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Génocide rwandais

Par Liliane Lazar

Si les années 90 de Bernard-Henri Lévy sont marquées par la guerre en Bosnie, elles sont aussi marquées par l’horreur du génocide au Rwanda, qu’il évoque et pense dans plusieurs de ses livres.

Photos de victimes au mémorial du génocide, à Kigali, au Rwanda.
Photos de victimes au mémorial du génocide, à Kigali, au Rwanda. Photo : Radio-Canada/Janic Tremblay

La Bosnie et le Rwanda

Bernard-Henri Lévy m’a raconté, un jour, son trouble, en 1994, lors de la guerre de Bosnie, quand il organisait un meeting de soutien aux Sarajéviens assiégés et qu’il se trouvait toujours quelqu’un, au fond de la salle, pour lever la main et dire : « c’est bien joli, votre Bosnie ; mais quid du Rwanda ? ». Il avait – tous ses amis avaient – l’impression que les gens mélangeaient tout et que cette confusion ne pouvait avoir pour résultat que la démobilisation des hommes et femmes de volonté, submergés par tant de malheurs et ne sachant plus à quel saint se vouer. Jusqu’au moment où, bien sûr, il dut se rendre à l’évidence : pendant que les Bosniaques mouraient, les Rwandais mouraient aussi et on avait bel et bien affaire, à Kigali, capitale du Rwanda, à un nouveau génocide. A la décharge de Bernard-Henri Lévy, il faut dire plusieurs choses : la cécité fut générale, cécité pour cécité il fut parmi les tout premiers, avec son ami André Glucksmann, à prendre la mesure de l’événement.

Dans son « Bloc-notes » du Point, il écrit en 1994 :

Une colère de Wole Soyinka, le grand écrivain nigérian, Prix Nobel de littérature, auquel je n’avais plus parlé depuis notre rencontre à Milan, il y a sept ou huit ans, avec Mario Vargas Llosa. Allez-vous, dit-il à peu près, recommencer, avec le Rwanda, vos erreurs d’analyse sur la Bosnie et, sous prétexte que ce sont des « Blacks », nous refaire le coup de la guerre tribale et de sa sauvagerie sans âge ? La vérité est que si les bourreaux sont bien « Hutus » et les victimes, en majorité « Tutsis » – elles se retrouvent aussi, ces victimes, du côté des « Hutus modérés » et interdisent de réduire, donc, le massacre à je ne sais quel affrontement « interethnique ». L’affaire, autrement dit, n’est pas tribale, mais politique. Encore, et toujours, politique. Et c’est l’analyse politique qui, sur le Rwanda, manque le plus.

Manque aussi, bien sûr, le courage. Pas celui, forcément, de s’engager au-delà de ce que nous faisons. Mais celui de dire les choses. Simplement, de les dire et de ne pas se résigner à nos tragiques ou honteuses équivoques. Ces lignes de Bernanos dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes. Dieu sait si Bernanos n’est pas de mes auteurs favoris. Mais ce texte, écrit en juin 1941, vaut, mot pour mot, pour aujourd’hui. « L’immense erreur psychologique », dit-il, de ceux qui « dirigent » la France « n’est pas de l’avoir fait capituler », mais « d’avoir voulu, coûte que coûte, justifier la capitulation » – elle est d’avoir donné à cette capitulation « le caractère d’un acte moral, désintéressé, vertueux » et « d’avoir fait approuver cet acte par les professeurs de droit et les archevêques ». Toujours la même histoire : pire que le Mal, la justification, la transfiguration, la sanctification, la dénégation, du Mal.

Le Génocide rwandais dans l’œuvre de BHL

Il fut surtout le premier, dans La pureté dangereuse, un livre paru dès septembre 1994, c’est-à-dire très vite après l’événement, à lui consacrer un entier chapitre (titre : « Nuit et brouillard au Rwanda ») et, donc, à le penser.

Il faut relire, aujourd’hui, ce chapitre de La pureté dangereuse. Et on ne peut, si on le relit, qu’approuver de la finesse de l’analyse.

Fidèle à son principe qui veut que les génocides puissent, et même doivent, être « comparés » les uns aux autres mais sans que, pour autant, on les « réduise » l’un à l’autre ni les « rabatte » l’un sur l’autre, Lévy disait deux choses. Primo, que la Shoah garde en elle une singularité absolue et une horreur insurpassable. Mais, secundo, qu’en rapprochant de la Shoah ce qui venait de se produire au Rwanda, on en voyait poindre les traits spécifiques et saillants. Parmi ceux-ci : la « vitesse » de la mise à mort, « record du monde horaire » du génocide. Ou bien : l’absence de « planification » et même de « chef », c’est l’image d’un génocide « acéphale » et « décapité ». Ou bien encore : le fait que tous aient trempé dans le crime, que tous, ou presque, y aient mis la main, le fait qu’il y ait eu presque autant de génocidaires que de génocidés et qu’on soit donc en présence d’un cas, unique, d’« autogestion du génocide ».

Bernard-Henri Lévy n’oubliera jamais le génocide du Rwanda. Il y reviendra à de nombreuses reprises : en particulier dans son livre sur les Guerres oubliées, où c’est ce souvenir du Rwanda qui le guida sur les routes du Burundi, de l’Angola ou du sud-Soudan ; ou dans Ce grand cadavre à la renverse où il y verra le type même de massacre qui, parce qu’il n’entre pas dans les grilles préfabriquées de l’opposition entre « l’Empire » et ses « ennemis », n’intéresse pas la gauche et ses bienpensants.

Plus jamais ça, pour Bernard-Henri Lévy, signifie naturellement « plus jamais Auschwitz », mais, aussi, « plus jamais le Rwanda ».