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Salman Rushdie

Par Gabi Gleichmann

Gabi Gleichmann revient sur ce qu’implique une fatwa pour celui qui en est la victime et, à travers le cas précis de Salman Rushdie dont il fut un soutien, et raconte le combat de Bernard-Henri Lévy contre cette barbarie fascislamiste.

Bernard-Henri Lévy et Salman Rushdie à Helsinki en octobre 1992.
Bernard-Henri Lévy et Salman Rushdie à Helsinki en octobre 1992.

La fatwa de Khomeiny contre Rushdie

Le 14 février 1989, jour de la Saint-Valentin, l’ayatollah Rouhollah Khomeiny fit découvrir à l’opinion publique internationale un terme que la plupart des gens extérieurs au monde musulman ignorait jusqu’alors : la fatwa.

Le décret religieux – publié à Téhéran par le chef spirituel de la République islamique et immédiatement transmis aux quatre coins de la planète – exigeait que chaque musulman « use de tout ce qu’il possède, sa vie et ses biens, pour envoyer le blasphémateur (Salman Rushdie) en enfer. » Ainsi, celui qui était de facto dictateur de l’Iran devenait le premier dirigeant d’un pays, dans les temps modernes, à condamner à mort un citoyen d’un autre pays. Mais Khomeiny alla encore plus loin : il promit non seulement une place au paradis, mais également une récompense de trois millions de livres pour l’assassin de l’écrivain britannique. En d’autres termes, le Ciel et la Terre d’un seul coup, pour récompenser le « devoir sacré » de commettre un terrible crime.

Pour quelle raison chaque croyant musulman devait-il assassiner un autre être humain ? Quel était le crime supposé de Rushdie ? Son roman Les versets sataniques calomnierait soi-disant un agitateur religieux célèbre du VIIe siècle.

Quand j’appris la nouvelle à mon domicile de Stockholm, en Suède, je ne sus d’abord pas s’il s’agissait d’une mauvaise blague ou d’une triste vérité. Comment un érudit sérieux et respecté pouvait-il se servir de l’islam pour condamner un ouvrage qu’il ne pouvait manifestement pas lire et juger par lui-même, dans la mesure où le roman n’avait pas encore été traduit en d’autres langues et que le vieil ayatollah ne parlait pas un mot d’anglais ? Plus encore : comment quelqu’un pouvait-il vouloir qu’un auteur soit tué à cause d’un livre ?

Evidemment, je savais – ça n’avait jamais été un secret – que la mort était la force motrice de l’empire de Khomeiny. Des centaines de milliers de jeunes martyrs se dirigeaient volontairement vers la mort, et presque autant étaient exécutés dans la République islamique. Les mollahs adoraient le mot « mort » – « mort aux traîtres », « mort aux prostituées », « mort aux sionistes », « mort à l’Amérique », « mort à quiconque s’oppose à nous ». Comme dans l’hitlérisme, leur fanatisme s’appuie sur la haine.

Il fallut peu de temps pour réaliser la gravité de la fatwa émise par Khomeiny, d’autant plus que cette condamnation à mort visait non seulement Rushdie, mais tous ceux – traducteurs, éditeurs, libraires – qui avaient à voir avec Les versets sataniques.

Les jours suivants, dans les médias, nous vîmes des foules en colère (souvent illettrées) manifester dans les pays musulmans contre Rushdie, mais aussi contre l’Occident, brûlant des drapeaux anglais et américains, ainsi que des poupées à l’effigie de l’écrivain.

La fatwa : un enjeu politique et moral

À titre personnel, ce fut un choc bien plus grand de réaliser que des auteurs sophistiqués – comme John Berger, John Le Carré, Sybille Bedford et Paul Johnson – se retournèrent contre Rushdie et le critiquèrent au lieu de défendre la liberté d’expression qui était ici violemment attaquée, et firent preuve de compréhension pour des gens qui espéraient que la vérité et la fiction puissent être réduites en cendres.

À travers la fatwa de Khomeiny, le livre – comme symbole du droit à la parole et à l’imagination de chaque être humain – devint le centre des débats politiques et moraux. Nombre d’entre nous comprirent, une fois encore, que les écrivains ne devaient pas laisser aux hommes politiques la tâche de façonner les images du monde.

Hélas, Rushdie, forcé de se cacher, tomba dans le piège et laissa les hommes politiques chercher une solution pour qu’il puisse retrouver sa vie normale. Des personnages politiques importants à Londres lui conseillèrent de faire profil bas et lui promirent de travailler à son dossier, à l’aide de la « diplomatie silencieuse ».

Un écrivain européen – assassinable, désormais, n’importe où, à tout instant, par n’importe quel intégriste musulman désireux d’exécuter cette fatwa – vit dans la crainte de cette mort annoncée, mais fait front. (QDP VI, p. 9)

Cependant, durant trois ans, il y eut du silence et guère de diplomatie. Rushdie, isolé du reste du monde et surveillé en permanence par les services secrets, commença lentement à disparaître de la conscience publique et fut oublié.

Contre la fatwa, le soutien de Stockholm

Toutefois, au printemps 1992, il décida de s’échapper de cette prison de silence, de rencontrer le monde et la presse, de plaider lui-même sa cause. Son premier voyage hors d’Angleterre après sa condamnation le mena à Copenhague. C’est là que je le rencontrai et en tant que président de la branche suédoise de PEN-International, je l’invitai à Stockholm pour y recevoir un prestigieux prix littéraire de nos mains, le prix Kurt-Tucholsky, décerné à un auteur emprisonné. Le prix fut attribué à Rushdie non seulement à cause de sa situation (il était comme en prison), mais aussi pour rappeler à l’opinion publique qu’il était avant tout un auteur vivant et pas une affaire politique.

Quelques semaines plus tard, en tant que président de la réunion culturelle annuelle des cinq pays nordiques, j’invitai Rushdie à participer au sommet à Helsinki en novembre 1992. Je pensai qu’il pourrait y rencontrer et y recevoir un soutien précieux et très utile de la part des ministres de la Culture finlandais, suédois, danois, norvégien et islandais.

À cette époque, très peu de gens avaient rencontré Rushdie et encore moins nombreux étaient ceux qui étaient à ses côtés, qui défendaient sa cause. Dans beaucoup de cercles, il était considéré comme quelqu’un de dangereux, porteur d’une espèce de microbe mortel et – considérant que son traducteur japonais avait été poignardé à mort et que son éditeur norvégien s’était fait tirer dessus et avait failli mourir – la plupart des gens avaient peur d’associer leur nom à celui de Rushdie.

Bien sûr, je ne pouvais pas donner à Rushdie une invitation formelle au sommet culturel du Conseil nordique. En 1992, il devait encore arriver clandestinement dans les endroits où il se rendait. Parmi les délégués officiels de ce prestigieux sommet et parmi les ministres de la Culture, personne n’était au courant de mon projet. J’avais donc besoin d’un leurre, d’une personnalité du monde littéraire internationalement reconnue, qui prétendrait être officiellement le principal intervenant.

BHL rencontre Salman Rushdie

Je demandai à mon vieil ami Bernard-Henri Lévy de venir pour jouer ce rôle.

Je choisis Lévy moins pour ses grandes réussites en philosophie et dans l’écriture que parce que je savais qu’il était courageux et profondément engagé – l’un des rares sur la scène intellectuelle européenne à toujours résister et, même au péril de sa vie, à se battre pour des valeurs universelles essentielles. Par ailleurs, j’espérais qu’un entretien entre Lévy et Rushdie pourrait apporter à ce dernier un soutien important et dont il avait bien besoin.

Lévy joua parfaitement son rôle ; les gens attendaient avec impatience son discours. Nous jouâmes ici une petite pièce de théâtre bien innocente. J’ouvris le sommet et après une brève introduction laissai la place à l’écrivain français. Lévy ne parla pas beaucoup avant que notre invité mystérieux ne surgisse comme un fantôme de derrière les rideaux. À la surprise générale, Salman Rushdie sortit de nulle part, sourit, et fit un grand discours sur comment, contre sa volonté, il était devenu un symbole mondial de la liberté d’expression.

Je pense qu’il est inutile de préciser que la rencontre entre Lévy et Rushdie fut un succès à tous niveaux. En un instant, les bases d’une amitié durable entre deux des plus importants auteurs contemporains étaient posées. Lévy, bien informé comme toujours, connaissait l’affaire Rushdie dans les moindres détails et était prêt à l’aider de toutes les façons possibles.

Il avait cependant été induit en erreur par ces années de silence et comme beaucoup, pensait que c’était la volonté de l’auteur de faire profil bas et de ne pas causer trop de désordres publics autour de son cas.

Je pense que je n’exagère pas en affirmant que la rencontre entre Lévy et Rushdie à Helsinki constitua un tournant dans l’affaire Rushdie.

Naturellement, Rushdie avait des amis proches – Martin Amis, Graham Swift, Christopher Hitchens – qui le défendaient en permanence, et des soutiens forts comme Carmel Bedford et Frances D’Souza du groupe article 19, pionniers de la lutte pour les droits de l’homme. Mais dans mon esprit, il ne fait guère de doute que l’intervention rapide et décisive de Lévy eut un impact majeur sur l’amélioration de la situation de Rushdie.

Lévy et la responsabilité de l’écrivain : la fin de la fatwa

De retour à Paris, Lévy parla immédiatement de la fatwa dans les cercles politiques autour du président français et aborda la question dans un dîner privé avec le prince Charles et sa femme d’alors, la princesse Diana. Alors que les discussions en coulisse ne portaient pas assez rapidement leurs fruits, Lévy s’exprima publiquement et critiqua fermement son gouvernement pour n’avoir pas suffisamment fait dans cette importante affaire.

La brillante critique de Lévy parut dans les grands journaux et souleva une vaste controverse à Paris. Pourtant, le ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas, au nom du gouvernement français, refusa de laisser Rushdie entrer en France. Naturellement, cette décision allait à l’encontre de tous les règlements européens : l’auteur, citoyen anglais de longue date, n’avait évidemment pas besoin de visa et ne pouvait pas être interdit de séjour en France.

Dans cette situation, Lévy prouva son courage, sa détermination à lutter pour une juste cause et sa générosité. Il invita Rushdie à Paris, pour le compte de La Règle du Jeu et paya lui-même tous les frais – billets, logement, sécurité. Il mit ainsi le gouvernement français devant un fait accompli, le força à prendre ses responsabilités, à s’assurer que Rushdie était bienvenu en France.

Ce geste courageux changea tout pour Rushdie. Après l’intervention très concrète et énergique de Lévy, plus aucun gouvernement occidental ne pouvait refuser à Rushdie l’entrée. Cela permit à l’auteur des Versets sataniques de voyager librement, et cela fut plus facile pour les hommes politiques, les intellectuels et les avocats de le soutenir publiquement. Un comité international pour la défense de Rushdie vit bientôt le jour et plusieurs sections naquirent dans différents pays. Quelques années plus tard, sous la pression internationale croissante, Téhéran déclara renoncer à appliquer sa fatwa et Rushdie fut à nouveau un homme libre.

Il y a peu de temps, j’ai lu dans la presse que Salman Rushdie allait bientôt publier un ouvrage sur ses années de clandestinité et son combat pour retrouver une existence normale (ce sera Joseph Anton, NDLR). Cela ne me surprendrait pas qu’un long chapitre soit consacré à la contribution inestimable de Bernard-Henry Lévy.


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