Vous connaissez sans doute le nom d’Hélène Bleskine.

Vous avez lu, probablement, L’Espoir gravé, ce joli premier roman par où, il y a presque dix ans déjà, elle entrait en littérature.

Son visage, sa silhouette même, vous disent peut-être quelque chose qui, pour toute une génération — la mienne —, demeure comme le symbole de certaine aube d’été embrassée, il y a si longtemps déjà, n’est-ce pas, sur le pavé de 68.

Mais ce que vous ne savez certainement pas, en revanche, c’est que le rêve, pour cette jeune femme, n’est pas tout à fait terminé puisqu’elle lui consacre un livre, de nouveau, paru il y a quelques semaines, et où se dit, dans la même langue, noyée dans la même brume, la même inlassable errance des mêmes enfants perdus.

Et si vous ne le savez pas, c’est qu’on ne vous l’a pas dit. Que tous les aimables chroniqueurs qui saluaient ses textes précédents ont choisi, ce coup-ci, de ne rien dire du tout. Qu’au lieu du concert de louanges qui lui faisait jusqu’ici cortège, c’est un drôle de petit silence, à peine troublé de menus couinements de haine, qui s’est mystérieusement, cette fois, appesanti sur la malheureuse.

Est-il absurde de penser, alors, que le vent a tourné trop vite pour ne concerner qu’elle ? Que le scandale est trop gros pour ne pas en recouvrir un autre, plus obscur et mieux dissimulé ? Qu’on ne s’acharnerait pas tant à se taire, à la faire taire, si l’on ne tentait surtout, ainsi, de régler de tout autres comptes, aux tables de l’Histoire réelle ? Et qu’à travers l’indéniable censure qui pèse sur Châtelet-Les Halles, c’est la liquidation de l’esprit de Mai 68 qui est peut-être, sous nos yeux, en train de se jouer ?

Salut, Clavel !

Maurice Clavel, qui avait, de son vivant, si bien parlé de L’Espoir gravé, eût diagnostiqué, lui, proprement, un « refoulement » de Mai.

Il eût, mieux que quiconque, su traquer les forces sourdes, aux troubles parfums de Restauration, qui conspirent depuis quelques mois à effacer la trace de ce qu’il avait appelé, jadis, le « soulèvement de la vie ».

J’imagine de quels éclats, de quels formidables coups de colère il aurait salué la victoire de ces petits maîtres roses qui, de son temps déjà, quand ils n’en étaient encore qu’à piaffer aux antichambres du pouvoir, s’étaient juré d’oublier, d’occulter, de suturer un jour l’intolérable béance qu’avaient, dans la vieille gauche, laissée les soixante-huitards.

J’ose à peine imaginer, plutôt, ce qu’il dirait et penserait aujourd’hui, ce « rêveur définitif » qui ne savait d’autre définition du politique que celle d’un « art de l’impossible », de ces temps de détresse, de régression, de « possibilisme » sans rivage où il n’est pas jusqu’à l’espérance elle-même qui ne se chante, désormais, sur l’air et le rythme de la résignation.

Un universitaire m’en dispense, qui s’appelle François Gachoud et qui vient de consacrer au pèlerin de Vézelay sa première monographie d’envergure.

On retrouve dans son livre, merveilleusement ressuscité par la grâce d’une plume et d’une fidélité scrupuleuses, l’itinéraire spirituel de ce prophète qui avait, avant tout le monde, annoncé une révolte totale, sans exemple ni précédent, et dont les vraies racines, disait-il, ne pourraient être qu’au ciel.

On y voit, on y entend, on y sent presque revivre la voix du « journaliste transcendantal » à la vie brûlée au feu de ses engagements et qui, au terme du singulier corps à corps entre Dieu et Diable dont son propre corps avait été comme le théâtre, osa lancer au monde son tonitruant défi de « libérer la liberté ».

Mieux, et pour la première fois, quelqu’un a su reconstituer l’impeccable machinerie théorique qui, à travers Kant, Foucault et tous les grands penseurs de la modernité, lui permet d’établir que, à moins d’un retour irruptif de sa transcendance égarée, l’homme occidental est voué à n’être plus qu’un mot, un nom, une pauvre ombre de chair aux prestiges envolés.

Et, de fait, j’invite à lire cette étude tous ceux qui, comme moi, se savent en dette à l’égard de Maurice Clavel ; et qui, à défaut de lui vouer un culte à quoi tout, dans sa vie comme dans son œuvre, se fût obstinément refusé, consentent à dire simplement, trois ans déjà après sa mort, le poids terrible de son absence.

Les maos contre le terrorisme

Est-il indifférent par exemple que j’aie été plongé dans la lecture du livre de Gachoud quand m’est parvenue, ce samedi, la nouvelle de l’assassinat, en plein Paris, d’un diplomate israélien ?

N’avons-nous pas été nombreux, en cet instant, à l’heure d’une violence qui semble ne plus devoir nous épargner, à nous rappeler soudain l’image de Maurice se flattant, quelques semaines à peine avant sa mort, d’avoir été comme une vivante digue à la tentation terroriste aux lendemains de Mai ?

Était-elle insensée, l’idée selon laquelle il avait dépendu de lui, de ses amis gauchistes, de leur choix politique, moral, métaphysique, que Paris soit la seule grande métropole européenne où les mots, mêmes barbares, ont si longtemps tardé, au fond, à peser le poids des bombes ?

La logique terroriste, c’est sûr, n’a pas grand-chose à voir avec ces cléricales illusions. Elle a des raisons, c’est évident, que n’a jamais, hélas ! la vieille raison philosophante. Et ses sections d’assaut, c’est vrai encore, n’ont jamais pris, que l’on sache, leurs ordres à Vézelay !

Mais reste, tout de même, qu’il y a dans la tête de tout terroriste passé, présent ou à venir ce vieux principe — léniniste — de la nécessité d’une avant-garde haranguant un peuple silencieux.

Qu’il continue d’être hanté par le vieux fantasme — kautskyste — de la bête accablée, séculairement assoupie, incapable à soi seule de secouer ses chaînes et dont seule la violence accouchera la vérité.

Qu’il est animé, toujours, de la même étrange — et stalinienne — stratégie qui consiste à contraindre l’ennemi à durcir ses positions, à révéler son vrai visage, et à ôter le masque souriant dont il prétendait duper les masses.

Que, loin d’être l’anarchiste qu’il dit, il est plutôt, avec sa folle manie de se mesurer à l’Etat, de négocier avec l’Etat, de faire plier l’Etat sur le terrain même de l’Etat, l’ultime tenant de ce que j’ai appelé ailleurs le moderne — et hégélien — « idéal de l’Etat ».

Et qu’à cet hégélianisme, à ce stalinisme, à ce kautskysme, à ce léninisme, à tous ces « ismes » ronflants et puant la pulsion de mort, un autre mouvement culturel avait, de fait, su faire barrage — dont on se prend aujourd’hui, face à l’horreur qui vient, à regretter le déclin : ce mouvement culturel à quoi nous devons, peut-être, d’avoir su conjurer jusqu’ici le péril, s’appelait, qu’on le veuille ou non, le maoïsme français.

La Torah à l’O.L.P.

Non, décidément, je ne crois pas au hasard.

Quels que soient les responsables de l’attentat de samedi, je ne parviens pas à ne voir que hasard justement dans l’étrange assemblée qui s’est tenue l’autre semaine dans les locaux de I’UNESCO et où est officiellement née une « Association internationale pour la sauvegarde et le renforcement du patrimoine culturel palestinien ». Quoi qu’il en soit des péripéties concrètes, j’allais dire policières, de l’enquête, je ne peux pas ne pas voir un signe des temps dans le fait que ce soit ici, à Paris encore, que, les 18 et 19 mars dernier, a été solennellement proclamée l’autorité palestinienne sur — je cite la charte constitutive de l’association — « tous les monuments, groupes de monuments, sites religieux, historiques, archéologiques, artistiques, ethnologiques ou anthropologiques » remontant aux époques « préhistorique, cananéenne, phénicienne, égyptienne, philistine, araméenne, hellénique, romaine, chrétienne, byzantine et finalement… hébraïque ».

Car vous avez bien lu. Il s’est bel et bien agi là, à l’abri de I’UNESCO, sous la présidence de Sean MacBride, le fondateur d’Amnesty International, et dans l’indifférence totale, remarquez-le, de l’ensemble de la presse et des médias audiovisuels, de jeter les bases d’une institution dont l’objectif est de rendre aux Palestiniens non plus seulement la terre, mais les monuments, les documents, les vestiges culturels ou les traces métaphysiques de ce qu’il faut bien appeler la mémoire du peuple juif.

L’O.L.P. n’était jamais allée aussi loin qui, non contente d’affirmer, comme elle l’avait fait jusqu’ici, sa souveraineté sur Gaza, la Judée, la Samarie, en vient maintenant donc à proclamer ses droits sur les vieilles pierres de Jérusalem, les ruines de Tibériade, les vestiges de Bethléem, et, bientôt — pourquoi pas ? —, les manuscrits de la mer Morte, les rouleaux du Pentateuque ou les grands textes prophétiques.

L’antisémitisme traditionnel n’en avait jamais tant dit ni fait qui, lors même qu’il menait ses victimes au supplice ou qu’il promettait leur chair au néant, ne prétendait tout de même pas leur dérober aussi leur âme, leur raison de vivre et de mourir, et cette part obscure qui, en chacune, nonobstant le martyre et la mort, survit au-delà des âges.

Et force est de constater alors qu’un pas nouveau a été franchi ici, à bas bruit comme d’habitude, discrètement et comme à huis clos, dans l’ordre du discours encore et des pures proclamations — mais dont l’écho, si l’on n’y prend très vite garde, pourrait bien, avec le temps, résonner plus haut, lui, pour le coup, que celui des bombes, des mitraillettes et de leur récent tohu-bohu.


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