Éloge des intellectuels, Défaite de la pensée : hormis la solennité, un tantinet ridicule, apportée par Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut aux titres de leurs livres, la question n’est pas vraiment nouvelle, le désarroi non plus. Après la classe ouvrière, désormais au paradis, disparaîtrait en effet sous nos yeux une espèce rare, typiquement française (même si le modèle a réussi un moment à l’exportation), répondant au nom d’intelligentsia et dont la figure emblématique serait un mélange de Zola, Malraux, Camus et Sartre. Morts des Grands (Sartre, Lacan, Aron), disparition précoce de leurs suivants immédiats (Barthes, Foucault, et d’une certaine manière Althusser, rejet du marxisme et des « voies » communistes, crise du savoir institutionnel, arrivée paradoxale de la gauche « unie » au pouvoir (quand plus aucun intellectuel, excepté Max Gallo, n’en rêvait) : les années quatre-vingt ont entériné la fin des idéologies au nom desquelles se sont battues les intellectuels français qui, depuis l’affaire Dreyfus, ont dominé le débat politique hexagonal, international parfois.

De Régis Debray à Gilles Lipotevsky, de Michel-Antoine Burnier à Claude Lefort, de François de Négroni à Jean-François Lyotard, journalistes et essayistes ont tous posé, peu ou prou, la même question : que sont les intellectuels devenus ? Y en a-t-il encore dans la salle ? Le mot « engagement », est-il encore dans le dictionnaire des idées ?

C’est qu’entre temps, pour ajouter à la confusion, avec la fin du tout-politique et la mort du « social » (Lip, c’est fini), est apparu un nouvel espace, celui de la « société » : un discours néo-sociologique morcelé (l’ère des « spécialistes », politologues, publicistes, économistes, etc.), des leaders naturels (Coluche, Tapie, Renaud, Harlem Désir) qui ont peu à peu relégué les traditionnels « intellos » (les penseurs, eux, travaillent) à l’ombre de leurs spectaculaires opérations et des « médiatisateurs » nés dans le sérail du temps, la télévision.

Dans ce nouveau dispositif, la pensée, la littérature et même l’art ont-ils encore un rôle à jouer ? Ont-ils encore quelque chose à dire au réel sur lui-même ? Question pour le moins surprenante à laquelle Finkielkraut et Lévy répondent à leur manière : le premier, nostalgique, regrette l’âge d’or et s’en prend pêle-mêle à l’Unesco, le rock, la « sous-culture » actuelle et la démission des clercs ; le second, plus pragmatique, propose un « intellectuel du troisième type » pour faire face à la crise : un cynique, opportuniste, médiatique (postmoderne ?), qui aura « la trahison dans le sang ». Les deux, en tout cas, ont un problème d’image. D’image de l’intellectuel à l’heure où les images (les médias) n’ont, peut-être, plus que faire de l’intellectuel. C’est, d’ailleurs, toute la question.


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