Michel Foucault, s’inspirant de sa propre histoire, pressentait la disparition de l’intellectuel universel et l’apparition d’un nouvel acteur, l’intellectuel spécifique, limitant ses interventions à son champ de savoir et de recherche. Ces vingt dernières années ont ruiné la prophétie foucaldienne. L’intellectuel est (re)devenu omniprésent. Plus une seule facette de l’actualité ne lui échappe. Quand bien même voudrait-il se taire, les journalistes le harcèlent. Que pense-t-il de tel événement ? Quel sens lui donne-t-il ? Plus égarés que jamais dans la tourmente de l’information en continu, nous sommes tous en quête de décryptage. Pour donner sens, le reporter ne fait plus tout à fait l’affaire. Il raconte ce qu’il voit, ce qu’il entend, alors que, souvent, l’essentiel est à chercher dans l’invisible, dans le silence. Reporter, je me trouvais en Bosnie au déclenchement de la guerre. J’ai décrit ce que j’ai vu : deux tribus s’entretuaient. Comment faire cesser le massacre ? On ne demandait pas son avis à l’informateur, mais en mon for intérieur je me disais qu’il fallait attendre que les tueurs se fatiguent et, peut-être, les aider à divorcer. Les hommes politiques occidentaux ne pensaient pas autrement. C’est alors que Bernard-Henri Lévy, et d’autres intellectuels, sont arrivés.

S’il n’en reste qu’un…

Ils ont vu tout autre chose. Un bourreau, Milosevic, une victime, Izetbegovic et les siens. Il y avait là un drame politique et moral européen dans lequel il fallait d’urgence intervenir. Aucun gouvernement ne voulait y mettre un doigt. La « loi du tapage » l’a emporté. Télés et journaux ont suivi la voie de BHL, pas celle des hommes politiques. Mitterrand fut obligé de s’incliner et d’expédier à Sarajevo nos forces armées. Clinton et l’Europe suivirent. Les intellectuels furent, ce jour-là, plus puissants que les États. L’histoire ne leur a pas donné tort : 6000 innocents auraient pu être épargnés à Srebrenica. Milosevic est en prison, Izetbegovic est mort, honoré de tous. S’il y a un « quatrième pouvoir » en France, il ne faut pas le chercher dans la presse ; il appartient aux intellectuels.

Il ne suffit pas de faire profession de son intelligence pour prétendre à la condition d’intellectuel. Voltaire en était un, mais pas Montesquieu. Sainte-Beuve oui, Flaubert non. Modiano, pas du tout, Finkielkraut, ô combien ! Certains le sont à temps partiel, d’autres à la frontière. Mais, s’il n’en reste qu’un, ce sera Bernard-Henri Lévy. Prenez son dernier livre, Récidives. Mille sujets y sont traités. Dans chaque texte, Lévy soutient une opinion. Hommes, choses, événements ne sont que champs de bataille où il faut choisir son camp et son arme. Un intellectuel sait toujours où est la vérité, quel est le camp de la justice.

Certaines circonstances peuvent nous laisser perplexes, indécis ou simplement indifférents. Interdire le voile à l’école ? Renverser Saddam Hussein par la guerre ? Expulser l’imam de Vénissieux ? On se renseigne, on lit livres et dossiers, on écoute les sons de cloche. Dans un bon débat, les deux adversaires sont généralement aussi persuasifs l’un que l’autre. Finalement, on laisse nos représentants choisir. On les a élus et on les paie pour décider à notre place. L’ennui, c’est que nos politiques de tous bords partagent les mêmes idées. Sur ou à peu près, tous ils proposent des solutions identiques. D’où viendrait une pensée nouvelle ? C’est là que surgit l’intellectuel.

Pouvoir sur les âmes

Bernard-Henri Lévy ne peut pas se permettre de répondre à une question d’actualité vulgaire « Je n’en sais rien ». On l’attend. Les intellectuels ne se contentent pas de leur état d’artiste, ils entendent aussi exister en hommes politiques. Mais pas comme les autres. Politiques et intellectuels cherchent pareillement à s’attirer les suffrages publics sur les mêmes sujets. Alors que le parti avance avec une circonspection timorée, l’intellectuel n’est que mouvement et imagination. L’art du possible devient chez lui l’art de l’impossible. L’un veut réformer, l’autre reformer. Le politique gouvernera bien, mais il ne dira pas grand-chose. Trop dangereux. L’intellectuel ne gouvernera jamais, ou alors mal. Mais il est, lui, obligé de toujours produire un discours neuf. C’est sa profession. Si ses livres et articles ne sonnent pas de manière originale ils ne se feront pas entendre. Pour qu’Hollande se fasse élire il suffit que Chirac soit mauvais. Mais, si (par extraordinaire) Régis Debray sortait un méchant livre, celui de BHL n’en serait pas plus convaincant. Artistes saisis par la politique sans vraiment convoiter les ministères, les BHL briguent le pouvoir sur les âmes, pas sur les corps. Nous leur achetons des idées qui, parfois, nous distraient et qui, parfois, changent le monde.


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