Cet Antiquaire est une fiction.
Mais c’est aussi une réflexion sur l’un des grands scandales français des soixante-quinze dernières années : la spoliation des collectionneurs juifs pendant la Seconde Guerre mondiale – et la non-restitution ou, plutôt, la restitution au compte-gouttes, après la guerre, de leurs tableaux volés.
L’auteur, François Margolin, est parti, comme George Clooney, l’an dernier, dans Monuments Men, d’une histoire vraie : celle, en la circonstance, de la coscénariste du film, Sophie Seligmann.
Le personnage principal – la lumineuse et toujours juste Anna Sigalevitch – tombe, un jour, sur une toile resurgie d’une collection mal identifiée.
À de vagues et menus indices, elle devine que cette collection pourrait n’être pas sans rapport avec celle, disparue sans laisser de traces, de son grand-père fusillé au mont Valérien en décembre 1941.
Elle enquête.
Sollicite les archives, soit inaccessibles, soit muettes.
Retrouve des témoins qui ont tous, mystérieusement, tout oublié.
Affronte les résistances de sa famille qui devrait être, en principe, la première intéressée à sa recherche de la vérité mais qui paraît victime de la même étrange passion de l’ignorance.
Fiévreuse, exaltée, habitée par sa quête comme une mystique par sa foi, elle tombe sur des films super 8, tournés dans des jours encore heureux, où l’on voit son jeune grand-père charger Klaus, l’ami allemand, de mettre ses tableaux à l’abri de la meute nazie qui approche.
De fil en aiguille, Ariane sans Thésée, peinant à ne pas se perdre dans un labyrinthe où l’on croise des criminels de bureau (ah, les cadavres dans les placards des sacro-saints enfers des musées !) ou d’inquiétants et vivants oxymores (cette figure du Vichysto-résistant dont l’histoire récente a fourni, jusqu’à François Mitterrand, de prodigieux spécimens mais dont on a rarement vu l’espèce si précisément répertoriée !), elle remonte jusqu’à Raoul, le grand-oncle, héros très discret, recru d’honneurs et de médailles, insoupçonnable, insoupçonné.
Et elle finit par découvrir que c’est lui qui, avec la double complicité, avant guerre, de l’ami allemand et, après guerre, de musées trop contents de s’enrichir de chefs-d’oeuvre dont les propriétaires venaient de partir en cendres et en fumée, a dépouillé son frère mort avant de s’installer dans l’une de ces “opulences immenses et inquestionnables” dont Rimbaud, le premier, attesta qu’elles sont presque toujours le “solde” de la “vente” des “voix et des corps”.
Le trait n’est jamais trop accusé.
Margolin, comme dans tout polar bien mené, prend soin de nous égarer et, aux moments cruciaux de l’enquête, de laisser poindre l’hypothèse que son héroïne pourrait être paranoïaque, demi-folle, abusée par la mauvaise ivresse que peut engendrer la passion de trop savoir et de surinterpréter.
Et puis il y a la scène finale où les deux forbans de la nuit nazie (Michel Bouquet, donc, dans le rôle de Raoul – mais aussi Robert Hirsch, le galeriste juif dont nul n’a jamais très bien su comment il s’est sorti, enrichi lui aussi, de la nuit de l’Occupation) s’affrontent en une furieuse et pathétique joute de vieillards.
Mais le résultat n’en est pas moins là.
Les films, les livres, les travaux savants ont eu beau se multiplier.
Trente et quelques années ont bien pu passer depuis que, dans L’Idéologie française, j’ai ouvert ma propre brèche dans l’épaisse brume protégeant les secrets du fascisme aux couleurs de la France.
La République a pu créer, pour réparer ce qui pouvait encore l’être, ses tardives Commissions d’indemnisation et de vérité – et les affaires du type de Cornelius Gurlitt (l’Allemand aux 1 500 tableaux volés et retrouvés, l’an dernier, après sa mort, dans les caves de ses maisons…) ont pu donner le sentiment de purger, chaque fois un peu mieux, l’abcès du crime et de l’amnésie.
Les fantômes, hélas, sont toujours là.
Les voleurs disparaissent – mais leurs spectres sont ici ; nous ne les voyons pas ; c’est à peine si nous les sentons ; mais ils nous côtoient, ils nous frôlent, ils continuent de nous tourmenter.
Mieux, ils ne parviennent pas à vieillir : oui ! c’est leur force ! ce sont des miraculés du temps ! le temps passe, eux demeurent – dans cet état de jeunesse féroce, et comme écrasée au zoom, que sous-entend, dans la scène du cimetière, le surgissement final du personnage de Niels Schneider, l’ami allemand, tel que trois générations n’ont pas su le métamorphoser ; et, de même que la langue et la musicalité yiddish sont bien moins mortes, nous dit le film, que ne le veut le préjugé, de même ceux qui ont voulu les assassiner n’ont pas vieilli, n’ont pas changé : ils continuent, comme au premier jour, avec une rage que ni les années ni le regret ne sont parvenus à entamer, de vouloir la peau de la voix juive.
Tel est, somme toute, le sens de ce film sombre et beau.
Telle est la leçon de ténèbres mais aussi de lumière qu’il adresse à une époque, la nôtre, qui ne se lasse pas de recycler ses paroles gelées.
Vous pensez, vous aussi, que votre pays peut se fracasser sur le mur de son fascisme national ?
Vous n’en pouvez plus de ces paroles dites libérées mais dont la libération ne réjouit jamais tant que lorsqu’elle permet, soit de spolier le nom juif de sa fierté retrouvée, soit de remettre en mouvement le vieux rigodon de la haine crasse mais toujours fraîche ?
Eh bien, voyez L’Antiquaire.
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