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Serbie

Par Zoran Tasic

Le cinéaste serbe Zoran Tasic évoque les liens entretenus par BHL avec la Serbie depuis la guerre en Bosnie, et avec le peuple serbe, qu’il n’a jamais confondu avec le régime fasciste de Milosevic.

Bernard-Henri Lévy dans une tranchée à Sarajevo pendant la guerre de Bosnie, à l'hiver 1993.
Hiver 1993. Bernard-Henri Lévy dans les tranchées qui dominent Sarajevo assiégée. Le philosophe filme la barbarie serbe dans Bosna ! Photo : Alexis Duclos

BHL préside le « Cercle de Belgrade »

L’ex-Yougoslavie au début de l’année 1992. La guerre civile fait rage en Croatie. Vukovar est quasiment rasée par les bombes de la JNA (Armée populaire Yougoslave), Dubrovnik bombardée, les autoroutes bloquées par les colonnes de réfugiés qui tentent de fuir la guerre… et à Belgrade l’Union des écrivains Serbes tient le 21 février de cette année son congrès annuel.

Parmi les écrivains étrangers invités à prendre la parole il y a Bernard-Henri Lévy, écrivain français, ami de longue date du plus grand écrivain yougoslave, Danilo Kis.

Lors de son intervention à la tribune du Congrès, Bernard-Henri Lévy demande d’emblée l’adoption d’une résolution condamnant la guerre en Croatie et la mise en garde contre toute intervention militaire de la JNA en Bosnie-Herzégovine. Il estime que c’est « le minimum de ce que l’on pouvait en pareilles circonstances attendre d’intellectuels ».

À part une minorité des écrivains présents, tous les autres crient au scandale – « À part une minorité honorable, tous les écrivains serbes, c’est que des travestis » Goran Markovic, quotidien NIN, 1992.

Dobrica Cosic essaie de le persuader d’abandonner sa résolution avec des arguments fallacieux : que c’est un congrès d’écrivains, pas des politiques, qu’ il a tort, lui, écrivain, de mélanger littérature et politique… Ce même Dobrica Cosic, le mentor de Milosevic et avec son mémorandum de l’Académie Serbe des Sciences (1986), l’architecte de la purification ethnique et de la Grande Serbie, entre autres, devient quelques mois plus tard le Président de Serbie.

Bernard-Henri Lévy n’a pas fléchi.

La résolution ne fut pas adoptée et ce congrès honteux, orchestré par Dobrica Cosic et les sbires de Milosevic, se termine sur une scission au sein de l’Union et la constitution par les intellectuels dissidents d’une union parallèle du nom de « Cercle de Belgrade » dont le jour même Bernard-Henri Lévy sera nommé membre d’honneur.

Quelques années plus tard, évoquant avec l’écrivain dissident Filip David ces événements, qui pendant quelques jours étaient « À la une » de toute la presse serbe, il dira : « Si le Dieu, peu importe de qui, avait consacré plus d’attention aux paroles de Bernard-Henri Lévy, la guerre en Croatie aurait été arrêtée et la guerre en Bosnie n’aurait pas eu lieu ».

Rencontre sous tension entre BHL et les étudiants grévistes de Belgrade

Fin juin, début juillet 1992, Belgrade est le théâtre des grandes manifestations d’étudiants contre le pouvoir en place, donc contre Milosevic. Enfin c’est ce que je crois ou veux croire et ce que croient mes amis de Belgrade. Ils me tiennent au courant heure par heure du déroulement des évènements : « l’Amphithéâtre de la Faculté de philosophie est occupé jour et nuit par plus de deux mille étudiants, la Serbie est verrouillée de l’extérieur par l’embargo des Nations Unies et par le régime de Milosevic à l’intérieur. Nous sommes coupés du monde, nous ne pouvons pas sortir de Serbie, nous n’avons aucun moyen de communication avec l’extérieur. Nous avons besoin de l’aide de la Communauté Internationale. Il faut venir ici pour pouvoir témoigner de notre situation et de notre combat dans le monde libre… »

Je demande un rendez-vous à Bernard-Henri Lévy en disant qu’il s’agit de la grève des étudiants à Belgrade. Il me reçoit immédiatement. J’ai une seule question, une seule demande. Veut-il partir demain avec moi à Belgrade pour soutenir les étudiants qui manifestent depuis plusieurs semaines contre Milosevic et contre la guerre en Bosnie ?

Le « oui » de Lévy fut immédiat. Il ajoute encore que les démocrates serbes sont les autres victimes de la politique de Milosevic et que les amis doivent aider ses amis.

Nous partons, Bernard-Henri Lévy, Gilles Herzog et moi le lendemain matin pour Budapest, ensuite 300 km en voiture de l’Ambassade de France pour Belgrade où nous arrivons ce 5 juillet 1992, quelques minutes avant minuit.

L’immense amphithéâtre de la Faculté de philosophie est plein. Deux mille, peut-être trois mille étudiants, qui ne dorment plus depuis des semaines. La plupart parmi eux ont l’air d’être à bout. Bernard-Henri Lévy écrira plus tard : « Il est vrai que règne, et sur le campus et dans l’amphi, une atmosphère très particulière, mélange de fièvre et de recueillement, de colère contenue et d’abattement, une atmosphère à la fois apathique et survoltée et que la moindre provocation peut déclencher l’émeute ».

Bernard-Henri Lévy s’adresse aux étudiants, il leur parle de sa joie d’être parmi eux, il leur dit qu’il revient de Sarajevo sous les bombes, les bombes des miliciens serbes, ces traîtres à la mémoire serbe et à sa tradition antifasciste, que eux , les étudiants en grève, sont l’honneur de la Serbie, de l’Europe, de l’Occident, qu’ils continuent la tradition antifasciste serbe en affrontant la bête, en corps à corps…

L’atmosphère dans l’amphi est glaciale, pas un seul mot, pas une seule réaction, comme si les paroles de Bernard-Henri Lévy n’arrivaient pas jusqu’à eux. Au moment où Bernard-Henri Lévy dit aux étudiants qu’ils sont « la Serbie d’aujourd’hui, ce que les antifascistes allemands des années trente étaient à l’Allemagne d’Adolf Hitler » la salle se met en mouvement ; cris, poings levés, claquements des pupitres, menaces…

À ce moment précis j’aperçois sur le balcon de l’amphithéâtre, les deux leaders de Parti Démocrate Serbe, le futur premier ministre serbe Zoran Djindjic et le Président de la Yougoslavie, ou ce qui reste d’elle (Serbie et Monténégro) Vojislav Kostunica. Ils n’ont pas pris part à la discussion, ils n’ont pas prononcé un seul mot, ni venu nous voir, mais ils sont restés sur leurs balcons jusqu’à fin des discussions.

Étrange.

Quand Bernard-Henri Lévy parle de ce qui se passe à Sarajevo où des dizaines de milliers de Serbes sont restés dans la ville pour défendre leur Sarajevo ou quand il évoque la destruction de l’ancienne bibliothèque la salle hurle : « Mensonges ! Propagande ! Provocation ! »…

Un moment Gilles Herzog s’exclame : « On dirait qu’ils sont contre nous. »

« Non, Gilles. Le problème n’est pas qu’ils sont contre nous, c’est qu’ils ne sont pas contre Milosevic, au sens où nous le pensions ».

Plus tard dans la nuit Bernard-Henri Lévy dira : « Ces étudiants sont en grève et dans l’opposition sans aucun doute. En plus ils sont sincères. Mais leurs oppositions ne sont pas dans la tradition démocratique, c’est une protestation identitaire et patriotique. Ils ne reprochent pas à Milosevic de faire la guerre, mais qu’il ne l’a pas encore gagnée. Ils ne lui reprochent pas la siège de Sarajevo, ils lui reprochent l’embargo international… »

Ces étudiants et avec eux une très grande partie de la population serbe, n’ont pas vu, n’ont pas compris que Milosevic a le contrôle absolu de tous les médias, à part seulement de Radio B92 et l’hebdomadaire Vreme. Ils ne se sont pas rendu compte, qu’il a imposé un blocus total aux informations venant d’ailleurs, qu’il a institué un système de désinformation et de mensonge d’un tel degré de perfection que ces étudiants ne sont tout simplement pas au courant de ce qui se passe à Sarajevo et ailleurs en Bosnie.

Plus tard cette nuit Bernard-Henri Lévy dira à ses amis de l’hebdomadaire Vreme : « Tous ces jeunes gens, ou la majorité d’entre eux, un jour, pas très lointain j’en suis sûr, sauront la vérité : que Milosevic les a privés de voyager, de lire les livres étrangers, d’obtenir des bourses d’études… qu’il a fait la guerre en leur nom et qu’il a déshonoré tout un peuple. Je combattrai avec tous mes moyens et toute ma force quiconque accuserait tout le peuple serbe. Le seul responsable, c’est Milosevic et son régime criminel. »

Bernard-Henri Lévy filme la barbarie serbe

Les années passent. La guerre en Bosnie fait toujours rage. Les gens meurent, Sarajevo seule compte plus de 10 000 morts. Ce n’est plus la guerre entre deux armées, c’est la guerre contre les civils. Bernard-Henri Lévy tourne sur le front deux films choc : Un Jour dans la mort de Sarajevo en 1993, Bosna ! en 1994.

Certaines images de ces deux films sont tellement insupportables que le grand nombre des gens, y compris les personnalités politiques internationales n’arrivent pas à y croire.

Puis vint Srebrenica. Le chef de l’armée des serbe de Bosnie, Mladic, assassine en deux jours 8 000 personnes. Le monde entier est sous le choc. Les serbes de Serbie n’en savent rien. Pendant plusieurs semaines la Serbie est le seul pays sur terre qui ignore cet horrible génocide. Conspiration du silence.

La fin de l’ère Milosevic

Puis la paix de Dayton.

Les fissures commencent à apparaître dans l’intérieur du régime. Les problèmes deviennent pour Milosevic de plus en plus sérieux. Commencera-t-il une nouvelle guerre pour sauver son régime ?

L’opposition serbe est finalement en train de s’unir. En novembre 1997 éclatent à Belgrade et dans toutes les grandes villes de Serbie les manifestations pacifiques contre le régime de Milosevic. Pendant trois mois en plein hiver, chaque jour, entre 200 000 et 300 000 personnes marchent silencieusement dans les rues de Belgrade.

C’était le début de la fin de l’ère Milosevic.

Bernard-Henri Lévy n’obtient pas de visa (il est sur la liste noire du régime serbe) pour venir marcher avec nous, mais il envoie par Jack Lang tout son soutien et son amitié au peuple serbe.

Au Kosovo, entre 1998 et 1999, Milosevic commence une nouvelle guerre. Destruction massive de villages entiers. Déplacement de la population. Assassinats, assassinats, assassinats… Puis le bombardement de la Serbie et au bout de trois mois la reddition de l’armée serbe. C’est la chute.

Le 5 octobre 2000, à peine 5 minutes après l’annonce officielle de la chute de Milosevic, j’ai Bernard-Henri Lévy au téléphone. Même aujourd’hui je ne saurais pas dire qui de nous deux était plus heureux en ce moment-là.

Faut-il comparer ces deux sentiments ?

Je le vois chez lui deux heures plus tard.

«  – Il faut faire immédiatement quelque chose. Un document pour l’histoire. Peut-être un film ? Qui pourrait le réaliser ?

– Goran Markovic, le grand cinéaste serbe et l’opposant à Milosevic de la première heure.

– D’accord. Il faut commencer tout de suite, et nous le produirons ensemble. Toi et moi. »

Ainsi est né le film de Goran Markovic Serbie, année zéro, le premier film de la Serbie démocratique et libre.

En 2001, BHL présente Bosna ! à Belgrade

Neuf ans après son dernier séjour dans notre ville, Bernard-Henri Lévy vient le 14 décembre 2001 à Belgrade pour présenter son film Bosna !. Le film que presque toutes les grandes villes du monde ont vu, sauf Belgrade. Cette fois-ci il n’a pas besoin de visa.

Rex, la salle de B92 où a lieu la rencontre avec le public après la projection du film, est pleine. Le foyer aussi. Pas d’applaudissements après la projection du film ni de sifflements.

C’est la tolérance qui était à l’essai. Pas seulement envers le film et son auteur, mais aussi entre deux groupes distanciés : un qui voulait ouvrir la question de la responsabilité serbe dans les guerres de 1991 à 1999. L’autre groupe voulait immédiatement fermer cette question en essayant d’orienter la discussion dans l’autre sens, en affirmant qu’il s’agit d’une falsification, que l’auteur a confondu le peuple avec le régime, que le film est plein de mensonges et de semi-vérités, et puis d’où tient-il le droit de traiter ces thèmes, lui qui a condamné le peuple serbe… ?

« Je n’ai jamais confondu le peuple serbe avec le régime de Milosevic, ni condamné le peuple Serbe. C’est vrai, j’ai condamné et combattu Milosevic et son régime qui a déshonoré un grand peuple antifasciste, qui vous a tous déshonorés en faisant les guerres en votre nom. Et vous, voulez-vous voir la vérité en face, la connaître ? Je crois que vous n’avez pas encore fait ce chemin, à la différence de pas mal des gens dans cette salle. »

Et puis la phrase sanglante : « J’ai fait quelque chose, et vous, vous n’avez rien fait. »

Je crois que personne parmi les gens présents dans cette salle n’oubliera jamais cette phrase.

Bernard-Henri Lévy a ajouté qu’il était heureux d’être venu dans une Belgrade libre : « Je dois vous dire que j’ai attendu ce jour pendant des années, le jour de pouvoir vous présenter mon film, de parler avec vous, de répondre à vos questions et à vos colères. Pour moi c’est le moment de vérité. Une date importante dans ma vie d’homme. »

Plus tard, cette nuit-là, dans Le Club des Écrivains qui se trouve dans sous-sol de l’immeuble même où a eu lieu, en 1992, le Congrès d’Union des écrivains serbes, je lui dis :

« – Tu vois, les paroles que tu as dites à tes amis de l’hebdomadaire Vreme en 1992, sont en train de s’accomplir.

– Oui, c’est vrai. Mais comme dirait le camarade Berthold Brecht, “Nous avons traversé les difficultés de la montagne, il reste celles de la plaine” ».

PS : Quelque jours plus tard, Borka Pavicevic, une autre grande figure de l’opposition, écrira dans le quotidien belgradois Danas : « Notre vrai ami, Bernard-Henri Lévy, a dû venir à Belgrade pour que nous même, nous nous rendrions compte que de plus en plus d’entre nous ont entamé ce chemin vers la vérité, ont demandé la vérité sur Srebrenica. »

Zoran Tasic est un cinéaste serbe, producteur de cinéma, également scénariste.


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