Je n’ai que trop souvent, hélas, participé à des hommages de ce type. Le temps passant, j’ai peine à compter les amis disparus que j’ai vus, comme ce soir, commémorés. Sauf que je n’ai jamais, non plus, vu un hommage si étrangement embarrassé – émouvant, bien sûr ; la plupart des témoignages que nous avons entendus ce soir m’ont mis les larmes aux yeux ; mais je n’ai pas pu, non plus, ne pas sentir, depuis le début de la soirée, une gêne inhabituelle ; et c’est de cette gêne que nous ressentons tous, c’est de cet embarras, que je voudrais partir maintenant que vient mon tour de parler. Mon interprétation, ma conclusion, je vous les donne tout de suite : je crois qu’il y a peu d’écrivains aussi profondément rétifs à l’hommage qu’Alain Robbe-Grillet ; je crois qu’il est, à la lettre, impossible de rendre hommage à Alain Robbe-Grillet ; et je vais tenter, en quelques mots, de vous dire pourquoi.
On peut tourner le problème dans le sens que l’on voudra. Pour qu’il y ait hommage, il faut qu’il y ait, déjà, esprit de sérieux – il faut qu’il y ait, chez l’écrivain que l’on célèbre, un minimum d’esprit de sérieux. Or je ne vais pas vous faire de longs développements là-dessus. Mais, s’il y a bien un écrivain à qui l’esprit de sérieux était étranger, c’est Alain. Son esprit farceur. Provocateur. Ses rapports – pour le moins ambigus – avec l’Académie. Le mépris qu’il avait pour les surréalistes, et pour Breton en particulier, à cause, justement, de leur esprit de sérieux. La façon dont il se moquait de tous ceux qui tenaient absolument à voir en lui le chef de fil d’une « avant-garde ». Et puis la façon, bien désinvolte, dont il parlait lui-même de ses amis morts… Relisez ce qu’il a pu dire sur Marguerite Duras, sur Claude Simon, sur d’autres. Rien ne lui était plus étranger, là aussi, que les pesanteurs de l’esprit de sérieux. Et, quoi que nous disions donc, ce soir ou un autre soir, quelque tournure que prenne un hommage à lui consacré, nous devons être conscients du fait que, là où il se trouve, et s’il nous entend un peu, il ne peut accueillir tout ceci qu’avec, au minimum, un sourire et, probablement, l’un de ces grands éclats de rire dont il avait le secret. Alain Robbe-Grillet ou la dérision de l’hommage.
Pour qu’il y ait hommage, il faut qu’il y ait, deuxièmement, un minimum de piété. Or rien n’était plus étranger, non plus, à Alain que l’esprit pieux. Il disait souvent, il l’a écrit mille fois, il s’en est expliqué dans mille interviews (face à Guillaume Durand, peu avant sa mort), combien l’idée même de piété lui était odieuse et comment, jusque chez les écrivains dont il était le plus proche ou qui l’ont le plus ardemment défendu, jusque chez quelqu’un comme Georges Bataille par exemple, cet esprit de piété, ce parfum de théologie ou d’athéologie, cet arrière-goût de dévotion, lui étaient incompréhensibles et faisaient obstacle à sa parfaite adhésion. S’il avait une religion, c’était la religion qui le poussait à dire – comme Spinoza, dans un fragment du Traité théologico-politique qu’il aimait citer – que, pour être romancier, il fallait cesser de croire en quelque Dieu que ce soit et se défaire de toute piété. S’il était libertin, c’était d’abord, ma chère Catherine, parce qu’il avait fait très tôt le pari de penser que sa parole à lui, sa parole personnelle et singulière, valait plus cher, pesait plus lourd, comptait plus, que les jugements de Dieu. Et j’ajoute d’ailleurs qu’à l’endroit de cette parole même, de sa propre parole, de sa parole la plus singulière et la plus personnelle, il n’avait pas non plus de piété, il y croyait à peine davantage qu’à celle de ses contemporains, il refusait absolument qu’on lui fasse le coup de la comédie de la piété. Je me rappelle comme il riait quand on disait de lui qu’il était le « pape » du Nouveau Roman. Je me souviens comme il pouvait être lucide et cruel sur ses propres œuvres – comment il jugeait, par exemple, ou comment il prétendait juger, certains de ses anciens films, telle L’Immortelle, inaboutis ou démodés. Je me rappelle son indifférence à ce que l’on pouvait dire de lui, aux saloperies que l’on pouvait déverser sur son compte, à la désinformation permanente dont, jusqu’au dernier jour et même au-delà, il a été l’objet. Sauf sur un point, un seul, et je tiens aussi à le rappeler. J’en ai été le témoin avec toi, Catherine et avec vous, Olivier Corpet, lorsque, quelques mois avant sa mort, quelqu’un de Télérama avait osé parler, à son sujet, d’antisémitisme. C’est la seule fois où je l’ai vu se mettre en colère et adresser au magazine un droit de réponse circonstancié et sec. Mais, à cette réserve près, l’idée que l’on puisse aborder sa vie et son œuvre avec piété, l’idée que l’on puisse traiter de tout cela avec cette révérence qui est le propre de l’hommage et qui en est le carburant, lui était absolument étrangère.
Lui était étrangère aussi – et c’est ce qui rend notre tâche, ce soir, plus difficile encore – l’idée d’une œuvre et d’une vie unifiées. Pour qu’il y ait hommage il faut qu’il y ait unité. Il faut que l’on puisse embrasser l’ensemble d’un seul regard, avec une perspective cavalière et unique, des belles paroles bien senties, des idées simples et qui frappent les esprits. Or le moins que l’on puisse dire est que la vie d’Alain est le contraire d’une vie unifiée. Il a souvent dit combien, entre sa vie d’agronome et sa vie de romancier, il y avait une solution de continuité. Il a dit combien les sources d’inspiration de ses livres et de ses films et, en tout cas, leurs matériaux étaient distincts et même hétérogènes. Mieux : à l’intérieur même de son œuvre cinématographique d’un côté, et à l’intérieur même de son œuvre littéraire de l’autre, lui était à nouveau étrangère l’idée d’un code unique, invariant, clair, qui les aurait traversées et soudées. Alain a passé sa vie à déjouer ses admirateurs et le culte qu’ils pouvaient lui porter. Mais il a passé sa vie, aussi, à piéger ses commentateurs, piéger sa propre pensée et casser la supposée cohérence qui aurait dû la corseter. Guy Scarpetta a montré cela dans un texte qu’il lui a consacré, il y a quelques années. La façon dont il rusait avec ses propres canons… Cet homme qui avait déclaré la guerre au Sujet et qui se lance, tout à coup, dans l’autobiographie… Cet homme que l’on prenait pour le romancier de l’objet et qui fabrique des autobiographies, non seulement subjectives, non seulement pas objectives du tout, mais où il est difficile de distinguer ce qui est vrai de ce qui est fictif… Ce prétendu esprit géométrique, enfin, qui était aussi un esprit fantaisiste et qui disait volontiers que la seule géométrie qu’il comprenait (il nous l’a expliqué, à Marrakech – tu t’en souviens, chère Catherine ?) c’était la géométrie du bananier. Deuxième grande occurrence de la banane, par parenthèse, dans la littérature contemporaine : Sartre avec sa théorie « bananière » de la littérature en situation ; et désormais, donc, Alain avec sa géométrie brisée, erratique, rhizomatique, bananisée. Bref, pas d’unité revendiquée. Et même le contraire : une dispersion aussi naturelle c’est-à-dire, dans son cas, pensée que celle des racines, des plants ou des boutures du bananier !
Pour qu’il y ait hommage, il faut encore que l’œuvre soit, non seulement unifiée, mais apaisée, stabilisée, fixée. Les écrivains à qui on rend hommage, ce sont les écrivains qui, après une longue traversée et beaucoup de turbulences, après bien des mésaventures, des indécisions et des contradictions (et nous savons combien Alain aimait dire qu’il mettait la contradiction au poste de commande de son œuvre : la vraie contradiction, l’insoluble, l’irréductible, l’irrelevable, pas le grotesque « thèse, antithèse, foutaise » attribué – d’ailleurs à tort – à Hegel), arrivent enfin au port, lestés d’une œuvre dont ils ont le sentiment, et dont on a le sentiment avec eux, qu’elle est véritablement achevée. Or Alain, me semble-t-il, a eu ce sentiment une fois, à un moment précis de sa vie, et dans le cinéma, et dans la littérature. Pour le cinéma, c’est après Un bruit qui rend fou, le film qu’il a réalisé avec Dimitri De Clercq : il a déclaré, là, après ce film, son œuvre cinématographique close. Pour la littérature, c’est après Djinn : il a caressé l’idée que son œuvre, cette fois, de romancier pouvait être considérée comme ayant parcouru son erre et étant littéralement bouclée. Or, dans les deux cas, nous savons que ce n’est pas ce qui s’est passé. Après Un bruit qui rend fou, il a tourné un autre film, C’est Gradiva qui vous appelle. Et, dans l’ordre littéraire, il a donné, non seulement Un roman sentimental, mais, avant cela, bien avant, la trilogie des Romanesques qui a déstabilisé son œuvre comme peu de romanciers ont osé le faire avant lui… Il a renversé la table avec les trois livres des Romanesques. Il a brisé, avec ces livres, les tables de la loi romanesque qu’il avait mis une vie à graver dans le marbre d’un traité et de quelques chefs-d’œuvre. Cette contradiction qu’il chérissait, il l’a relancée une dernière fois et l’a portée, là, pour le coup, à son point d’extrême intensité. Ce fameux principe d’incompréhension dont il disait qu’il était aux sources de son travail, l’idée qu’il écrivait parce qu’il ne comprenait rien, ni au monde dans lequel il vivait, ni à l’homme qu’il était lui-même, il a continué, jusqu’au bout, et alors même qu’il avait, un instant, feint d’avoir finalement tout compris, fait l’objet de chacun de ses livres. Je crois que c’est dans les Romanesques que ce principe atteint son point de radicalité maximale. Je crois que c’est même là, après la prétendue clôture de l’œuvre, qu’il a rouvert comme jamais les plus brûlants dossiers de l’affaire homme et de l’affaire monde. Et il me semble pouvoir dire, pour l’avoir beaucoup côtoyé dans les derniers temps, qu’il a terminé sa vie et son œuvre dans un état de colère (contre le monde, contre lui- même) et d’instabilité (par rapport à son œuvre passée comme par rapport à celle qu’il avait en projet et en chantier) qui, là encore, rend l’exercice de l’hommage au moins paradoxal et peut-être même impossible.
Et puis, un dernier mot. Pour que l’on rende aisément hommage, il faut que l’écrivain autour duquel on se rassemble, comme ce soir, soit mort. Or, s’il y a bien quelqu’un dont il n’est pas du tout certain qu’il soit mort, s’il y a bien un écrivain au sujet duquel il est très difficile de dire comme ça, platement, « il est mort », c’est Alain Robbe-Grillet. D’abord, lui-même ne croyait pas tout à fait à la mort : Alain le géomètre, l’esprit mathématique, l’ingénieur agronome, croyait aux revenants, aux djinns et aux fantômes et il disait volontiers que se combinaient en lui la culture gréco-latine de Cicéron et la culture celtique de son enfance, avec ses brumes et ses zones incertaines ; donc, au sens strict du mot, il ne croyait pas vraiment à la mort. Ensuite il croyait qu’il n’y a, si j’ose dire, pas grand-chose à mourir : il croyait qu’il n’y avait pas grand-chose de lui qui soit susceptible de mourir et dont la mort ait à s’emparer ; il pensait que ce qui était promis à la mort, ce qui allait inévitablement mourir, n’était finalement pas grand-chose ; il était un husserlien conséquent (et d’une manière générale, d’ailleurs, un assez bon philosophe) et, en bon husserlien, intimement convaincu qu’il était que ce que l’on appelle une âme n’est pas grand-chose de plus que la somme de ses « intentionnalités », il pensait que l’âme qui allait mourir, l’âme qui allait s’éteindre, l’âme qui allait cesser de stocker des souvenirs inutiles et des impressions fugaces, n’était, par définition, pas grand-chose – ou, plus exactement, qu’elle était peut-être quelque chose, mais que ce quelque chose n’était pas grand-chose de plus que les livres qu’elle avait produits, que les films en lesquels elle s’était résolue, que l’œuvre dans laquelle elle s’était métamorphosée. Et, quant au fruit de la métamorphose enfin, quant aux livres signés Robbe-Grillet, quant à cette littérature et ces films qui furent, avec les cactées, sa passion fixe, il se trouve que sa conviction très profonde, l’une des certitudes sur lesquelles il n’a jamais cédé, est qu’ils étaient immortels : oh ! pas immortels au sens où il aurait cru à je ne sais quelle « éternité » des œuvres ; pas parce qu’il aurait nourri quelque foi que ce soit à l’endroit de la « postérité » des écrivains ou des cinéastes ; mais immortels au sens le plus matériel, le plus mécanique, le plus physique du terme ; immortels en ce sens – et là encore, je me souviens de conversations que nous avons eues dans ce village du désert marocain où nous tournions Gradiva – que le propre de la lettre, le propre d’un livre, le propre aussi de l’image et ce par quoi les deux se rejoignent, c’est de vivre, pensait-il, pas de survivre, de vivre, dans l’esprit des lecteurs ou des spectateurs, dans l’histoire de la littérature et de l’art à venir, dans la mémoire des hommes et de leurs gestes les plus humbles. Je résume. Pas grand-chose à mourir. Possibilité qu’il soit là, dans cette salle, comme un petit fantôme. Et puis, cette œuvre dont la caractéristique est de vivre, aujourd’hui, demain et à jamais, dans l’acte de lecture ou de voir. Tout cela fait que je tiens dans le plus grand soupçon l’idée qu’Alain puisse être mort. Et c’est bien ce qui rend définitivement problématique l’hommage auquel nous nous sommes tous, ce soir, essayés et dont je me réjouis que, tous aussi, nous l’ayons manqué.
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