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Réparation

Par Alexis Lacroix

« Réparer le monde. Juste le réparer. Mais le réparer avec ardeur, vigueur, détermination ». L’activisme de Bernard-Henri Lévy est motivé par cette volonté. Que faire ? Comment faire ? Qu’est-il permis d’espérer ? Alexis Lacroix éclaire ici la vision de l’homme et du monde propre à Bernard-Henri Lévy en revenant sur ses influences philosophiques et ses combats.

Portrait peint du Gaon de Vilna.
Le Gaon de Vilna (peinture).

La philosophie de la responsabilité que Bernard-Henri Lévy met en œuvre depuis son premier livre, La Barbarie à visage humain, et surtout depuis Le Testament de Dieu, accorde au souci de la réparation (de la réparation du monde) une place à la fois discrète et fondatrice.

Si le culte du progrès, comme le philosophe le soutient depuis 1977, est une illusion criminelle, il s’ensuit que la vulnérabilité de l’humain est maximale, que le monde est menacé de se défaire, qu’il est guetté par les forces de « déliaison », que la barbarie manque à chaque instant de reprendre l’avantage ; il s’ensuit aussi, comme le souligne souvent le philosophe, en consonance avec le Freud du Malaise dans la Civilisation, que la continuité du monde est exposée au déchaînement de la pulsion de mort – aux ruses du « diabolique ».

La civilisation selon BHL ? Une digue réversible contre l’inhumain.

Dans des pages frémissantes d’inquiétude, il évoquait, dès 1994, cette fragilité intrinsèque de l’ordre civilisé :

On ne peut croire à la crise que lorsqu’on ne croit plus à la mort ; or elle est ici, la mort, au moins aussi présente que dans les villes des empires finissants. […] Je crois à un émiettement du monde […] Au temps de la dialectique, il y avait l’ordre du monde ; et puis, dans les entrailles du monde, riche d’une frêle et incertaine existence, il y avait l’ordre suivant qui poussait, mûrissait puis naissait. La fin de la dialectique voudra dire : un seul ordre, puis un grand désordre ; l’ancien pourra s’abolir sans que le nouveau se soit annoncé.

Une prophétie à laquelle font écho les Réflexions sur la Guerre, la Mort et la fin de l’Histoire, parues en 2001. Parti sur les traces des « guerres oubliées », du Burundi au Sri Lanka, Bernard-Henri Lévy interroge le pouvoir de révélation de ces conflits sans but et sans signification, de ces guerres qui, parce qu’elles sont à la fois insensées et atéliques, vouent le monde à un « devenir-ruine » : « Et si la modernité était cet état particulier du monde où toute production est destinée à être immédiatement en ruine ? […] et si la ruine, autrement dit, était le premier mais aussi le dernier mot du monde où nous entrons ? »

Une question hante son œuvre. Une question qui a fini par former une manière de trame explicite, surtout dans la séquence ouverte par la réflexion sur les guerres oubliées, jusqu’à son action, en mars 2011, pour la libération de la Libye : comment prendre en charge la mortalité du monde humain ? Et que faire – pour mettre en échec, pour enrayer l’entropie universelle ?

 Que faire, en effet ? « Non plus révolutionner le monde, répond-il au magazine L’Arche, en février 2012. Mais le réparer. Juste le réparer. Mais le réparer avec ardeur, vigueur, détermination. C’est ce que je crois. C’est ce que j’ai presque toujours cru, y compris dans ma période ultragauche, à la fin des années soixante ». L’aiguillon du devoir de réparation serait-il donc l’ultime moteur de ce que certains décrivent comme l’ « activisme » du philosophe ? Sans doute, en effet, si l’on admet toutefois que la réparation répond, pour lui, à deux préalables :

Premièrement, que ce concept, d’abord, soit démarqué de la « régénération ». Bernard-Henri Lévy soulignait encore récemment l’importance d’une telle distinction : tandis que la pensée dialectique – celle, notamment de la révolution sociale – vise à remodeler la condition humaine en usant de la coercition et de la violence, la réparation se déploie dans un horizon bien moins grandiose, celui du « sauvetage des corps » : « C’est un beau mot, notez bien, “réparer”, écrit-il dans Pièces d’identité. C’est le mot de Camus, dans L’Homme révolté, quand il refuse de céder aux prestiges sartriens de la révolution, de la régénération. C’est le mot de tous les humanistes qui savent combien est périlleuse l’idée, alternative, d’une réinvention de l’humain, d’une histoire de l’humain quasiment coupée en deux et qu’on ne répare pas, puisqu’on la recommence ».

Pas de « réinvention » de l’homme, pas davantage de régénération qui, en un Grand Soir décisif, aurait le pouvoir de congédier le « problème humain » : BHL dérive l’humanisme de la réparation d’une généalogie assumée, celle de l’antitotalitarisme, cette tradition critique qui, de Camus à Milosz et à Kundera, n’a cessé de voir dans le geste de la table-rase la signature de la barbarie. Mais ce faisant, le philosophe place son axiomatique de la réparation dans une extériorité tout aussi radicale à une autre folie du « recommencement », à un symétrique délire de pureté – cette tentation de la révolution conservatrice dont la défaite du nazisme n’a jamais tout à fait éteint l’attrait auprès de certains intellectuels, depuis la Libération. Les adeptes heideggériens ou post-heideggériens de la révolution conservatrice, parfois imprégnés d’écologie, quand ils prétendent œuvrer au « sauvetage » du monde, restent prisonniers, comme l’avait bien vu Derrida, de leur fascination morbide pour l’origine.

Deuxièmement, que la notion de « réparation » soit comprise à la lumière du sens qu’elle revêt plus spécifiquement dans la tradition juive. Comme le souligne le philosophe, toujours dans le même extrait de Pièces d’identité, le mot « réparer », c’est également celui « de ces rabbins d’Europe centrale qui, au XIXe siècle, à la suite du Gaon de Vilna, puis du Rabbi Haïm de Volozine, et en réaction à tous les faux Messies qui, tels Sabbataï Zevi ou Jacob Frank, avaient embrasé et failli emporter le judaïsme européen, donnent la vision d’une étude qui doit juste empêcher le monde, créé par Dieu, de se décréer et de retourner à la poussière et au néant. »

Saisi dans cette acception, le concept de réparation, issu en droite ligne de la Kabbale et du Zohar, et transmis à la modernité européenne par l’enseignement des mitnagdim (le Gaon de Vilna, et ses élèves, à commencer par rabbi Haïm de Volozine), renvoie à la notion juive de tikkun olam, de « réparation du monde ». Une notion dont l’une des premières formulations, à l’automne du Moyen-Âge, apparut sous la plume du kabbaliste Isaac de Louria. Le tikkun n’est d’ailleurs pas seulement, dans le trajet de pensée qui conduit de Louria à Haïm de Volozine, un concept, c’est la voûte de soutènement d’une véritable cosmogonie. Une cosmogonie où l’homme se voit assigner le rôle délicat, exaltant de « co-créateur ».

Le texte kabbalistique imagine qu’après avoir donné vie au monde, Dieu s’en est littéralement retiré (c’est le fameux tsimtsoum, la rétraction de Dieu), laissant à ses créatures le soin de retenir ensemble les brisures de cet univers dont il leur offrait la garde.

Or, insiste Bernard-Henri Lévy, cette vision d’un univers toujours menacé de se défaire, pareil à un « édifice fragile, chaotique », que seule l’action réparatrice empêche de retourner au néant – « à la lettre, de se décréer » – est le fruit d’un pari inattendu : non le pari d’un trop-plein, ou d’un surplus de Dieu, mais celui d’un « ciel vide », d’un effacement, d’une « rareté » voire d’une absence de Dieu : « il faut un antipari où l’on gagne en misant, non sur l’existence, mais sur l’inexistence de Dieu », assure-t-il dans Ce Grand cadavre à la renverse.

L’ « éclipse de Dieu », comme disait Martin Buber, l’évanouissement des arrières-mondes métaphysiques, le « voilement de la transcendance » n’effraient pas le philosophe, car ils ouvrent un « jeu » pour l’exercice de la responsabilité. « C’est le cœur de la grande sagesse biblique indexant, sinon sur le silence, du moins sur la rareté de Dieu la nécessité d’une morale laborieuse, infatigable, efficace » D’une morale de l’action modeste.

Réparer, réparation : ces philosophèmes, bien que d’allure abstraite, ne demeurent jamais sans prise sur les urgences de notre époque. En fait, s’ils intéressent tant BHL, c’est qu’ils éclairent les enjeux les plus brûlants de l’heure, depuis le débat récurrent sur l’humanitaire jusqu’à la relance de la question de la « guerre juste » par l’intervention franco-britannique en Libye, et à la tentative de refonder le « logiciel » de la gauche.

La réparation comme alternative au narratif progressiste-

Dans le « final » du Grand cadavre à la renverse, Bernard-Henri Lévy fixe à la « gauche mélancolique » dont il dessine les contours une unique urgence, l’urgence réparatrice : « Et si j’avais un conseil à adresser, un seul, à tous ces gens que j’entends dire qu’ils veulent rénover ceci et rebâtir cela, si j’avais une contribution à apporter à ces projets de refondation qui semblent être la grande affaire du jour, ce serait juste ceci : méditer la leçon de Guillaume d’Orange d’un côté et du Gaon de Vilna de l’autre, ainsi que de Rabbi Haïm de Volozine, son disciple. »

Et d’expliquer : « Première leçon. Le ciel vide. Ou, s’il ne l’est pas, s’il y reste des idoles, le bon marteau nietzschéen, le beau geste du cantonnier céleste, cassant ce qui reste d’étoiles au firmament du Politique. Deuxième leçon. Le deuil. Mais le vrai. C’est-à-dire le chagrin, mais sans la nostalgie. Ou la nostalgie, mais sans l’espoir du retour. Plus d’odyssée. Adieu Ithaque. Le regret, oui, sans doute – mais le regret de rien, tout entier tourné vers le futur ».

Le « parti des vaincus » : le messianisme selon BHL

Cette gauche mélancolique doit faire sienne l’attitude séditieuse de Walter Benjamin. Comme lui, elle doit apprendre, ainsi qu’il le réclamait, à brosser le sens de l’histoire « à rebrousse-poil ». Comme lui encore, ajoute BHL, elle ne doit pas pleurer les machines à fabriquer du malheur et de la dévastation à grande échelle qu’étaient, en gros, les philosophies de l’histoire. À la différence, toutefois, du guetteur d’une Europe enténébrée que fut l’auteur de Zentralpark, cette gauche sevrée de lyrisme doit aussi savoir s’arracher au spectacle médusant de la catastrophe, et « actionner le frein d’urgence » face aux menaces imminentes ; cette gauche-Casque bleu, telle la Biche du Talmud, cette « Biche de l’aurore » du psaume XXII de la Bible, est appelée à s’interposer en faveur de tous les humiliés, de tous les « vaincus » de l’histoire : de tous « les visages des oubliés du monde ».

Le « parti des vaincus », c’est, bien sûr, celui que BHL espère n’avoir jamais cessé d’endosser, pendant quelques décennies de vie publique. Pour lui, ce parti-là implique, depuis toujours, une règle du jeu, une simple mais déterminante règle du jeu : celle de s’engager sans filet, c’est-à-dire sans la sécurité d’une philosophie de l’histoire. Difficile liberté ? Assurément. Les progressistes, comme leurs frères ennemis, les conservateurs, n’en démordent pas : l’Histoire roulerait pour eux et finirait bien un jour, comme l’annonçait solennellement Diderot, par reconnaître les siens ; les lois gravitationnelles, non de l’espace, mais du temps, seraient infaillibles, et ils en posséderaient le chiffre secret.

Depuis sa première expédition au Bangladesh et son ambassade auprès d’André Malraux pour créer des Brigades internationales d’assistance aux victimes du fascisme pakistanais, ce qui semble avoir mû BHL, c’est presque la certitude inverse – c’est, en tout cas, le pressentiment qu’en se sentant requis par les « hommes en trop » (Claude Lefort), il allait se condamner à ramer à contre-cycle de l’ordre majoritaire. Or cette intuition n’a pas uniquement produit une philosophie farouchement antihistoriciste. À l’hégélianisme et à sa conviction que « la vérité est à la fin, quand la chouette de Minerve prend son envol », le philosophe ne s’est pas contenté d’opposer une ontologie discontinue, une métaphysique nietzschéo-baudelairienne élitiste et tragique. Non. Pour tenir en respect l’historicisme, il a, aussi, mobilisé l’artillerie lourde du messianisme – d’un messianisme certes laïcisé, d’un messianisme, si l’on veut, sans Dieu, mais d’un messianisme qu’informe sa référence grandissante au Tikkun, comme à la nécessité de « tikkuniser le monde ».

Tikkuniser le monde ? Dans La Guerre sans l’aimer, son journal d’un écrivain au cœur du printemps libyen, il écrit justement, en date du 22 juin 2011, que l’un des buts de la campagne de Libye fut de « rappeler à l’Afrique sa part de grandeur », de « la rappeler à l’ordre de cette grandeur que le meilleur de l’Europe a voulue avec elle ». Face à un tel aveu, libre à certains d’affirmer qu’il sous-estime totalement la puissance du backlash islamiste. Il est difficile, en revanche, de nier qu’en aidant les Libyens à se délivrer de la tyrannie kadhafiste, BHL a « tikkunisé» cette région du continent africain, en lui frayant une échappée vers un moindre mal. Choisir le moindre mal n’est-il pas d’ailleurs le prérequis de toute politique démocratique et antidespotique ?


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