement antitotalitaire, donc, et déjà préférant Camus à Sartre. Son père propose de lui faire donner des cours particuliers.

C’est dans ce contexte qu’il fait la connaissance de Louis Althusser qui lui présentera son répétiteur :

Mon père, un peu effrayé par les médiocres notes de mes premières dissertations de français, m’envoie, pour consultation, à son ami Jean-Pierre Vernant. Vernant, après un rapide examen, m’expédie à son tour à un certain Louis Althusser. Lequel me reçoit dans son bureau, au rez-de-chaussée de l’École Normale, et très pro, très grand toubib qui, sûr de son diagnostic, vous met entre les mains de son interne le plus brillant[1].

Ce « Normalien au visage aigu », c’est Benny Lévy, alias Pierre Victor, originaire d’une famille égyptienne modeste, l’un des chefs anti révisionnistes en rupture d’UEC et futur champion de la Gauche prolétarienne (GP) avec Robert Linhart. Les deux garçons doivent se plaire, Bernard doit cesser peu à peu de représenter « le prototype du fils de famille » pour Benny Lévy, car celui-ci, les cours de rattrapage bouclés, l’entraine à sa suite. Il ne cherche pas vraiment à le convertir, il l’introduit dans le Gotha pré-mao. Il lui présente Jacques Broyelle et François Rivenc ; deux anciens, aussi, les premiers althussériens, Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, qui deviendront ses amis.

Il lui présente également Robert Linhart : pour la plupart de ces intelligences véhémentes, leur inspirateur à tous. Robert Linhart, qui mènera loin l’expérience, marquante pour le passage sur terre du maoïsme à la française, de « l’établissement » en usine de l’élite de la rue d’Ulm et des facs parisiennes. Embauché clandestinement à l’usine Citroën de la Porte de Choisy, il en tirera plus tard un livre qui fera grand bruit, L’Établi (éditions de Minuit).

Les gauchistes aristocratiques de la rue d’Ulm

Dès lors, le fils d’André Lévy assistera à peu près à toutes les étapes de l’épopée prochinoise tricolore. Avec une poignée d’hypôkhagneux, il sera au fond de la salle, dans les catacombes de l’école, pour la fondation de l’UJC-ml ou pour la soirée d’hommage, après la mort du Che ; encore, dans les manifs des « comités Vietnam de base ». On ne lui pose pas de question, puisqu’il est venu avec Benny Lévy.

Il est ahuri ; hostile aussi, par éducation, à cette idéologie de gardes rouges, sectaire, plus totalitaire encore dans l’intention que le soviétisme, dont elle dénonce « les abandons ». Il les critique, mais revient régulièrement à eux. Il les trouve « charlots », ce sera son qualificatif, plus tard, mais se découvre curieux de leur messianisme. Très beaux esprits dévoyés. Un sens certain de la perdition. Avant même d’intégrer Normale sup, il assiste à la gestation d’une illusion ouvriériste dans l’antre le plus symbolique de l’élitisme national. Contre sens absolu. Cependant, il ne peut se départir de la conviction de voir des penseurs de haute volée, illuminés, et résolument engagés dans la subversion de leur propre destinée. « Des gauchistes aristocratiques », dira-t-il encore, et pour tout cela, leur gardera sa sympathie.

Mai 68 : un rendez-vous manqué

Le « joli mois de mai » survient sur ce mouvement d’avancées et de reculs adopté par le jeune homme. Il n’en est pas. Ou pas vraiment. Pour tout dire, les maos non plus n’en sont pas. Pris par surprise. L’avant-garde manque Mai 68, trop occupée à sa campagne d’« établissement » en usine, et à ses confrontations avec les syndicats. Beaucoup ont choisi la clandestinité, et tentent de se fondre dans les milieux ouvriers, d’autres scissionnent encore, ou décrochent, déjà découragés.

Ses amis assurent qu’on verra bien le fils d’André Lévy à quelques manifs. Plutôt dans leur périmètre élargi, souvent, ou sur les trottoirs. Pour un peu, celui-ci pourrait reprendre à son compte la critique que son entourage prochinois adresse à ce « printemps » étudiant : « petit-bourgeois ». En mai, Bernard-Henri Lévy est donc souvent chez lui, et s’il suit les péripéties de la rue ou des AG en amphi, c’est surtout, dans sa chambre, à la radio.

Note de bas de page (n° 1)

Bernard-Henri Lévy, Les Aventures de la liberté, Paris, Grasset, 1991, p. 353.


  1. Bernard-Henri Lévy, Les Aventures de la liberté, Paris, Grasset, 1991, p. 353.


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