La question n’est pas de savoir si on aime ou pas Paris Match.
Ce qu’on préfère du choc des mots, du poids des photos, ou l’inverse.
Si ces photos-ci ont été vendues plus ou moins cher que celles de Lady Di ensanglantée.
La question, la seule, c’est qu’il y a là une photographe qu’il faut d’ailleurs commencer par nommer – la question c’est qu’il y a là une photographe qui s’appelle Véronique de Viguerie et qui s’est rendue dans une des zones les plus périlleuses de la planète pour en rapporter un reportage rare et, surtout, bourré d’informations.
Car il nous raconte quoi, ce reportage ?
L’état d’esprit des talibans, d’abord. Le fait qu’ils nous haïssent, nous, les Français, à peine moins que les Américains et que les malins qui s’imaginent qu’en se faisant petits, discrets, éventuellement un peu collabos, on entrera dans leurs bonnes grâces, se fichent le doigt dans l’œil.
Le fait que ce ne sont ni des « résistants », ni des « étudiants en religion » , ni quoi que ce soit du même genre, mais des salauds, de purs salauds, animés d’un cynisme à toute épreuve et retrouvant, pour célébrer une victoire militaire, les gestes archaïques de la parade et du trophée.
Il nous apprend, et c’est loin d’être sans importance, que ce sont aussi ce qu’on appelle, en jargon moderne, des bons « communicants » capables de se mettre eux-mêmes en scène et de poser devant l’objectif (car c’est bien ainsi que, à en croire la photographe, les choses se sont passées – et il n’y a, pour l’heure, pas de raison d’en douter).
Et il nous apprend enfin ou, plutôt il rappelle à ceux qui ne voulaient pas l’entendre ni, en tout cas, le dire, il rappelle à ceux qui ont tenu pour un secret d’État, pendant des années et des années, le fait que nous ayons des commandos d’élite luttant, dans les montagnes afghanes, au coude à coude avec les forces spéciales américaines, il rappelle donc à ces gens – et c’est, encore, capital – que la France est engagée là dans une guerre, une vraie, une guerre qui ne dit pas son nom, exactement comme, il y a cinquante ans, la guerre d’Algérie ne disait pas non plus son nom.
Or, une fois ce reportage publié, que se passe-t-il ?
Ici, c’est l’académicien Gallo qui, retrouvant le clairon de Déroulède, accuse la jeune journaliste (qui, rappelons-le, n’a pas montré un cadavre !) d’arracher – pas moins – « le linceul de nos soldats morts ».
Là, c’est l’inévitable Villiers qui hurle, en écho, à la haute trahison – pourquoi pas la Haute Cour, tant qu’il y est ? la prison ? le rétablissement de la peine de mort ?
Là encore, c’est ce porte-parole du ministère de la Défense qui, au lieu de se demander si ces soldats étaient assez armés, suffisamment équipés et épaulés, regrette que la presse ne l’aide pas à « cogérer le chagrin des familles ». Et il n’est pas jusqu’au Premier ministre qui vient, en personne, devant l’université d’été de son parti, jeter la dernière pierre à cette satanée journaliste qui a failli à son devoir de « respect » de la « douleur des familles » (sic). Face à cette avalanche d’injures, face à ce bal des tartufes comme on n’en avait plus vu depuis, justement, la guerre d’Algérie, face au spectacle étrange et fou de tous ces gens raisonnables qui font meute contre une femme dont le seul crime a été d’aller au bout de l’horreur et de la montrer, on rougit d’avoir à rappeler des vérités de bon sens.
Les photojournalistes ne sont pas là pour gérer la douleur des familles mais pour informer.
Ils sont des journalistes, pas des assistantes sociales, ni davantage des militaires, ou des auxiliaires des militaires, entrant dans une stratégie, participant d’un effort de guerre, enrôlés.
Leur devoir, leur seul devoir, est de montrer, toujours montrer, montrer tout ce qu’il est possible de montrer et qu’ils peuvent arracher au règne immense et sans limites du non-montrable et du caché.
Au risque de choquer ? Au risque de choquer. Au risque de réveiller. Au risque de dire à une opinion qui – c’est normal – ne veut pas voir : il faut voir.
Au risque d’embarrasser ? Au risque d’embarrasser. Au risque de briser le mur du silence et d’obliger la Grande Muette à dire, par exemple, aux familles ce qu’elle ne voulait visiblement pas dire : à savoir qu’un des dix soldats, un au moins, a été assassiné à l’arme blanche.
Au risque, enfin, de donner la parole à l’ennemi ? Oui. Encore oui. Car l’ennemi existe. Il a une chair. Un corps. Une idéologie. Un discours. Et il est essentiel, surtout quand on prétend le battre, d’avoir une idée de cela.
Il faudrait que ces gens lisent celui que mon ami Salman Rushdie appelait le « sorcier du reportage contemporain », Ryszard Kapuscinski, qui, lisant lui-même Hérodote, le père du genre, montrait comment, si les médias avaient existé du temps des Grecs, il aurait été lapidé et jeté sur le bûcher. Il faudrait qu’ils méditent l’admirable Peintre de batailles d’Arturo Perez-Reverte, le grand roman sur le photojournalisme, qui raconte comment le « modèle » d’un photographe de guerre, laissé pour mort en ex-Yougoslavie, revient pour le tuer.
Car c’est, au fond, toujours comme ça. Ces salauds de journalistes. Ces sapeurs de moral. Ces irresponsables. Ces diables. Et, en face, les donneurs de leçons qui n’ont jamais quitté leur bureau ou leur clavier de blogueurs. Quelle honte !
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