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Sarajevo

Par Philippe Boggio

Lorsque la guerre éclate, en 1992, après l’agression de la Serbie de Milosevic sur la Bosnie-Herzégovine, Bernard-Henri Lévy et son compagnon de route Gilles Hertzog, entrent dans Sarajevo, sous les bombes. C’est le point de départ d’un combat de BHL pour la cause bosniaque qu’il soutiendra, par un geste physique et intellectuel, tout au long de ce conflit. De cet engagement naîtra un livre, Le Lys et la Cendre, et deux films, Bosna ! et Un jour dans la mort à Sarajevo.

Photo en couleur de Bernard-Henri Lévy entouré de soldats bosniaques dans un bunker à Sarajevo en décembre 1993.
Bernard-Henri Lévy dans un bunker à Sarajevo, en décembre 1993. ©Alexis Duclos

Le « rôle de l’intellectuel » dans les souffrances de Sarajevo

Urgent : se rendre à Sarajevo, séance tenante ! martèle Gilles Herzog, le compagnon de reportage de Bernard-Henri Lévy. Les mêmes n’en reviennent toujours pas : comment s’y prend-il pour être surinformé si tôt ? Est-il tellement pessimiste quant à l’état du monde qu’il paraît avoir anticipé cette guerre-là aussi ?

On est en 1992, en juin, et depuis le mois d’avril, Gilles Herzog suit l’asphyxie progressive de la ville. Pas encore un « siège » complet, par l’ancienne armée fédérale et les milices serbes de Karadzic, mais cela y ressemble fort ; communications, eau, électricité coupées, aéroport sous le contrôle des Serbes, route de Mostar déjà inaccessible. Il a fait des dessins pour mieux se faire comprendre, un cercle pour le cirque des montagnes, au milieu, tout en bas, l’ancienne capitale olympique des Jeux d’hiver de 1984 et ses trois cent mille habitants, coincés entre les pentes et la rivière Miljacka. Dans l’indifférence générale, la gêne impuissante et discourante des grandes puissances et de l’ONU, l’artillerie serbe tire depuis les sommets. Il n’y a même pas à viser : un observateur de l’ONU a compté qu’il s’était déversé six mille obus en 24 heures, dont une moitié de projectiles incendiaires.

Les politiques, intellectuels et journalistes français bien trop confus encore sur le sens à donner à cette affaire bosniaque. L’explosion de la Yougoslavie, l’année précédente, est survenue en plein débat sur Maastricht, et, depuis, c’est comme si la préhistoire avait surgi dans la modernité. L’Europe régresse bel et bien, mais à quelle fin ?

La communauté internationale est lente à réaliser que les démocraties sont désormais confrontées, sur le continent même, à des redécoupages géographiques par épuration ethnique. Un soutien s’organise bien, à Paris, en faveur de la Croatie qui a tout de suite imposé son indépendance à Belgrade, mais qui en paie déjà le prix, en particulier par la tragédie de Vukovar. « La Grande Serbie » de Milosevic déploie son idéologie sanglante sans être arrêtée : soit l’autre est serbe, soit l’autre n’existe pas. Idéologie simple. Au mieux, des Européens sont enfermés dans des camps, « à deux heures de Paris », selon la formule maintenant usitée. Des hommes sont exécutés, et jetés dans des charniers.

À Paris où bat le cœur de l’humanitaire, on suit les pérégrinations en Croatie de Bernard Kouchner, ministre de l’Action humanitaire, qui tente de percer le blocus de Dubrovnik avec des camions de vivres et des équipes de télévision. Accompagné de son ami André Glucksmann, il se déplace en fonction de l’avancée des combats. À son tour, début 1992, la Bosnie-Herzégovine s’enflamme, alors les convois d’aide tentent de s’y transporter, comme ceux de l’ONU, ou encore les grandes ONG françaises, qui espèrent pouvoir se disputer la palme de l’intervention, dans un conflit qui promet d’être télégénique.

Retour du sentiment français de solidarité. Retour de l’opinion. Réveil des intellectuels. Et BHL ? À la différence d’Alain Finkielkraut, par exemple, il n’a que peu de sympathie pour la cause croate ; à ses yeux, deux nationalismes s’affrontent, dans une ère post-communiste ouverte par la chute du Mur. Début 1992, Bernard-Henri Lévy participe à cette montée des compassions. Il pétitionne, il débat, mais, il le reconnait, il n’y est pas vraiment, trop occupé encore par ses chroniques, la préparation d’un colloque sur « L’Europe et ses tribus », les réunions de l’Avance sur recettes, qu’il préside, au Centre National du Cinéma (CNC), l’animation de sa revue, La Règle du jeu. Il est aussi en retard sur la révision de sa pièce de théâtre, Le Jugement dernier, qui doit être présentée au Théâtre de l’Atelier. Mais il se rend tout de même au Kosovo, puis à Belgrade, prêcher la tempérance, à l’invitation de l’Union des écrivains de Serbie – pour rien, hélas. L’Europe a déjà lancé les dés…

Quelque chose s’insinue, pourtant, chez le philosophe. Une idée force. En Bosnie, les populations sont plus imbriquées qu’en Croatie.  Les assassins, rue par rue, devront tuer dans la dentelle. C’était la particularité bosniaque, avant les déchirements, que de savoir les habitants mélangés, musulmans, serbes, croates. Tout s’était passé comme si, le jour de la répartition, sous l’ancienne Yougoslavie, la Bosnie avait été la province restante, et s’en était contentée ; comme si les retardataires, les familles oubliées dans le décompte, se moquaient d’être cataloguées parmi les Croates ou les Serbes. Ils avaient pris les Juifs avec eux aussi, puisqu’il s’en trouvait. Beaucoup de Musulmans, encore, que l’envahisseur ottoman avait autrefois laissés derrière lui dans Sarajevo, au milieu des catholiques, des juifs, des orthodoxes, ce qui avait valu à ces Sarajeviens d’être indistinctement traités de « Turcs » à Belgrade.

Le Grand Mufti, à la tête des Ottomans, n’avait pas vu dans le Coran matière à ségrégation, alors les catholiques avaient été autorisés à garder ouvertes leurs bibliothèques et leurs églises. L’empire suivant, le habsbourgeois, occupant à son tour la ville, avait donné le goût des juxtapositions architecturales et des grands cafés. « Une ville d’étrangers », se flattait-on, comme il y a des villes d’eau. Sarajevo comme Trieste. Sarajevo la cosmopolite, ses mosquées, ses églises, ses synagogues…

La distinction plaît à Bernard-Henri Lévy, l’idée pourrait le décider, s’il n’était pas retenu encore, dans son labyrinthe mental, par d’autres rendez-vous déjà pris. Ainsi ce livre sur l’amour entre les hommes et les femmes avec Françoise Giroud, promis pour l’automne. Sans parler de son propre mariage avec Arielle Dombasle. Parallèlement, il s’interroge encore sur « le rôle de l’intellectuel » dans les souffrances de Sarajevo. Dans son livre l’Éloge des intellectuels, il prend du champ avec le modèle de « l’intellectuel prophétique », comme lui a recommandé de le faire Régis Debray, dans la correspondance que les deux philosophes ont entamée.

Juché sur son tonneau, note BHL en se moquant, dans Le Lys et la Cendre, son journal de Bosnie, prenant la pose, faisant la leçon et qui aujourd’hui va, en effet, à Sarajevo pour pouvoir dire “j’y suis allé” et lester sa parole du surcroit de légitimité censé procurer un contact avec le terrain. […] Pourquoi je ne me décide pas à entrer dans l’autre rôle ; celui que j’ai décrit dans l’Éloge, dont je sais qu’il est non seulement plus digne, mais plus juste, et qui consiste à ajouter non pas des cris, des émotions, des slogans, des anathèmes, mais un peu d’intelligence, c’est-à-dire de complexité ? […] Telle est la question, ajoute-t-il plus loin. Je sais que c’est la seule qui vaille. Et je vois bien, en même temps, que je ne me décide pas à la poser[1].

Finalement, il va emporter la question avec lui. Mais au moins, se rend-il à Sarajevo. La roue s’est enfin fixée, mi-juin 1992 sur l’idée d’un départ immédiat. En compagnie de Gilles Herzog, il file déjà vers le sud, c’est bientôt Venise, puis Zagreb. Tout au bout, une ville fantôme.

Le siège de Sarajevo

Absurde avenue que cette Sniper Alley, trop large voie royale, souvenir des Jeux Olympiques, qui longe, rectiligne, la rivière jusqu’au cœur de la vieille ville. Trop de facilités faites aux tireurs serbes, qui, les premiers jours de la guerre, avant leur repli sur les hauteurs, alignaient depuis les immeubles les passants qui tentaient de traverser l’autoroute en courant.

Bernard-Henri Lévy et Gilles Herzog avaient éprouvé de l’épouvante devant ce jeu de roulette russe, à leur première entrée dans la capitale bosniaque. Un obus avait explosé non loin de leur voiture, Gilles Herzog avait aussitôt déboité sur le bas-côté pour se mettre à l’abri le long des camions de la Forpronu et des véhicules de l’avant-blindé (VAB), en cortège devant eux. « Curieusement, en trois ans, de tous nos séjours dans la ville, explique le compagnon de BHL, ce premier voyage a été le plus dangereux ».

Lorsque le philosophe et son compagnon rejoignent Sarajevo, une guerre civile intramuros, les premières semaines, une guérilla de rue, anarchique, parce qu’encore sans règle ni expérience avaient déjà sévi. Après l’échec des assauts du mois d’avril, l’assiégeant s’était installé pour durer. Il procédait dorénavant par étranglements. Malgré ses allures apaisantes de cité des alpages prise sous la neige, la ville était peu à peu asphyxiée. 

On en était là. Des journées presqu’amorphes, angoissantes par leur silence, puis de brutales accélérations, dans des déchaînements de tirs et d’explosions. Au début du printemps, la ville en appelait encore à ses différentes religions, dans l’espoir que l’offensive ne se déclenche pas.

Hélas… Sous prétexte de protéger la capitale, l’artillerie tchetnik s’était d’abord dispersée en haut des pentes. Puis les casernes, les arsenaux s’étaient vidés. Simples manœuvres, prétendait encore l’état-major. L’ancienne armée fédérale était devenue serbe, d’un trait de plume, emmenée par ses généraux. Les Sarajeviens croisaient des colonnes de chars dans le centre de la vieille ville ; ils apprenaient que des voisins, des amis serbes prenaient des vacances ou déménageaient jusqu’à la fin de l’hiver à Pale, la nouvelle station de ski des « milices serbes de Bosnie ».

Sarajevo allait alors se révéler héroïque, et s’enorgueillir de son cosmopolitisme, à la face des nationalismes environnants. Milosevic avait déjà perdu, dans l’esprit, mais cela aussi, bien sûr, ne serait vérifié que plus tard. Pour l’heure, privés de forces armées, le nouveau pouvoir bosniaque, issu de la partition de l’ex-Yougoslavie, et son vieux président Alija Izetbegovic reconnaissaient leur impuissance. Quand ils se retournaient, les habitants de la capitale ne voyaient pas les États-Unis, ne voyaient pas l’ONU, qui déplaçait ses Casques bleus, au gré des conflits locaux, en fait, surtout pour leur éviter d’avoir à combattre.

La ville était seule au monde. Il y a « quelque chose dans l’allure de cette nouvelle guerre qui en fait l’esquisse d’un désastre définitif[2] », écrit Bernard-Henri Lévy dans Le Lys et la Cendre. Toutefois, la ville avait encore sa population – dont la serbe et la croate, qui, dans leur majorité, se portaient spontanément au côté des musulmans dans la défense de la République bosniaque. Des hommes, des femmes. Beaucoup de retraités ; Sarajevo était la cité de la tranquillité des jours, et, ironie aigre, il avait été jusqu’il y a peu plus doux d’y finir sa vie. Des officiers, originaires de Serbie et de Croatie, étaient tout de suite passés à la clandestinité, et le commandement militaire de la ville allait bientôt être confié à un non musulman.

Les policiers avaient été formés par Belgrade, ils combattaient désormais leurs supérieurs ; ils cherchaient partout des armes, dont doter les partisans, et avaient confié aux voyous de la ville la mission de s’en procurer d’autres sur tous les marchés possibles. Toutes les institutions régaliennes titistes, fonction publique, protection civile, anciens combattants, étaient entrées dans la Résistance. De leur côté, les membres des Services secrets avaient réussi à quitter la capitale serbe et à se regroupes dans Sarajevo.

Les troupes de Milosevic avaient rapidement pris l’aéroport, ce qui avait obligé les mineurs et les charpentiers à commencer le creusement d’un tunnel, sous les pistes. C’est aussi du côté de l’aéroport que le président Izetbegovic avait été arrêté, et il avait fallu l’échanger contre un chef d’état-major serbe. Les combats les plus terribles s’étaient déroulés dans le quartier olympique de Dobrinja, une forêt de HLM indéfendable, du côté de l’aéroport. Les partisans y étaient morts par dizaines, dès les premiers jours – la première victime de la guerre s’appelait Svada, une étudiante en architecture, fauchée le 5 avril par un sniper sur un pont enjambant la rivière. Une ancienne championne olympique de tir, une jeune Croate, avait accepté, le cœur déchiré, d’aller déloger les snipers tchetniks des HLM. On avait mis une voiture avec chauffeur à sa disposition. Convoyé aussi, pied au plancher, dans les avenues désertes de Dobrinja, l’unique serveur sarajevien de missiles antichars, prié de tirer à coup sûr. Deux chars, arrachés à leurs équipages serbes, filaient encore, d’un coin à l’autre de ces quartiers désespérés qui avaient été l’orgueil de Tito…

 Plaidoyer en faveur d’Alija Izetbegovic auprès de François Mitterrand

Dans l’introduction du Lys et la Cendre, journal d’un écrivain au temps de la guerre de Bosnie, le livre qu’il consacre, à la fin du conflit, à ses « années bosniaques », Bernard-Henri Lévy reconnaît qu’il ignorait, au commencement, beaucoup de choses sur le pays et sa capitale :

Tout cela faisait une connaissance pauvre, trompeuse, à laquelle j’aurais demandé en vain de m’éclairer sur les évènements dont j’allais être le témoin et parfois, à ma surprise, l’improbable acteur – savais-je même, le 18 juin 1992, quand j’entrai pour la première fois dans la capitale bosniaque assiégée, que j’étais dans l’endroit du monde où les grandes orgues de l’Europe avaient, à jamais, mêlé leurs sons ? Imaginais-je un seul instant que cette convulsion-ci allait plonger le continent dans un désordre, puis un désarroi, inédits depuis la seconde guerre mondiale ? C’est pourtant bien là, en ce lieu quasi abstrait, et qui ne me disait rien, que j’ai, quatre années durant, fixé mes regards, mes convictions. C’est vers lui que je n’ai cessé d’aller, et de retourner, comme si ce pays inconnu devenait le cœur de mon être, presque une seconde patrie[3].

Puis, dans la même introduction, Bernard-Henri Lévy se remémore certains souvenirs de cette période :

Je pense notamment, écrit-il, à tout ce qui concerne l’ancien président de la République, François Mitterrand, très présent, ici, par la force des choses, les liens anciens qui m’attachaient à lui, l’admiration que je lui vouais ; l’espoir, puis la déception ; si cuisante, et la responsabilité qui lui incombe dans la longue démission de l’Europe[4].

Le 18 juin 1992, Lévy et son compagnon de reportage, Gilles Herzog, déboulent à la présidence bosniaque. Ils ne se sont pas fait annoncer. Le convoi de l’ONU, qui les a amenés, pour ce premier séjour dans Sarajevo, doit repartir dans l’autre sens, et les deux amis sont déjà attendus impatiemment par les officiers de l’escorte. Coup de chance, le conseiller auquel ils s’adressent, parle français ; il connaît BHL de réputation, il a même lu certains de ses livres. Le conseiller repart, revient : Alija Izetbegovic va les recevoir.

Le grand hall de la présidence est devenu un capharnaüm. Au milieu des gardes armés et des fonctionnaires à la mise post-soviétique, des Sarajeviens font une halte à l’abri des sacs de sable, avant de reprendre leur marche dangereuse dans la ville. Le bureau du président a aussi perdu de son apparat. D’autres sacs de sable. La trace d’une balle, juste au-dessus de sa tête. Le vieil homme a l’air fatigué. « Tendu, nerveux[5] », précise BHL. Curieusement, il a aussi l’air soulagé de les voir. Il a un message à transmettre à François Mitterrand. Peuvent-ils le lui faire passer ?« Nous sommes à bout, commence-t-il. Nous n’avons plus ni vivres, ni armes, ni espoir. Nous sommes le ghetto de Varsovie, comprenez-vous ? Va-t-on, une fois encore, laisser mourir le ghetto de Varsovie ? Nous mourrons jusqu’au dernier, nous aussi. Dites bien au président français que nous mourrons jusqu’au dernier[6] ».

Bernard-Henri Lévy prend les phrases sous la dictée ; il mettra au propre plus tard. Que veut Alija Izetbegovic ? En fait que les Européens préconisent des frappes aériennes sur les sommets autour de Sarajevo, afin de repousser l’encerclement de la ville et de faciliter son approvisionnement. « Une frappe chirurgicale suffirait. Ou, au moins, des corridors protégés par des soldats en armes et qui désenclaveraient la ville. On ne déclenche pas la guerre mondiale en neutralisant des pièces d’artillerie ou en créant des corridors[7] », ajoute Alija Izetbegovic, avant de rappeler encore que les Bosniaques ne cessent de supplier l’ONU de lever son embargo sur les armes à destination de l’ancienne Yougoslavie, de manière à permettre à Sarajevo de renforcer sa défense, face aux Serbes.

Retour à Paris. François Mitterrand le reçoit cinq jours plus tard. Bernard-Henri Lévy n’a pas encore retranscrit au propre le message d’Alija Izetbegovic, griffonné sur une page de carnet, au fond de sa poche :

« Je suis venu, monsieur le président, vous parler de Sarajevo. » Le visage se ferme. La distance s’accuse davantage. Et, au simple énoncé de ce nom, « Sarajevo », il devient le Mitterrand solennel, officiel, dont seuls les yeux, légèrement rougis, continuent de ciller un peu. Pourquoi croyait-il que je venais ? […] cette affaire de Bosnie l’embarrasse–t-elle à ce point ? Il ne dit rien. Il se fige. Et, comme un muet, ou un homme qui se rend compte que le moindre mot prononcé sera retenu contre lui, il fait un signe de la main : « vous pouvez y aller ; je vous écoute[8] »

BHL commence son récit : « quoi de plus paralysant que ce silence ? Cette invitation qui n’en est pas une ? Ce corps ramassé qu’il a soudain, replié sur soi, craintif, comme s’il fallait opposer à ce que je vais dire le moins de prise possible[9] ? »

Mitterrand s’ennuie, amicalement, l’esprit déjà ailleurs. Il a BHL dans son bureau, et il se met à parler d’Alain Finkielkraut. Il a une dent contre le philosophe qui lui a ouvertement reproché, l’année précédente, d’avoir dans le conflit croate choisi les Serbes contre les Croates, et abandonné Vukovar à son martyr. Le chef de l’État n’arrive pas à se faire à ces nouveaux Balkans, à leurs peuples vindicatifs. Il ne se cache pas de regretter la Yougoslavie de Tito, et de penser qu’on aurait dû empêcher Belgrade de réveiller les nationalismes locaux, qui désormais se déchirent, Serbes, Croates, Albanais… Il n’y a plus, bon gré, mal gré, qu’à laisser faire les Serbes ; sans bain de sang, évidement ; par la négociation. Sinon les Balkans vont à nouveau semer le désordre en Europe. Oui, qu’ils s’entendent !

Stupéfait, Bernard-Henri Lévy découvre que son interlocuteur paraît ignorer qu’en Bosnie, des Serbes luttent contre d’autres Serbes ; qu’à Sarajevo, ils font cause commune avec les Croates et les Musulmans de la ville :

Il m’interrompt, mais sur le ton, agacé, de l’homme qui veut bien se donner la peine de suivre votre histoire, mais à condition que vous n’embrouilliez pas, inutilement, le récit : « Comment cela, des Serbes ? Des Serbes contre les Serbes ? »

Le président, manifestement, ne connaît pas le dossier. « Mais alors, qui attaque[10] », insiste encore celui-ci, presqu’en colère, au point que le philosophe se demande maintenant si Mitterrand « ne va pas mettre fin à l’entretien[11]. » « Qui se bat contre qui ? Oui, hein ? Qui[12] ? »

Comment lui expliquer que cette guerre-ci est différente de la précédente, l’année passée ? En 1991 encore, il y avait des Serbes contre des Croates, des Croates contre des Serbes. Deux nationalismes bien ressemblants, occupés à en découdre, simplement distingués par une inégale puissance de feu. Maintenant, BHL choisit des mots prudents. En Bosnie, la guerre n’oppose plus des tribus, mais des idées, explique-t-il, plus des nations mais des valeurs. François Mitterrand, pourtant, ne désarme pas : « Et les Croates… Hein, les Croates, qu’est-ce que vous en faites, dans votre affaire, des Croates[13] ? »

BHL reprend, patiemment :

C’est la même chose […] il y a les Croates de Zagreb, qui sont des nationalistes épouvantables, et vous avez ceux de Sarajevo, qui sont d’abord Sarajeviens, et se battent avec leurs frères serbes, musulmans, juifs, pour la survie de la ville et la défense de ses valeurs[14].

Le président hoche la tête. En fait, il s’ennuie à nouveau. Cette fois, l’entretien est bien arrivé à son terme. Bernard-Henri Lévy a encore le temps de suggérer à son hôte de réserver sa sympathie aux Sarajeviens. Après tout, l’année passée, il avait été l’un des rares à pencher du côté de Belgrade, peut-être en souvenir de l’héroïque résistance serbe pendant la dernière guerre, alors que l’intelligentsia et les médias dans leur ensemble éprouvaient davantage d’inclinaison pour les Croates. On en était toujours là, d’ailleurs, résumait BHL dans Le Lys et la cendre. Les Balkans, dans l’opinion nationale, comme en Europe, s’étaient voués au nationalisme, et personne ne voyait vraiment la différence que présentait le cas bosniaque.    Bernard-Henri Lévy quitte l’Élysée assez découragé. Il a retrouvé, chez le président, le décalage français sur la Yougoslavie, la primauté donnée au douteux combat des Croates, liquidateur, purificateur, à peu près à l’image de celui des Serbes. Une Grande Croatie, après « la Grande Serbie » ? Avec l’aval, finalement, par inertie, des Européens, à commencer par la France ?

Toutefois, François Mitterrand va surprendre le philosophe. Le samedi 27 juin, en fin d’après-midi, celui-ci reçoit un coup de fil du secrétaire général de l’Élysée, Hubert Védrine, qui lui annonce que le chef de l’État a quitté le sommet de Lisbonne, direction, l’ancienne Yougoslavie, sans rentrer par Paris. Destination finale inconnue. « Peut-être Sarajevo[15] », lâche Hubert Védrine, mystérieux. « Je tenais à ce que tu sois tout de suite informé. Car tu n’es pas étranger à tout cela. C’est le président qui m’a demandé de t’appeler[16] ».

La stupeur est totale, écrit Bernard-Henri Lévy. L’émotion, considérable. Sans doute se trouvera-t-il des petits esprits pour reprocher à ce voyage son caractère exagérément « spectaculaire ». Pour moi, c’est un geste magnifique, un de ces grands gestes de rupture comme seul un de Gaulle en avait le secret : ces gestes qui bousculent la donne, cassent le supposé ordre du monde et redéfinissent, ainsi, l’espace même du politique. […] Mitterrand est, ce samedi, un homme d’État de grande envergure. Avouer que se mêle à mon enthousiasme la naïve fierté d’avoir, si peu que ce fût, contribué à l’évènement ? Bien entendu[17].

Deux jours ont passé. Bernard-Henri Lévy continue « de trouver ce voyage admirable[18] ». « Une bouteille à la mer est lancée par un président aux abois. Elle arrive ici, 2000 kilomètres plus loin, dans ce bureau lambrissé de l’Élysée. Et le locataire des lieux, non seulement en prend connaissance, mais court à la rencontre de celui qui la lui a adressée[19] ». Sans doute BHL aurait-il aimé décrire, dans son livre, ce dimanche de Sarajevo. Mais il a été prévenu trop tard. Il est contraint de l’imaginer, ou de se fier aux reportages de la télévision bosniaque, repris à Paris.

La nuit d’hôtel à Split. L’arrivée sur l’aéroport de Sarajevo, entre les Casques bleus et les Serbes, qui tiennent les pistes depuis le début du mois de juin, avec leurs chars. François Mitterrand, pressé, secoué, à l’intérieur d’un blindé blanc de la Forpronu, tandis que son convoi, le long de la rivière, traverse à vive allure les lignes serbes. Le même qui s’irrite de devoir consentir à se laisser pousser, bousculer par son service de sécurité, impatient de le mettre à l’abri, alors que, comme à son habitude, il lui plaît d’humer l’air à sa guise avant de se prononcer sur les promesses de la journée.

Les services de la présidence bosniaque ont passé une partie de la nuit à chercher dans la ville de quoi composer un déjeuner officiel. Les lingères ont ressorti les nappes blanches qui n’ont pas encore servi de linceuls. Et avec François Mitterrand parvenu à bon port, tout au long de ce dimanche de printemps, dans les viseurs des snipers serbes, un formidable bras d’honneur.

Après le café, ils sont sortis à pied dans les rues du centre. Les deux présidents et Bernard Kouchner, tête nue, sans gilet pare-balles, en promenade digestive devant des Sarajeviens stupéfaits. Ils ont même poussé jusqu’à Sniper Alley, pour venger, en s’exposant, ceux qui s’y étaient fait tirer comme des lapins. François Mitterrand a aussi déposé une rose devant une boulangerie, où 17 personnes avaient trouvé la mort, au début de la guerre, victimes d’un coup de canon de 105, ignorantes encore de l’impossibilité de faire la queue devant les magasins, sous état de siège.

Quelques jours plus tard, le téléphone sonne au siège de la rédaction de La Règle du jeu :

C’est le président de la République, écrit Bernard-Henri Lévy. Je note, à la lettre près (y compris la nuance d’ironie) : « vous voyez ? je me suis acquitté de ma mission, lui dit François Mitterrand ; je vous remercie ; les problèmes ne sont pas réglés, n’est-ce pas ? mais enfin il y a des résultats, hein… des résultats… vous êtes à Paris, dans les prochains jours ? eh bien venez me voir… si, si, venez me voir… je vous remercie et j’aimerais vous revoir[20]… »

BHL, manifestement, se méfie d’une telle invite. Le chef de l’État doit rechercher l’acquiescement chez tous ses interlocuteurs, depuis son retour de Sarajevo.

Des résultats ? L’étonnement, la perplexité, les critiques, en fait, commencent à poindre. Le geste présidentiel dans la ville assiégée, cette provocation délibérée dans les rues, a fait le tour du monde. Culot monstre, courage physique, sens de la légende, on reconnaît tout cela au chef de l’État. Mais au-delà ? François Mitterrand a bien précisé à son homologue qu’il n’était pas question, de sa part et de celle des alliés, de susciter une intervention militaire. Lui-même a tenu à venir sur place pour contribuer à une assistance humanitaire. Des avions français doivent venir se poser avec une aide de première nécessité. L’ONU doit aussi favoriser la solution d’un couloir humanitaire entre l’aéroport et la ville – lequel s’ouvrira bien, mais seulement dans le sens aéroport-ville, ce qui découragera un peu plus les Sarajeviens.

L’humanitaire à la française, tellement porteur d’ambiguïté, va embarrasser ceux des alliés, qui commençaient, comme les Américains, à envisager la mise en œuvre d’une gesticulation aérienne au-dessus des montagnes, peut-être suffisante pour un certain désengagement serbe. Du coup, tout le monde renonce. On laissera faire les Français. La capitale bosniaque peut continuer à mourir, elle mourra mieux nourrie, en déduisent les critiques les plus acerbes. Reste, évidemment, le geste mitterrandien, qui restera dans les mémoires, parenthèse presque d’euphorie au milieu de la tragédie.

Un jour dans la mort de Sarajevo 

Même le temps estival de Bernard-Henri Lévy, en cette année 1992, s’est rivé sur Sarajevo. Il a rendu ses articles, ses reportages pour Le Point. Comment continuer ? Il décide de rédiger le commentaire d’un film sur le martyr de Sarajevo à partir des images de Thierry Ravalet :

Ai-je déjà parlé de Ravalet ? Je ne sais plus. Cameraman indépendant qui s’est enfermé dans la ville pendant les trois premiers mois de la guerre. Carrure d’athlète. Audace inouïe. A tourné tout ce qu’il était humainement possible de tourner (la violence et la vie quotidienne, la barbarie et la résistance, les images d’un peuple victime et celles d’un peuple insurgé, sans parler des batailles dans Dobrinja, filmées live, comme aucun autre preneur d’images n’a, il me semble, osé le faire[21]).

Avec Gilles Herzog et Thierry Ravalet, ils ont partagé la même voiture, sur la route de Belgrade. Le film est né comme ça, de leurs discussions, des souvenirs du cameraman de ses propres images, de ce que BHL projetait déjà pour son commentaire. Thierry Ravalet n’a qu’une envie : retourner à Sarajevo. « À la courtoisie par-dessus le marché de jouer au sceptique et l’élégance de prétendre qu’il fait tout ça comme un mercenaire, et parce que c’est son métier[22] ». Thierry Ravalet a passé ses premières semaines de guerre au plus près des insurgés bosniaques, fouillant à leur suite les appartements de l’ancien village olympique de Dobrinja, à la recherche des snipers tchetniks, qu’il fallait déloger un par un.

Il a aussi demandé l’aide du réalisateur Alain Ferrari, qui l’avait déjà accompagné lors du film sur les Aventures de la liberté. Avec fidélité, Bernard-Henri Lévy recompose la guerre tournée par le cameraman free-lance: « Sarajevo est la ville des snipers. C’est la ville des obus, bien sûr. C’est la ville des bombardements aveugles. Mais c’est aussi sinon d’abord, celle des tireurs d’élite, embusqués dans les collines et qui, dès les premières lueurs du jour, guettent les rares habitants à oser s’aventurer hors de leur cave et les tirent comme des lapins[23] ».

Guerre d’obus encore, en surplomb, des hauteurs vers le fond de la vallée :

L’incroyable acharnement qu’ils mettent à viser tous les lieux, qu’ils soient culturels ou spirituels, où s’est déposée l’âme de la ville : mosquées et musées ; l’Institut d’Orient et son fonds d’archives ottomanes ; le centre théologique franciscain de Nedzerici, saccagé avec sa bibliothèque […] sans parler du spectacle, dont nulle photographie ne rendra la saisissante horreur, de cette bibliothèque de Sarajevo, l’une des plus riches d’Europe, réduite à l’état de squelette en un autodafé gigantesque ; le musée mystique de la ville, sa cathédrale profane, dont il ne reste que la voûte défoncée. […] Goût et haine de la ville. Amants ou destructeurs des villes. Gloire ou malédiction portée sur tout ce qui est citadin, c’est-à-dire civilisé. Tout se tient[24].

Thierry Ravalet va repartir tourner à Sarajevo une bonne partie de l’été. Il filmera l’autre ville, la ville cosmopolite, que BHL voudrait savoir « sanctuarisée ». Le brun de brique des édifices ottomans et le rose, le vert, des vieilles demeures habsbourgeoises. « Un enchevêtrement de styles, note Bernard-Henri Lévy. Une juxtaposition d’esthétiques que les destructions n’ont pas effacée. Une ville métisse. Une ville impure[25] ».

France 3 diffuse Un Jour dans la mort de Sarajevo. « L’accueil est bon, écrit-il. La presse flatteuse. Le commentaire lui-même, que je craignais de trouver trop ampoulé, passe comme une lettre à la poste[26] ». Une formule du commentaire fait mouche : « Ces couvertures dont on fait des linceuls. […] Et c’est tout le paradoxe de cette aide humanitaire qui se garde bien de sauver les Sarajeviens, mais leur donne l’humble satisfaction de mourir, au moins, au chaud[27] ».

1992, première des « années bosniaques ». Ce « petit film », avec Ravalet et Ferrari, qui va annoncer Bosna!, deux ans plus tard. Le livre aussi, ce Lys et la Cendre, sans doute l’un des ouvrages du philosophe les plus engagés. Fiévreux. Fort d’une piété inhabituelle. « Pourquoi ce que vous faites pour la Bosnie, vous ne le faites pas, par exemple, pour la Somalie ? » lui a demandé un journaliste italien, après une projection d’Un jour dans la mort de Sarajevo.

Il a raison, réagit BHL dans le livre. J’ai peut-être tort. Mais que répondre sinon ceci : j’ai eu le sentiment, dès le premier jour, qu’il y avait dans cette guerre davantage que dans une guerre classique, j’ai pensé qu’elle mobilisait des enjeux sans rapport avec ceux des guerres traditionnelles, j’ai eu la certitude que le destin des peuples européens se jouait, pour partie, là ? « L’Europe est morte à Sarajevo », ai-je écrit au retour de mon premier voyage. Et : « le sort de l’Europe se joue là, bien davantage que, par exemple, à Maastricht. » Et encore : « que Sarajevo tienne, l’Europe se construira ; que Sarajevo tombe, nous tomberons tous avec elle. » Ces phrases, je n’ai cessé de les marteler depuis un an. Et le fait est là : l’évènement m’est apparu assez essentiel pour que la part de ma vie que je consacre à la politique ou, ce qui revient au même, que je soustrais à la littérature ou à la réflexion, j’aie choisi de la lui vouer[28].

Note de bas de page (n° 1)

Bernard-Henri Lévy, Le Lys et la Cendre, Paris, Grasset, 1996, p. 25.


  1. Bernard-Henri Lévy, Le Lys et la Cendre, Paris, Grasset, 1996, p. 25.

  2. Note de bas de page (n° 2)

    Ibid., p. 29.

  3. Ibid., p. 29.

  4. Note de bas de page (n° 3)

    Ibid., p. 10.

  5. Ibid., p. 10.

  6. Note de bas de page (n° 4)

    Ibid., p. 12.

  7. Ibid., p. 12.

  8. Note de bas de page (n° 5)

    Ibid., p. 51.

  9. Ibid., p. 51.

  10. Note de bas de page (n° 6)

    Idem.

  11. Idem.

  12. Note de bas de page (n° 7)

    Ibid., p. 52.

  13. Ibid., p. 52.

  14. Note de bas de page (n° 8)

    Ibid., p. 59.

  15. Ibid., p. 59.

  16. Note de bas de page (n° 9)

    Ibid., p. 60.

  17. Ibid., p. 60.

  18. Note de bas de page (n° 10)

    Ibid., p. 61.

  19. Ibid., p. 61.

  20. Note de bas de page (n° 11)

    Ibid., p. 60.

  21. Ibid., p. 60.

  22. Note de bas de page (n° 12)

    Ibid., p. 61.

  23. Ibid., p. 61.

  24. Note de bas de page (n° 13)

    Ibid., p. 62.

  25. Ibid., p. 62.

  26. Note de bas de page (n° 14)

    Idem.

  27. Idem.

  28. Note de bas de page (n° 15)

    Ibid., p. 70.

  29. Ibid., p. 70.

  30. Note de bas de page (n° 16)

    Idem.

  31. Idem.

  32. Note de bas de page (n° 17)

    Ibid., p. 70-71.

  33. Ibid., p. 70-71.

  34. Note de bas de page (n° 18)

    Ibid., p. 71.

  35. Ibid., p. 71.

  36. Note de bas de page (n° 19)

    Idem.

  37. Idem.

  38. Note de bas de page (n° 20)

    Ibid., p. 72.

  39. Ibid., p. 72.

  40. Note de bas de page (n° 21)

    Ibid., p. 82.

  41. Ibid., p. 82.

  42. Note de bas de page (n° 22)

    Idem.

  43. Idem.

  44. Note de bas de page (n° 23)

    Ibid., p. 46.

  45. Ibid., p. 46.

  46. Note de bas de page (n° 24)

    Ibid., p. 44.

  47. Ibid., p. 44.

  48. Note de bas de page (n° 25)

    Ibid., p. 48.

  49. Ibid., p. 48.

  50. Note de bas de page (n° 26)

    Ibid., p. 104.

  51. Ibid., p. 104.

  52. Note de bas de page (n° 27)

    Ibid., p. 105.

  53. Ibid., p. 105.

  54. Note de bas de page (n° 28)

    Ibid., p. 121-122.

  55. Ibid., p. 121-122.


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