Julien Dray, c’est l’alter ego d’Harlem Désir. L’éminence grise de SOS Racisme. C’est le stratège, le penseur, l’organisateur des petites et grandes victoires de la toute jeune association. C’est le diplomate de la bande. Son plus redoutable négociateur. C’est l’homme des contacts secrets avec les pouvoirs, les appareils, les sommets de l’État ou la base des partis.

C’est un fou de politique, aussi. C’est quelqu’un qui l’aime, la politique, comme d’autres aiment le foot, le cinéma, la littérature. C’est l’une des rares personnes, à Paris, dont les analyses ou les prévisions soient toujours – enfin, presque toujours – diaboliquement prémonitoires. Et je ne suis pas prêt d’oublier par exemple l’assurance avec laquelle, l’automne dernier, un mois avant l’événement, il vint m’annoncer un beau matin qu’une explosion lycéenne et étudiante se préparait pour la fin de l’année.

Jusqu’ici, pourtant, Julien Dray se cachait. Il cultivait, non sans un malin plaisir, son côté homme de l’ombre. Et il se serait fait couper en quatre plutôt que de s’exposer, s’exhiber, jouer son nom ou son visage. Aujourd’hui, il change de stratégie. Et, avec son premier livre, SOS Génération (Ramsay), il choisit de sortir du bois. Pourquoi ?

La première raison, je crois, c’est que SOS Racisme se trouve à la croisée des chemins. Menacée, sur sa gauche, par la ringardisation socialiste. Menacée, sur sa droite, par la banalisation libérale. Menacée, de tous côtés, par ce ronron, cette langue de bois qui accompagnent fatalement les grands mouvements qui réussissent. Un livre, donc, pour casser le ronron. Un livre pour relancer la réflexion.

La seconde raison, c’est que la « génération morale » – celle de SOS, mais aussi d’Isabelle Thomas, de Philippe Darriulat ou des mouvements étudiants de décembre – attendait son historien. Son historien à chaud, sans doute. Son historien tout de même. Avec, autour de cette histoire, de la manière de la raconter, d’en reconstituer le fil ou d’en recomposer les bribes, toute une part de querelle ou de débat dont on imagine mal l’intensité. Ce livre, parce que raconter est aussi important que faire. Ce livre, parce que, pour le vrai politique qu’est Dray, la maîtrise d’une situation passe aussi, sinon d’abord, par le contrôle de ses récits.

Ni E.T.
Ni Coluche

La troisième raison, c’est qu’il était urgent, notamment, de réagir à l’une des idées reçues les plus tenaces, et les plus fausses qui tournent autour de cette affaire. L’idée, en gros, d’une jeunesse inculte. L’idée d’une génération droguée aux clips, au rock, à la pub, à la bande dessinée. Le fantasme – exactement symétrique, si l’on y songe, de l’imbécile idolâtrie de la « jeunesse en soi » où se complaisent certains – d’un mouvement étudiant qui serait né des noces de E.T. et de Coluche.

Dray, cela va sans dire, n’a rien contre E.T. Il n’a rien contre Coluche. Mais, comme son ami Konopnicki, qui publie un autre livre au même moment, il n’a pas grand mal à démontrer que les « nouveaux démocrates » qui, en décembre dernier, ridiculisaient Chirac et ses ministres, étaient tout sauf des crétins ; et que, sur un chapitre au moins – celui de leur maturité politique –, ils n’avaient, dès cette époque, de leçons à recevoir de personne.

Et puis la quatrième raison enfin, pas vraiment dite dans le livre, mais qu’on y devine en filigrane, c’est le retour, parallèle, sur ce qu’il faut bien appeler la mode soixante-huitarde. Non pas que Dray, là non plus, soit contre 68. Non pas qu’il soit le moins du monde hostile à ses acteurs. Mais on le sent agacé par un certain style de commémoration. On le devine exaspéré par le côté anciens combattants de l’Odéon ou de Gay-Lussac que se donnent volontiers ses aînés.

Il est convaincu, surtout, que la génération précédente, celle des comités Vietnam, de la guerre d’Algérie et des groupuscules maoïstes de jadis, est restée prisonnière, quoi qu’elle en ait, de questions et de problématiques qui ne sont plus celles du moment. Lire ce livre en parallèle à celui d’Hamon et Rotman. Le lire comme la réponse, la réplique ou, parfois le contrepoint d’une « autre » génération à celle qui, depuis vingt ans, tient le devant de la scène.

Je suis, pour ma part, à la charnière des deux. Ni tout à fait assez « vieux » pour participer de la célébration soixante-huitarde. Ni tout à fait assez « jeune » pour me sentir vraiment contemporain des mouvements qu’incarne Dray. Si j’aime son livre, cependant, c’est qu’il est, lui aussi – et bien davantage, finalement, qu’il ne semble l’imaginer – à mi-chemin.

Le lire, oui. Le lire absolument, sans tarder. C’est l’une des meilleures boussoles que nous ayons pour commencer de nous repérer dans l’étrange labyrinthe de signes, de destins et de passions qu’est devenue l’époque.


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