Si vous jetez un regard sur vous-mêmes, à quelle catégorie d’intellectuels avez-vous le sentiment d’appartenir ?

Salman Rushdie. — Je dirais pour ma part que je suis tout simplement un écrivain, un romancier. Vous voyez, on retrouve chez moi la vieille réticence britannique à l’égard de l’intellectuel ; ici ce mot a un sens péjoratif, c’est presque une insulte ! Par ailleurs, je suis très mal à l’aise dès qu’on vient me réclamer une argumentation théorique. Je ne suis pas un homme de systèmes. Je suis donc un intellectuel dans la mesure où il m’est impossible de me contenter de mon travail de créateur et de me tenir à l’écart des grands débats. Mais aujourd’hui la définition de l’intellectuel s’est considérablement élargie : selon moi, les scientifiques, en raison du champ gigantesque de questions auxquelles ils sont confrontés, ont rejoint les rives de la morale et de la philosophie.

Bernard-Henri Lévy. — Je n’aurai pas la même réserve que Salman à l’endroit des systèmes « en général ». Les philosophes, après tout, ont presque toujours été des faiseurs de systèmes, et je ne vois pas pourquoi le discrédit des systèmes totalitaires devrait nous dissuader, définitivement, d’essayer de fabriquer d’autres systèmes de pensée qui ne soient pas barbares. La vraie question, cela dit, que je me pose, c’est celle-ci : l’intellectuel est-il celui qui cesse d’être un écrivain, qui rompt le face- à-face avec son œuvre pour s’engager dans la cité ? Ou bien celui qui n’intervient jamais mieux sur le monde qu’en faisant son métier d’écrivain ? En fait, j’oscille entre les deux.

S. Rushdie. — Ces deux options me paraissent à la fois vraies et fausses. Je crois surtout que nous vivons à une époque où l’Histoire s’emballe. Il faut que l’intellectuel adopte alors un mode de réaction rapide, s’il ne veut pas rater le train. En quelque sorte, il vit le temps long et lent — plusieurs années — de la recherche et de l’écriture, et celui, très bref, de l’intervention sur un débat impératif.

B.-H. Lévy. — C’est une bonne définition de l’intellectuel, cette idée d’un double régime — au sens où on le dit d’un moteur — de l’écriture et de la pensée. Avec, évidemment, la part de schizophrénie qui va avec.

L’intervention rapide que vous évoquez passe par les médias. Or nombre d’intellectuels — et pas des moindres : Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Régis Debray, par exemple — contestent souvent avec une grande violence l’usage qui est fait de la presse et surtout de la télévision par certains de leurs confrères, notamment par Bernard-Henri Lévy …

S. Rushdie. — Les intellectuels ne sont pas des « âmes pures ». La vie de l’esprit se nourrit de querelles entre chapelles. L’interaction entre des visions du monde forcément limitées peut donner des résultats mesquins. Je comprends que Pierre Bourdieu ait horreur des médias, et je respecte tout à fait son désir de se retirer de cette arène. Mais pour moi nous devons vivre les deux pieds dans notre époque, et l’arène médiatique est la seule dont nous disposons. Bien sûr, dès que vous y posez les pieds, quelqu’un veut aussitôt vous abattre. On peut toujours rêver, et en espérer une autre…

B.-H. Lévy. — Le vrai régisseur du théâtre politique contemporain, celui qui choisit d’éclairer ou de renvoyer, au contraire, à sa terrible obscurité telle scène bosniaque, somalienne, rwandaise, algérienne, c’est les médias. Alors j’admets volontiers que cela pose un problème majeur, et c’est du reste pour cette raison que la décision de rester hors de cet univers et de son système peut être légitime. Je remarque cependant que Bourdieu ne dédaigne pas les émissions grand public, où on a pu le voir dialoguer avec l’abbé Pierre, qui ne passe pas pour un de ces « grands silencieux » dont il fait, quand ça l’arrange, l’apologie. J’ajoute surtout que, pour les vrais intellectuels engagés, pour ceux qui se sentent les « obligés » du monde, et qui le disent, toute la difficulté est de ruser avec la loi imposée par le système. À vrai dire, je ne sais toujours pas quelle est notre marge de manœuvre quand je vois par exemple qu’on ne veut plus entendre parler de la Bosnie ces temps-ci.

Vous, Salman Rushdie, aimez-vous les médias ?

S. Rushdie. — Malgré mon affaire, je n’ai jamais eu envie de vivre sous les projecteurs. L’idée d’avoir une rubrique régulière, un bloc- notes dans un journal, comme Umberto Eco ou Bernard-Henri, me glacerait de terreur ! Je n’ai pas le goût d’être un professionnel des opinions…

B.-H. Lévy. — Oh ! des opinions… Disons que j’ai la chance qu’un journal (Le Point) et un homme, Claude Imbert, croient bon de publier mes impressions. Un bloc-notes, c’est un écrivain qui donne chaque semaine de ses nouvelles.

S. Rushdie. — En revanche, j’aime faire de la télévision. Oui, j’aime vraiment ça ! Petit, en Inde, je ne savais pas ce que c’était, puisqu’il n’y avait pas d’émetteurs. Plus tard en Angleterre, jusqu’à l’âge de vingt ou vingt- cinq ans, je ne l’ai pratiquement jamais regardée. Alors aujourd’hui la télévision a encore pour moi l’attrait de la nouveauté. Comme l’intellectuel est souvent invité sur un plateau, il a la possibilité de s’en servir ou de lâcher cet instrument quand il le veut. Quel privilège ! Je considère la télévision comme un jouet, un jouet vraiment merveilleux !

B.-H. Lévy. — Quitte à surprendre, ce qui nous différencie, c’est que moi, je n’aime pas la télévision. J’y passe beaucoup, on me le reproche assez, mais je suis très gêné par l’absence de maîtrise quelle implique : ce visage qui vous échappe, ces lapsus, ces incidents de parcours. D’ailleurs, la première question qu’on pose quand on sort d’une émission c’est : « Comment étais-je ? » Une question d’une obscénité totale mais à laquelle personne n’échappe. Ce qui importe alors à l’intellectuel, ce n’est pas le message, mais le lapsus. Pour quelqu’un qui comme moi rêve d’une certaine « souveraineté », il y a là une contingence assez accablante.

S. Rushdie. — Quand on passe en direct dans un débat à la télévision, il faut renoncer en effet à tout contrôler. Je comprends que cela conduise certains intellectuels au refus. Mais, lorsqu’ils invoquent la difficulté ou l’impossibilité d’y exprimer la complexité d’une pensée, je suis plus dubitatif. La télévision est une technique comme une autre. Je crois qu’au fond il y a ceux qui ont le don, et ceux qui ne l’ont pas. Parler en fragments, en phrases courtes qui renferment beaucoup de sens, et sans avoir le temps d’élaborer, me semble tout à fait possible. C’est un art. Ceux qui le possèdent sont impressionnants, car ils disent énormément en peu de mots.

Les « médiaphobes », comme vous les appelez, n’ont pas ce talent-là ?

S. Rushdie. — Je ne les ai jamais vus à la télévision. Derrida a une maîtrise du langage si éblouissante que je vois mal a priori pourquoi il ne serait pas excellent à l’écran. Bourdieu, je ne sais pas. Le problème de fond est uniquement de savoir si tel ou tel intellectuel est à l’aise ou non dans ce mode de représentation, s’il se croit ou non obligé de devenir quelqu’un d’autre que lui-même quand il entre sur un plateau.

B.-H. Lévy. — La médiaphobie et la médiaphilie sont à mes yeux deux positions erronées. Je ne veux ni bouder ni consentir. La troisième attitude est donc de prendre en charge l’outil télévisuel pour tenter de le faire agir sur le monde, en déplaçant imperceptiblement la règle du jeu. À cette réussite ou à cet échec on jugera aussi les intellectuels dans le prochain siècle. Quand j’ai accepté la présidence du conseil de surveillance d’Arte, je l’ai fait dans cette optique : avoir, en tant qu’intellectuel, un rôle dans la définition du champ ; et puis montrer qu’il est possible de sortir du stéréotype, de l’émotion instantanée, de la brièveté extrême, de l’amnésie programmée, qui sont les écueils de la télévision.

S. Rushdie. — Je crois aussi que l’une des justifications de notre présence, c’est que, si nous ne participons pas aux médias, ils seront totalement monopolisés par ceux qui ont le pouvoir. Les groupes qui protègent leurs intérêts, qui ont une puissance politique, sociale, économique énorme tentent toujours de contrôler le débat. Il serait inadmissible de les laisser seuls. L’information est la pièce maîtresse du jeu. Quand on la contrôle, on contrôle le pays, les grands ensembles. Comme autrefois il fallait conquérir des territoires pour bâtir des empires. Si les seules informations, les seules images auxquelles nous avons accès sont choisies par tel ou tel seigneur des médias, alors nous sommes véritablement vaincus. Il me semble vital que les intellectuels commencent à saper ces édifices, sinon qui le fera ? Si nous ne pénétrons pas sur les autoroutes de l’information, qui le pourra ? Et désormais tout se passe très vite !

B.-H. Lévy. — À travers cette guerre médiatique planétaire se profilent des enjeux considérables. La liberté et la souffrance des hommes sont en cause. Alors il faut que les intellectuels, les écrivains, les scientifiques, les journalistes assument la résistance. Il en va également de l’avenir du langage. Les intellectuels sont là pour briser les silences, pour casser les langues de bois, tout en évitant que leurs propres mots, leurs propres concepts ne deviennent des poids morts, des obstacles à la pensée. Comme disait le poète, ils sont là pour donner « un sens plus pur aux mots de la tribu ». Que prétendaient les dissidents russes dans les années 70 ? Qu’il fallait d’abord en finir avec la corruption de la langue, avec les mots plombés, vérolés par le système totalitaire. Que réclament les Bosniaques aujourd’hui ? D’autres mots que ceux imposés par le monde du spectacle médiatique, qui banalisent leur malheur pour le rendre acceptable. Les intellectuels sont là pour faire bouger la langue, notamment à travers la querelle. Quoi que l’on en pense, et malgré l’appauvrissement du langage, les médias permettent à cette querelle de se formuler. Les médias, pour les intellectuels, sont un prolongement du droit de parole.

S. Rushdie. — La langue politique en particulier déforme constamment le langage, car elle sert exclusivement à cacher des vérités, alors que celle des intellectuels et des écrivains est une tentative de les révéler. Il existe un danger caché dans ces assauts contre les mots, dont les médias sont un des terrains. L’intellectuel doit se dresser sur ce champ de bataille et dire : attention, vous pouvez aussi utiliser les mots d’une autre manière ! L’intellectuel peut prendre la place du dissident.

Et la prendre même dans une démocratie ?

S. Rushdie. — Certainement ! Dans la mesure où l’intellectuel, pour moi, est d’abord celui qui a une certaine idée de ce que signifie être un citoyen. C’est pourquoi, par exemple, je ne peux pas prendre le terme « intellectuel » et l’accoler à « nazi », ou « fasciste », ou « totalitaire », sans aboutir à une contradiction, à un non-sens… Or dans nos démocraties très peu de gens, en fait, participent à l’exercice du pouvoir et à la définition du monde. L’intellectuel le peut plus que tout autre. Il doit, par conséquent, utiliser à plein ses droits de citoyen.

B.-H. Lévy. — J’ajouterai que les intellectuels sont le symbole de cette exigence d’abstraction, d’universalité qui caractérise la citoyenneté. En ce sens, ils sont un bon indicateur du degré de démocratie et de citoyenneté d’une société.

Précisément… Vous, Bernard-Henri Lévy, vous venez d’exercer vos droits en participant au comité de soutien de Lionel Jospin. Et vous, Salman Rushdie, on vous a vu à Paris rencontrer les candidats à la présidentielle pour leur réclamer de la fermeté à l’égard de l’Iran. Les intellectuels jouent-ils le rôle d’un lobby qui cherche à infléchir les décisions politiques ?

S. Rushdie. — Quand j’ai rencontré les candidats à la présidentielle française, je dois dire que je ne l’ai pas fait en tant qu’intellectuel intervenant dans un débat public, mais plutôt comme un individu qui appelle à l’aide. Et donc je ne tire aucune conclusion de ces rencontres quant au rôle de l’intellectuel ; mais on a promis de m’aider, et pour moi cela, c’était important.

B.-H. Lévy. — Pas de vraie leçon philosophique, non plus, à tirer de mon soutien à Jospin. Je suis content de l’avoir fait. D’abord parce que le type est bien. Ensuite parce qu’il me semble essentiel au bon fonctionnement de notre vie démocratique qu’un représentant de la gauche figure au second tour. Mais bon, de là à gloser sur la plus ou moins grande indépendance des intellectuels…

En somme, vous ne croyez ni l’un ni l’autre à la solitude glorieuse de l’intellectuel ?

S. Rushdie. — Je préfère avoir les mains sales, les plonger dans la marmite et voir ce que je ramène à la surface. Bernard-Henri a écrit un livre sur la pureté. J’ai soutenu la même chose toute ma vie. La pureté, le pedigree ne servent à rien. Il faut célébrer les bâtards !

B.-H. Lévy. — Ce n’est évidemment pas moi qui vais faire l’éloge de la pureté ! Cependant, je crois qu’on ne peut pas toujours baigner dans le monde. Le travail d’une œuvre réclame à un moment donné une mise à l’écart. Il ne s’agit pas alors de décider : « je ne me salis plus les mains », ou, comme Joyce : « périssent les Polonais, pourvu que vive Finnegans Wake ! » Non, mais il y a des moments où un intellectuel est brusquement, nécessairement et temporairement indifférent au monde.

S. Rushdie. — C’est vrai ! Je l’ai vécu moi- même intensément, après deux ans de polémique et de vie publique où j’avais cessé d’écrire. Un jour il m’a semblé que, si je continuais ainsi, je scellais ma propre défaite, puisque la fatwa contre moi a pour but premier de m’empêcher de faire mon métier d’écrivain. Alors je me suis retiré dans mon coin pour travailler et publier. Cet entretien est le premier que je fais depuis très longtemps, et le plaisir que j’y prends tient à ce qu’aucune petite voix intime et lancinante ne vient me dire : « que fais-tu là ? rentre à la maison et travaille ! »

L’un des débats qui divisent aujourd’hui le monde intellectuel porte sur le sérieux des travaux, la compétence dans une spécialité, la détention d’un savoir complexe, approfondi, qui serait le lot des uns, contre la légèreté, le simplisme et la vanité des autres. Qu’en pensez- vous ?

B.-H. Lévy. — C’est une fausse opposition. Sans la connaissance, le savoir, lesquels ne sont de toute façon pas absolus, qui pourrait se prétendre intellectuel ? La question est plutôt celle-ci : ce savoir est-il l’élément décisif lorsque l’intellectuel se prononce ? Évidemment non. Quand Voltaire défend Calas, il n’arme pas son jugement avec l’Encyclopédie. Quand Zola défend Dreyfus, il commence par la colère, la révolte. Ce terrorisme de la compétence, je vois trop quel alibi il procure, en revanche, à ceux qui ne veulent rien faire. J’ai le souvenir de Lévi-Strauss à qui l’on demandait un jour son avis sur la Nouvelle-Calédonie et qui avait répondu : « je ne suis pas assez compétent pour avoir une opinion. » Dommage… J’ajoute que le savoir n’a jamais empêché les intellectuels de commettre des erreurs, de se laisser aller à de grands égarements. Le sérieux de leurs travaux ne pèse pas grand-chose face à une passion fondamentale, et à la séduction qu’exercent sur eux certaines idéologies. C’était vrai à l’époque des fascismes et des communismes, ça le reste aujourd’hui. Ceux qui acceptent les ravages des intégrismes serbe, musulman, hutu, etc., sont souvent des autorités sur ces questions. Malgré cela, ils prennent le parti de l’injustice, des assassins. Malgré cela, vous avez des intellectuels très savants qui ne comprennent rien à la situation et entretiennent cette fameuse idéologie, tellement perverse, qui consiste à croire qu’il n’y a que des victimes et pas de coupables.

S. Rushdie. — Je voudrais donner deux exemples personnels. À la fin de l’année dernière, au Parlement des Écrivains de Strasbourg, j’ai été honoré de présider à la présentation des écrivains algériens. J’ai beaucoup appris en les écoutant, mais je n’avais pas besoin de les entendre, je n’avais pas besoin d’en savoir très long sur l’Algérie pour savoir de quel côté je me trouvais. De même, je n’avais pas besoin de connaître la qualité littéraire de l’œuvre de Taslima Nasreen pour savoir quel principe j’avais à défendre. J’ai appris plus tard que certains intellectuels français allaient jusqu’à contester la fatwa dont Taslima est l’objet : c’est une absurdité patente, c’est pitoyable. Pour le reste, quoi qu’un intellectuel ait lu, appris, emmagasiné, il doit assumer son ignorance. Aussi, je crois que les intellectuels qui, parce qu’ils ont une connaissance sérieuse d’une culture, justifient les crimes commis au nom de cette différence culturelle, font une erreur colossale sur ce qu’il convient d’appeler une culture. Quand on invoque ce prétexte, je crois qu’il faut vraiment s’interroger sans prendre de gants. Lorsque les intégristes disent : « cela fait partie de notre culture, de nos coutumes, de tuer ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, et c’est Dieu qui le veut ainsi », il n’y a qu’une réponse à leur opposer : « non, Dieu ne dit pas cela. » Il est impossible de leur rétorquer : « effectivement, si c’est comme ça dans votre culture, allez-y, tuez ! »

Alors qu’est-ce qu’une culture, selon vous ?

B.-H. Lévy. — En ce qui me concerne, j’ai d’abord essayé de fonder, de légitimer des valeurs universelles. En quoi sont-elles plus dans la vérité que les valeurs particulières ? En quoi sont-elles transcendantes, éternelles, incorruptibles ? Étrangement, au point où j’en suis aujourd’hui, je ne pose plus vraiment ces questions, car je ne suis plus très sûr qu’elles soient d’une grande utilité face aux barbares intégristes, iraniens, algériens et autres. D’autant que, si l’on ne croit pas en Dieu, on se prive des moyens de fonder cette transcendance…

Bien sûr, les droits de l’homme sont universels. Bien sûr, il faut ressasser l’interdiction de tuer. Mais cette interdiction est-elle plus « vraie » que le crime ? Faut-il convaincre les barbares de ses vertus ? Au point où j’en suis, je crois surtout que c’est, désormais, vision du monde contre vision du monde. Je considère que la vision démocratique, selon laquelle toute société est mûre pour le droit, digne du droit, etc., est moins coûteuse en vies humaines, et peut-être moins coûteuse tout court. Dans le drame bosniaque, par exemple, ou dans le drame algérien, le propos n’est plus de savoir si ma position est vraie ou fausse, mais d’être dans le camp de ceux qui refusent les camps, les nations homogènes, les droits prétendus des assassins, l’asservissement et la mutilation des hommes. Bref, il y a une guerre, et il s’agit de la gagner.

S. Rushdie. — J’ai fait, moi, le chemin inverse. J’ai passé ma vie à essayer de cerner ce que je refusais. Et je pensais que la victoire du droit n’est jamais définitive, qu’il faut se battre pour garder ce qu’on a gagné. Depuis quelque temps, je tente au contraire de définir ce que je défends. J’ai compris que les arguments relativistes n’en sont pas. Ils consistent à dire aux mollahs iraniens, pakistanais ou bangladais : « je ne suis pas d’accord », au lieu du : « vous vous trompez » que j’évoquais. Si dans les conflits brutaux auxquels nous sommes confrontés nous n’avons rien d’autre qu’une opinion, alors nous ne faisons pas le poids. Je me demande donc sans cesse ce qui sous-tend au fond mes convictions personnelles, et j’en arrive, par une démarche inverse de celle de Bernard- Henri, à l’existence de valeurs universelles, à un système de pensée qui serait le fondement de toute culture. Le problème incontournable, c’est que, si l’on considère la vie humaine comme une valeur universelle, nous sommes en contradiction avec ce qu’exprime l’espèce humaine, et dont ce XXe siècle a été une tragique illustration. Alors il me semble qu’il y a place pour un questionnement intellectuel, et guère d’autre solution que d’ouvrir le débat suivant : s’il y a bien des valeurs communes, respectables par toutes les cultures, pourquoi les intellectuels ne tentent-ils pas de les appréhender, et n’en tiennent-ils souvent aucun compte ? En somme, si mon instinct me pousse à dire qu’il n’y a pas d’absolu, ma réflexion me conduit à savoir s’il existe quelque chose au-delà du relatif. Des lieux de convergences possibles, des lieux de transaction au-delà de la frontière entre soi et l’autre.

B.-H. Lévy. — Tout cela est exact. Mais, face à l’urgence de l’action, je fais l’économie de cette question. Cela a été, reste, le cas dans l’affaire Rushdie. Je ne cherche pas à convaincre les terroristes iraniens qu’il est juste, dans l’absolu, de défendre un homme seul face à la logique de la terreur. Je sais qu’il y a d’un côté cette terreur, mais aussi la lâcheté, la démission, le pire de la conscience européenne qui renoue avec les réflexes munichois, et puis, de l’autre côté, la résistance, le refus de l’horreur. Qui l’emportera ? C’est la seule question.

S. Rushdie. — Je veux dire que, dans mon cas comme dans celui de la Bosnie ou de l’Algérie, si l’Europe renie les valeurs universelles quelle a inventées, elle ne pourra pas venir ensuite réclamer aux prochaines générations de les respecter.

Vous êtes tous deux des intellectuels engagés dans le monde démocratique, où la paix semble être devenue une valeur universelle. Pensez- vous que le courage intellectuel peut consister, sous prétexte de ne pas accepter certaines situations, à préconiser la guerre ?

S. Rushdie. — C’est une question très, très difficile. Pour moi, il y a eu les deux guerres entre l’Inde et le Pakistan. J’ai connu la première en 1965 puisque je vivais là-bas. Je sais ce qu’est un bombardement, des engins de mort qui tombent sur ma ville, sur mes amis. Cela clarifie radicalement les choses. C’est pourquoi je me suis résolument engagé plus tard contre la guerre du Viêt Nam. C’est pourquoi j’ai été contre la guerre des Malouines…

B.-H. Lévy. — Mais elle a permis de faire tomber la dictature argentine !

S. Rushdie. — Et nous, nous avons écopé dix ans de Thatcher !

B.-H. Lévy. — Si c’était le prix à payer pour la fin du fascisme argentin, ce n’est pas si mal !

S. Rushdie. — Ça dépend où on habite ! Tout mon parcours, en fait, a été déterminé par mon expérience de la guerre. Cependant, j’admets qu’il y a des moments où la paix à tout prix n’est pas possible. Cette idéologie ne peut s’appliquer systématiquement, partout, en tous lieux. En Bosnie, par exemple, la moins mauvaise des solutions serait que les Nations unies arment les Bosniaques. De quel droit le leur refusons-nous ? Bien sûr, il y aurait là un grand danger. Mais il faudrait sans doute l’accepter. Par ailleurs, je ne vois pas très bien comment on peut renverser un dictateur — ce n’est pas ça qui manque sur la planète ! — sans se battre. Ni un totalitarisme menaçant.

B.-H. Lévy. — Je récuse les deux positions symétriques et tout aussi dangereuses l’une que l’autre : la religion de la guerre et la religion de la paix. Personnellement je hais la guerre, et quiconque l’a approchée sait de quoi elle est faite. Mais l’idée que rien ne serait pire que la guerre peut être une idée terrible, dans certaines circonstances. C’est le mot de Malraux, vous savez : faire la guerre sans l’aimer… C’est ainsi que l’on évite d’autres guerres demain, bien plus douloureuses, bien plus sanglantes. Pendant toute mon enfance, on m’a appris que, si on avait fait la guerre à Hitler avant qu’il ne la déclenche, on aurait peut-être épargné à l’humanité les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Eh bien, toutes proportions gardées, il aurait fallu agir ainsi avec Milosevic. Ceux qui étaient partisans d’arrêter les Serbes étaient traités d’irresponsables. Aujourd’hui, parce que ces irresponsables n’ont pas été écoutés, nous avons la Tchétchénie, et ce n’est que le début ! De même, parce que les puissances occidentales, les diplomates, les hommes d’affaires, ont eu l’air de trouver normal qu’un écrivain soit menacé d’être assassiné, à cause de ce qu’il écrit, par les intégristes musulmans, il y a une prolifération de Rushdie et de Nasreen qui meurent chaque jour en Algérie. La « bombe Rushdie » s’est miniaturisée…

Vous êtes l’un et l’autre très préoccupés par l’islamisme. Comment jugez-vous l’attitude des intellectuels musulmans ?

B.-H. Lévy. — De quel droit la jugerais-je ? J’ai envie de les aider, de leur faire comprendre qu’ils ne sont pas seuls. Je ne suis pas un spécialiste de l’islam, mais je sais qu’il y a place dans la civilisation islamique pour une position de laïcité, d’agnosticisme, voire d’athéisme, pour le droit. Des intellectuels musulmans, sans renoncer à leur identité, peuvent revendiquer cet autre héritage des Lumières. Je n’ai, je le répète, aucune leçon à leur donner. Mais nous pouvons leur rappe- 1er que le christianisme et le judaïsme ont fait, avant eux, le même chemin.

S. Rushdie. — Il y a tant de cas de figure ! Certains intellectuels musulmans sont parvenus à un équilibre à l’intérieur des contraintes auxquelles ils sont soumis. Ils ne protestent pas trop fort. D’autres ont ce courage, et le paient de leur vie. Mais dans l’ensemble je crois qu’il y a un grand obstacle que les intellectuels musulmans n’ont toujours pas franchi. Ils veulent faire la différence entre islam et intégrisme, mais refusent de se demander ce qui, dans cet ensemble de concepts qui s’appelle islam, permet l’émergence du fanatisme et de la violence quasi systématique à l’égard des femmes. Tant qu’ils n’auront pas examiné librement cette question, ils resteront en deçà du seuil de l’exigence intellectuelle. Je crois, comme Bernard-Henri, que c’est l’un des défis majeurs auxquels le monde sera confronté.

Bernard-Henri Lévy et Salman Rushdie
Bernard-Henri Lévy et Salman Rushdie
Bernard-Henri Lévy et Salman Rushdie
Bernard-Henri Lévy et Salman Rushdie
Bernard-Henri Lévy et Salman Rushdie

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