
2014 : le Maïdan à Kiev, ou une certaine idée de l’Europe
Hiver 2014. L’Ukraine, sous l’impulsion du gouvernement autoritaire de Viktor Ianoukovitch, renonce à un accord d’association du pays avec l’Union européenne qui devait être signé à Vilnius, et relance son dialogue de manière active avec le Kremlin de Vladimir Poutine. Cette alliance néfaste met l’Ukraine en danger, et place l’Europe à la croisée des chemins.
Le 9 février 2014, Bernard-Henri Lévy prononce sur la place du Maïdan à Kiev, où se réunissent alors les défenseurs de l’Europe – « où s’institue le peuple ukrainien[1] » dit le philosophe – pour protester contre ce tournant pernicieux. S’amorce alors un « exceptionnel moment d’Histoire comme seuls en produisent les grands peuples[2] », celui-ci se rassemblant autour d’un rêve européen.
L’enjeu est donc celui d’une vision et du destin de l’Europe. Une Europe des valeurs, de l’esprit, « ardente, fervente, héroïque[3] ». Lévy se déclare ukrainien et désigne le peuple du Maïdan comme ses « frères en Europe[4] », tout en saluant son sang-froid, sa discipline et « l’esprit de responsabilité[5] » avec lequel il tient haut ses barricades et soigne les parts de la ville libérée de la domination russo-ukrainienne : « extraordinaires, ces foules de femmes et d’hommes prenant des risques extrêmes, peut-être tous les risques, pour obtenir le droit d’entrer un jour dans une Maison commune[6] ».
Il se rendra à nouveau à Kiev au mois de mars, alors que plusieurs dizaines de manifestants ont été tués par l’assaut des milices Berkout (forces spéciales du pouvoir ukrainien, pour lesquelles le permis de tuer a été délivré par Poutine) depuis son premier voyage. Ianoukovitch a quitté le palais Mariinsky pour Kharkiv, se disant victime d’un renversement politique comparable à la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne. Bernard-Henri Lévy, à ce propos, considère que la situation est à envisager à l’inverse :
On a voulu vous calomnier. On a dit que vous étiez les continuateurs de la mémoire noire de l’Europe. Eh non ! C’est le contraire ! Ces vertus de résistance qui font le génie de l’Europe […] c’est vous qui les incarniez pendant les journées sanglantes ; et le national-socialisme, l’antisémitisme, le fascisme qui furent la honte de notre continent étaient du côté de vos ennemis[7].
Au même moment la soldatesque russe projette, en toute impunité, d’annexer à ses frontières le territoire de la Crimée, à l’est de l’Ukraine. Lévy adjure l’Europe de protéger une nation que la tyrannie s’apprête à amputer, en se portant garante de ses frontières. Considérant que Poutine, divisant pour mieux régner, n’est fort que de la faiblesse des autres il lance plusieurs propositions qui entendent marquer fermement l’opposition des puissances de l’Union européenne par solidarité avec l’Ukraine : menace d’une sortie de la Russie du G8 d’une part – qui doit se tenir à Sotchi à la même période – car « un homme qui donne l’exemple du viol des frontières en Europe n’a pas sa place dans les enceintes où la communauté internationale œuvre pour la stabilité du monde[8] » – refus d’une invitation à célébrer les armées de la liberté lors des commémorations des 70 ans du débarquement sur les côtes françaises. Pour venir en aide à l’Ukraine il convient de faire changer la peur de camp. Il conclura son deuxième discours du Maïdan, le 2 mars 2014, en affirmant son soutien : « C’est ce que je compte dire, dès mon retour, aux dirigeants de mon pays. […] Vive l’Ukraine une, indivisible et libre. Vive la France, vive l’Europe, et vive l’Ukraine en Europe[9]. » Sur cette place, par le biais d’un noble élan démocratique, une nouvelle Ukraine est en train de naître.
En septembre 2014, alors qu’à la fin du mois d’août des blindés de l’armée russe ont passé la frontière ukrainienne, Bernard-Henri Lévy alerte sur les abus de la Russie de Poutine dans un texte au titre catégorique : « Il faut défendre l’Ukraine[10] ». Il voit poindre, face à cette escalade de violence et d’abus, « la première vraie guerre, depuis des décennies, en Europe ; la première agression d’un État souverain contre un autre État souverain qu’il entend démembrer et vassaliser ; cela même, autrement dit, que la construction de l’Europe […] était censée rendre impossible[11]. »
Au retour d’un de ses voyages en Ukraine dans les territoires bombardés de Donetsk et Kramatorsk, Bernard-Henri Lévy proposera, lors d’une allocution au palais de la Hofburg à Vienne, de lancer un plan d’aide pour la reconstruction du pays ravagé par les despotismes croisés de Ianoukovitch et Vladimir Poutine. Il est notamment soutenu dans sa démarche par Frederik de Klerk, le président François Hollande, Petro Porochenko. L’enjeu est, bien sûr, militaire, mais aussi économique pour lutter contre la corruption.
Bernard-Henri Lévy soutiendra Petro Porochenko, avec qui il a voyagé dans les terres meurtries de l’Ukraine. Ce dernier avait salué l’écrivain sur la scène de l’Opéra de Kiev, en rendant hommage à son engagement pour l’Ukraine, et donc pour l’Europe. La revue La Règle du jeu conviera Porochenko (avec Vitali Klitschko, maire de Kiev) à Paris pour participer à un colloque, après qu’une rencontre avec François Hollande ait été organisé. Les deux candidats ukrainiens, à l’invitation du philosophe, ont mis entre parenthèse leurs campagnes électorales respectives pour évoquer le destin de la Crimée et l’exercice de la barbarie russe jusque dans les plaines du Dniepr.
2020 : reportage dans le Donbass
Bernard-Henri Lévy était retourné en Ukraine en septembre 2016 pour prononcer, à Babi Yar, un discours en mémoire des trente-quatre mille juifs assassinés dans un ravin par les Einsatzgruppen de l’Allemagne nazie, dans l’épisode le plus sanglant de la Shoah ukrainienne par balles. Il déclare à cette occasion : « ce travail de mémoire scrupuleux et ardent, cette œuvre de dénombrement sans faille ni répit, ont été l’un des principes de la nouvelle Europe – à la fois son moteur, son socle et sa constitution[12]. » Ce geste mémoriel marque, en quelques sortes, un nouveau pas vers l’entrée dans l’Europe, celle-ci étant « la seule manière d’en finir, un jour, avec ce qui reste, dans les têtes, du double cauchemar nazi et stalinien[13] ».
Il appuiera sur l’importance du lien entre l’Ukraine et l’Europe, sur la chance qu’incarne « la riche et noire terre d’Ukraine[14] » pour le continent, lorsqu’il jouera sa pièce Looking for Europe à Kiev le 28 mars 2019 : « cette situation, pour un peuple, même engoncé, même sous les griffes des puissants, c’est une putain de chance, c’est une putain d’occasion de grandir, d’exploser et de transcender ses épreuves[15]. »
Mais en 2020, lors d’un reportage dans les tranchées du Donbass, Lévy constate que ce processus, à nouveau mis à mal, est loin d’être achevé. C’est pour Paris-Match qu’il part, alors qu’il constitue pour le magazine, après le Nigéria et le Kurdistan, une série de reportages qu’il rassemblera dans un livre, Sur la route des hommes sans nom, et qu’il mettra en images dans un film, Une autre idée du monde. Ainsi il rejoint la ligne de front sur laquelle se font face, depuis cinq ans déjà, les défenseurs de la démocratie et de l’Europe, de l’Ukraine en somme, et les séparatistes prorusses. Lévy se rend à Marioupol au quartier général de la Navy Guard où s’est installé l’état-major de la résistance ukrainienne, et constate que la ville, rendue misérable, est tenu sous blocus. Il poursuit dans les ruines de Pisky et de Shyrokyne déserte qu’il d’écrit :
Cette église au plafond crevé, cette clinique réduite à ses piliers de béton et minée, cette école que l’on a pulvérisée à l’arme lourde et où l’on retrouve, comme après un tremblement de terre, un tableau noir arraché, des cahiers d’enfant à demi calcinés et un cartable miraculeusement épargné, on se dit que les séparatistes les ont détruites comme à plaisir. La rage d’avoir eu à piétiner, des mois durant, aux portes de Marioupol ? La vengeance urbicide de soudards qui, avant de reculer, auraient pratiqué la politique de la ville brûlée ? La joie sadique à voir les derniers habitants fuir, comme Maxime et Tatiana, les revenants de ce matin, sous un feu en enfilade[16] ?
Lévy pénètre pour de bon, à Novotroitske, dans les tranchées – « j’ai l’impression d’un Verdun suspendu, gelé et terriblement archaïque[17] » – avant de regagner des villes fantômes, terrain de jeu des snipers à la solde de Poutine, dans un « paysage de fin du monde[18] » à propos duquel il dira : « rien ne m’aura plus terrifié que ce paysage éventré, sans vie, où l’on marche au milieu d’ombres blêmes et engourdies[19]. » L’auteur, qui dénonce la prise en otage du peuple ukrainien par le Kremlin, se rendra, à l’occasion de ce reportage, et pour évoquer cette série de tragédies, à Kiev, pour rencontrer le président Volodymyr Zelensky.
Note de bas de page (n° 1)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII: Qui a peur du XXIe siècle?, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2017, p. 137.
-
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII: Qui a peur du XXIe siècle?, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2017, p. 137.
-
Idem.
-
Ibid., p. 138.
-
Ibid., p. 139.
-
Ibid., p. 141.
-
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIV: L’œil du cyclone, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2018, p. 178.
-
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII: Qui a peur du XXIe siècle?, op. cit., p. 137.
-
Ibid., p. 145.
-
Ibid., p. 145-146.
-
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIV: L’œil du cyclone, op. cit., p. 279-283.
-
Ibid., p. 280.
-
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII: Qui a peur du XXIe siècle?, op. cit., p. 222.
-
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIV: L’œil du cyclone, op. cit., p. 179.
-
Bernard-Henri Lévy, La Règle du jeu. Looking for Europe, n°69/70, Paris, Grasset, septembre 2019, p. 321.
-
Ibid., p. 322.
-
Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, Paris, Grasset, 2021, p. 177-178.
-
Ibid., p. 179.
-
Ibid., p. 182.
-
Ibid., p. 183.
Note de bas de page (n° 2)
Idem.
Note de bas de page (n° 3)
Ibid., p. 138.
Note de bas de page (n° 4)
Ibid., p. 139.
Note de bas de page (n° 5)
Ibid., p. 141.
Note de bas de page (n° 6)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIV: L’œil du cyclone, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2018, p. 178.
Note de bas de page (n° 7)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII: Qui a peur du XXIe siècle?, op. cit., p. 137.
Note de bas de page (n° 8)
Ibid., p. 145.
Note de bas de page (n° 9)
Ibid., p. 145-146.
Note de bas de page (n° 10)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIV: L’œil du cyclone, op. cit., p. 279-283.
Note de bas de page (n° 11)
Ibid., p. 280.
Note de bas de page (n° 12)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIII: Qui a peur du XXIe siècle?, op. cit., p. 222.
Note de bas de page (n° 13)
Bernard-Henri Lévy, Questions de principe XIV: L’œil du cyclone, op. cit., p. 179.
Note de bas de page (n° 14)
Bernard-Henri Lévy, La Règle du jeu. Looking for Europe, n°69/70, Paris, Grasset, septembre 2019, p. 321.
Note de bas de page (n° 15)
Ibid., p. 322.
Note de bas de page (n° 16)
Bernard-Henri Lévy, Sur la route des hommes sans nom, Paris, Grasset, 2021, p. 177-178.
Note de bas de page (n° 17)
Ibid., p. 179.
Note de bas de page (n° 18)
Ibid., p. 182.
Note de bas de page (n° 19)
Ibid., p. 183.
Réseaux sociaux officiels