Depuis Platon, les intellectuels (ce qu’il entendait, à peu près, par philosophes) ont la passion de se vouloir en statut non à part, – ce qui est légitime – mais supérieur un peu plus haut et à côté. Refusant d’entrer depuis longtemps dans le système des trois ordres de Dumézil (l’intellectuel n’est pas le prêtre, ou alors le prêtre de sa propre religion, que depuis Descartes il a baptisée « raison ») il se sent tout à fait capable sinon de diriger lui-même les affaires du monde, du moins de diriger (il dit modestement : conseiller) ceux qui dirigent.
Évidemment, quand les affaires ne marchent pas, ou s’avèrent catastrophiques, c’est lui qui porte le chapeau. Caricaturalement : c’est la faute de Gide si nous avons perdu la guerre de Quarante, c’est à cause de Sartre que l’Algérie nous a échappé, et l’actuelle campagne de Pasqua est dirigée au moins autant, sinon davantage, contre les écrivains, les chanteurs, les acteurs, qui appartiennent à la sphère du travail artistique, que contre les marchands de papier. Plus sévèrement : à la Libération, on a fusillé Brasillach, envoyé des écrivains en prison, et ce n’était certainement pas volé. Mais les marchands de béton qui ont construit le mur de l’Atlantique n’ont pas été inquiétés, et l’un d’eux, il me semble, obtint le marché pour un travail analogue pendant la guerre d’Algérie.
Aussi, comme le rappelle justement Bernard-Henri Lévy au début de son essai, Éloge des intellectuels, Sartre pouvait-il se demander : les intellectuels sont-ils coupables ? Comme ils sont volontiers masochistes, il était enclin à répondre : oui.
Mais aujourd’hui cette crise s’est déplacée. Loin d’être tonitruante, elle est larvée, discrète, molle, dit Lévy, conscient que le narcissisme des intellectuels va souffrir de cet adjectif. Naguère, Max Gallo se demandait où étaient passés les intellectuels qui, avant 1981, soutenaient la gauche ; actuellement les gouvernants de la majorité doivent se demander où sont les intellectuels qui, après 81, critiquaient sans pitié cette même gauche.
Bernard-Henri Lévy se demande, lui, où sont passés les « vrais » intellectuels, à l’époque où l’on « starise » à leur place chanteurs, industriels ou comiques. Il pourrait se poser, analogiquement, cette même question : comment se fait-il que, dans les journaux, la place de la littérature, de critique ou de création, se rétrignole comme une feuille morte, alors que celle qu’occupent les spectacles, et surtout la vie économique et les affaires, devient envahissante.
Tout éloge ne peut se faire que sur les décombres de l’ancien état. Et Bernard-Henri Lévy va joyeusement, à la hache, dans tout ce qui faisait, naguère, et fait encore aujourd’hui consensus, terreau. Au point de mettre sinon sur le même plan, du moins côte à côte « Céline guérissant la France de sa juive négativité », « Sartre pieusement prosterné devant le sacro-saint prolétariat », et « Hugo cherchant à grands cris une barricade où se faire tuer ». Et d’attaquer les idées reçues de notre temps : la différence, la jeunesse, la modernité, le droit, le débat, la générosité.
Curieusement, ces idées reçues, ce sont déjà les thèmes du romantisme, en France, au XIXe siècle. Signe que Nietzsche, avec son éternel retour à l’identique… Aussi naturellement, Bernard-Henri Lévy prône un retour au classicisme. Et l’apparition d’un « intellectuel du troisième type », engagé mais avec modération. « Arrêtez Voltaire… Jetez-moi donc en prison… Démodé, tout cela. Dépassé. Légèrement ridicule et vain » (Lévy a peut-être oublié l’efficacité, relative mais réelle, de Mauriac, Sartre, Teitgen et quelques autres contre la torture) ; un « intellectuel qui n’épousera jamais de cause dont il n’ait, d’entrée de jeu, mesuré toutes les raisons qu’il pourrait avoir de les abjurer ». On pense ici à la « prudence » de Gide, mais on oublie alors le courage du Voyage au Congo ou du Retour d’URSS. Enfin, l’intellectuel sera kantien.
Tout cela n’est guère encourageant, et fait un peu jeune fille rangée. D’autant que jamais, pas une seule fois, l’espoir d’un « retour à » ne s’est réalisé. Il est vrai que l’intellectuel doit (par nature, par fonction ou par raison ?) « être pessimiste ». L’essai de Bernard-Henri Lévy réjouit par sa vitesse, touche par son volontarisme. C’est déjà bien de penser qu’on peut faire quelque chose pour les intellectuels. Qu’il aboutisse, c’est autre chose. Mais enfin, il aura quand même essayé.
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