Pierre Drieu La Rochelle et Bernard-Henri Lévy
Bernard-Henri Lévy a scruté à plusieurs reprises la figure trouble de ce dandy perdu, chez qui André Malraux saluait néanmoins un homme courageux, chantre spirituel de la mort volontaire comme rachat de toutes fautes, y compris le manque de talent. Dès le moment où il interprète, dans le téléfilm Aurélien le rôle de Paul Denis, alias René Crevel, un autre thuriféraire du suicide, Bernard-Henri Lévy, pour lequel le roman d’Aragon est alors un maître-livre, soupèse les frères ennemis : d’un côté l’auteur d’une œuvre aboutie, Aurélien, de l’autre celui du double de cette œuvre aboutie, son brouillon imparfait, Gilles. Du même coup lui sautent aux yeux les analogies et les correspondances qui existent entre les deux totalitarismes de l’époque, l’hitlérisme et le stalinisme. Depuis, Bernard-Henri Lévy n’a cessé d’analyser dans, entre autres, L’Idéologie française, la série télévisée puis l’essai Les Aventures de la liberté , Mémoire vive, Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, le fascisme de Drieu, d’où il vient : de l’affaire Dreyfus ; d’un éloge délirant de la force, de la terre et des morts ; de la funeste influence d’un nationalisme revu et corrigé par Maurice Barrès, Charles Maurras, Georges Sorel, et consorts ; de la boucherie de 1914 ; de l’antiaméricanisme primaire de l’extrême-droite d’alors ; de l’éveil d’une Europe devant être « contre les patries », etc. Il a ainsi condamné fortement le courant intellectuel qui, de l’antisémitisme de Drumont à la xénophobie du Front national, a tissé selon diverses manières, sur la France des Lumières, une noire toile d’araignée, faite de discriminations et de violences de toutes sortes.
Bernard-Henri Lévy à propos de Pierre Drieu La Rochelle
Dieu sait si je n’aime pas Drieu. Je n’aime pas son fascisme. Je n’aime pas sa littérature. Et, quant au regard qu’il porte sur la guerre, c’est Montherlant en pire : entre mille exemples, dans La Comédie de Charleroi, quelques pages avant le « à quoi sert de vivre si l’on ne se sert pas de sa vie pour la choquer contre la mort, comme un briquet », l’« illumination » du chef fasciste « se levant d’entre les morts » et « d’entre les larves », découvrant « le bouillonnement de son sang jeune et chaud » et sentant en lui un homme, un vrai, c’est-à-dire « un homme qui donne et qui prend dans la même éjaculation ». Tout cela, oui, me déplaît.
Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, p.176.
Croit-on que Drieu, quand il joue « l’Europe contre les nations » et qu’il se retire, comme dit Gilles, « de l’ordre des nations », rêve d’un monde de nuées, d’une communauté sans odeur et d’une humanité réconciliée, par-dessus la glaise, en une république des esprits ? Ce qui frappe, dans Gilles justement ou dans Genève ou Moscou, c’est qu’on y retrouve, au contraire, rigoureusement inchangés, même si étendus au cadre européen, tous les fantasmes majeurs la race, la force, le sang du nationalisme de la terre.
L’idéologie française, éd. Livre de Poche, p. 192-193.
Il y a le courage [de Drieu]. Car il eut sans conteste une forme de courage. Le suicide final, bien sûr encore qu’il n’explique par définition pas la complaisance […] dont il a joui de son vivant. Mais aussi, dans les mois qui précèdent, une façon d’assumer ses choix, et d’aller au bout de leur égarement, qui ne pouvait pas ne pas forcer l’estime. Tout est foutu, songe-t-il. Hitler a virtuellement perdu. On est (au moment où) les collaborateurs dans son genre ne songent qu’à s’enrôler dans ce qui va devenir la plus grande armée du pays : celle des résistants de la dernière heure. Or lui fait l’inverse. Dans l’épisode fameux où il fait demander à Malraux s’il l’accepte dans sa brigade, il se satisfait du oui et ne lui donne, bien sûr, pas suite. […] Ce panache, faut-il le préciser ? n’excuse, à mes yeux, rien. Mais il explique bien des choses. Et je conçois qu’il y ait eu là un type de posture qui, aux yeux d’un Malraux ou d’un d’Astier de la Vigerie, contribuait à le sauver.
Les Aventures de la liberté, p. 130.
Il est impossible de ne pas réentendre, dans le tumulte présent, l’écho de ces voix de Barrès, Maurras, Drieu dans la nouvelle crise des démocraties, les funestes séductions d’une certaine tradition fasciste.
Questions de principe VII : Mémoire vive, p.131.
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