L’affaire du pardon aux officiers félons de la guerre d’Algérie n’était peut-être pas, en tant que telle, si décisive qu’on l’aurait cru. A l’échelle du septennat, il pourrait bien n’en demeurer que le très obscur souvenir d’un petit psychodrame interne au Tout-Etat socialiste. Et, cette semaine même, elle pèse certainement beaucoup moins lourd que la victoire de la gauche espagnole, la fin du voyage de Marchais à Pékin ou l’aggravation de la répression en Pologne. Reste que j’ai tout de même choisi, ce mardi, de m’y attarder un peu. Et cela parce qu’il m’a semblé voir apparaître là, à l’occasion de ce débat, et dans le tumulte provoqué par les deux camps qui s’y sont affrontés, une conception des rapports d’un peuple à son histoire dont je ne suis pas sûr qu’on ait toujours, ni partout, saisi vraiment la portée.
Côté gouvernement, d’abord, le moins que l’on puisse dire est que les arguments avancés ne sont pas très convaincants. Et qu’il flotte autour du projet Courrière un discret mais indéniable parfum de Restauration. L’amnistie ? La prescription ? Un geste de clémence, de rémission de fautes déjà anciennes ? Il faut dire et répéter que la République, depuis quinze ans, avait décrété tous les gestes de clémence, de rémission possibles et imaginables. Qu’elle n’avait pas attendu les socialistes pour promulguer toute une série de lois qui, dès 1962, tendaient généreusement la main à ceux qui avaient tenté de la renverser. Qu’à l’heure où nous polémiquions, et depuis de longues années déjà, les officiers de l’Algérie française avaient retrouvé leurs grades, le droit de porter leurs décorations, l’intégralité de leurs pensions, un casier judiciaire vierge. Et qu’aux belles professions de foi humanistes dont on nous rebattait les oreilles depuis huit jours se mêlaient forcément d’autres raisons, plus secrètes, moins avouables, et dont nul, manifestement, ne semblait décidé à souffler mot. Je ne crois pas, bien sûr, que nos gouvernants aient voulu afficher une quelconque affinité sentimentale avec les hommes du putsch d’Alger. Et je porte trop d’estime à l’actuel occupant de l’Élysée pour le soupçonner de régler par ce biais je ne sais quels comptes secrets avec un illustre prédécesseur. Mais ce que je crois, en revanche, c’est qu’il est incontestablement en train de hâter la réhabilitation morale de ceux qui, bon gré mal gré, sont les derniers en date de nos fascistes. Et que la France, à ce compte, pourrait très vite devenir un pays où la torture, le racisme, l’abjection coloniale ou antidémocratique cesseraient d’être des crimes aux yeux de l’entendement politique officiel…
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De l’autre côté, pourtant, je veux dire dans les rangs de ceux qui ont refusé de voter le projet en son état, le paradoxe veut que le tableau ait été tout juste plus brillant. Oh ! bien sûr, j’approuve plutôt, sur le fond, l’attitude de ces récalcitrants. Je ne peux pas ne pas partager la nausée qui les a, semble-t-il, secoués à l’idée de ce trait brutalement tiré sur le passé. Et il y a, dans la fidélité de ces quadragénaires aux répulsions de leur jeunesse, quelque chose qui, une fois n’est pas coutume, mérite de forcer le respect. Alors ? Alors, ce qui me gêne c’est le style de cette fidélité. Le ton où elle s’est exprimée. Cet acharnement rageur, presque hargneux, sur un quarteron d’officiers censés porter à eux seuls tout le faix de l’infamie. Et l’allure de curée contre quelques-uns qu’a prise, qu’on le veuille ou non, la bataille pour le souvenir de ce crime commis en commun que fut la guerre d’Algérie. Je n’éprouve, cela va sans dire, aucune espèce d’indulgence pour MM. Challe, Salan ou Jouhaud. Mais je n’en éprouve pas davantage, cela devrait aller sans dire aussi, pour l’immense -foule de ceux, publicistes, fonctionnaires, politiciens de tout bord et de toute tendance, qui conspiraient au même moment aux mêmes travaux de l’abjection. Et je n’arrive pas à m’ôter tout à fait de l’idée qu’on ne s’acharnerait pas tant sur les premiers si l’on n’avait aussi, plus secrètement, le sourd dessein de minimiser, d’alléger au moins, la faute des seconds. En un mot, je ne suis personnellement pas d’accord pour substituer à la politique de l’amnésie une stratégie qui, en bonne logique, ne saurait être mieux baptisée que stratégie du bouc émissaire.
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Plus exactement, je ne suis pas prêt à me résigner au tour de passe-passe qui, feignant d’opposer à une stratégie la stratégie inverse, ne fait en réalité que nous proposer un discours littéralement symétrique. Amnésie ou bouc émissaire ? Nier l’existence de l’horreur ou la fixer sur quelques visages familiers ? Il n’est pas très difficile de constater que les deux attitudes convergent. Qu’elles tendent, par des chemins différents, au même objectif final. Que le programme est identique qui consiste, dans les deux cas, à occulter une identique évidence. Et que tout se passe comme si la France socialiste jouait simultanément sur les deux tableaux et qu’elle espérait doublement effacer, en quelque sorte, le stigmate d’un mal où la vérité l’obligerait à admettre qu’elle eut largement, en son temps, sa part de culpabilité. Faut-il rappeler que c’est ainsi que procédaient, il y a trente-cinq ans, de tout autres liquidateurs ? Qu’il y a un autre moment de notre histoire où l’on a vu s’affronter, presque dans les mêmes termes, les partisans du « pardon » sans réserve et ceux de la répression sans pitié ? Et que c’est au même type de faux débat que nous dûmes alors d’être le seul pays d’Europe à faire délibérément l’économie du procès de défascisation qui fut partout ailleurs, sinon réussi, du moins entrepris ? « Quatre années à rayer de notre histoire », clamaient alors les vertueux, tandis qu’ils reconduisaient la matrice du pétainisme. Huit années à rayer de nos cervelles, nous proposent à présent leurs successeurs, tandis qu’ils innocentent à leur tour l’ensemble de la communauté…
Ce qu’il eût fallu faire ? Et la bonne riposte au projet Courrière ? Difficile à dire, bien sûr. Et il ne m’appartient certainement pas de trancher seul dans cette matière. Ce que je sais simplement c’est, comme l’ont par ailleurs noté Vidal-Naquet et quelques autres, que la guerre d’Algérie tout entière fait partie de ces événements clefs où se décide l’honneur d’un pays. Qu’à l’image de ce qui se passa au temps de Vichy justement, de la guerre d’Espagne ou de l’affaire Dreyfus, elle a marqué des partages qui allaient bien au-delà du classique clivage de la droite et de la gauche. Que des attitudes s’y incarnèrent qui, parce qu’elles étaient moins politiques que morales, méritent encore, vingt ans après, de figurer comme de hautes balises sur les routes où nous nous trouvons. Et que ces fameuses « séquelles » dont j’entends partout dire que le temps est venu de s’en débarrasser, ce sont aussi les signes muets qui, pour ma génération comme pour l’autre, continuent de montrer, de loin, le chemin du juste et du droit. J’approuverais, autrement dit, François Mitterrand si son geste de clémence s’accompagnait d’une parole d’hommage à ceux qui, dès la première heure, surent poser ces repères. J’applaudirais à la raideur de Joxe et des autres s’ils savaient trouver les mots pour dire, au-delà des généraux félons, la trivialité d’un mal dont leurs propres aînés participèrent parfois. Bref je serais indifféremment partisan des plus généreuses miséricordes comme des plus dignes intransigeances si j’avais la conviction que l’on progresse si peu que ce soit, de la sorte, dans les voies de la lucidité. Au lieu de quoi je me sens surtout accablé par le spectacle d’une classe politique qui, de quelque côté que l’on se tourne et dans quelque langue qu’elle le formule, semble surtout préoccupée du même fol, ardent et incompréhensible désir de désarmer ses vigilances.
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