Plus le temps passe et plus je suis convaincu que cette guerre en Irak était une erreur. Oh, pas une erreur morale, bien sûr. Pas une erreur sur les valeurs. Elle n’était ni erronée ni sans valeur, l’idée que les Irakiens avaient, eux aussi, droit aux droits de l’homme. Et que l’Amérique se donne le droit d’imposer ledit droit, qu’elle se serve de sa puissance pour faire lâcher prise à ceux qui le bafouaient, qu’elle s’octroie, en d’autres termes, le souverain pouvoir d’imposer la démocratie et d’en faire cadeau à un peuple asservi, cela n’avait rien qui, sur le principe, pût sembler répréhensible. Non. L’erreur, la vraie, était de nature politique. La faute, la grande faute, toucha, non le but, mais la stratégie de ce que l’on appela et que l’on continue d’appeler la lutte contre le terrorisme. Elle a consisté, cette erreur, à substituer à la difficile, longue, peut-être interminable, opération de police internationale requise par l’apparition du phénomène, une guerre militaire à l’ancienne, calée sur des modèles anciens, et dont on vit aussitôt, à deux titres, qu’elle rassurait peut-être les opinions mais qu’elle était contre-productive. Le nouveau terrorisme avait la particularité d’être un terrorisme sans Etat : à quoi rimait, pour le frapper, de s’en prendre à un Etat ? L’Irak occupé est devenu un attracteur du pire aimantant tout ce que la région compte de kamikazes et kidnappeurs : était-il nécessaire, vraiment, de leur donner la base arrière qu’ils n’avaient pas ? J’ai rencontré, ces derniers mois, quelques-uns des artisans de cette désastreuse aventure : ce ne sont pas des salauds ; ce ne sont pas des cyniques ; ce sont juste de mauvais politiques qui n’ont – tout se tient – pas assez réfléchi à l’histoire et à la culture des peuples de la région.

Bel article, dans Le Monde de ce jeudi, de mon ami André Glucksmann sur l’assassinat du président de la Tchétchénie, Aslan Maskhadov. Nous n’avons, ces dernières années, pas toujours été du même avis. Et, ne serait-ce que sur cette affaire irakienne, il me semble avoir été de ceux qui ont trop fait crédit au sens politique et stratégique de nos alliés américains. Mais là, en revanche, je souscris. Mieux, j’applaudis. Quand il s’emporte contre l’aveuglement des Etats occidentaux laissant tomber le seul leader tchétchène à avoir condamné sans réserve le terrorisme, quand il fustige les mauvais stratèges souscrivant par avance à l’assassinat de l’homme qui, peu avant sa mort, déclarait qu’il voulait incarner, non les valeurs de l’islamisme, mais celles de l’Occident, quand il reproche à Schröder, Berlusconi, Chirac ou Bush d’avoir délibérément joué, contre lui, le nouveau tsar Poutine ainsi que son double encore plus sanguinaire Chamil Bassaïev, quand il voit se mettre ainsi en place le même piège, exactement, que celui qui, jadis, nous fit préférer les talibans au commandant Massoud ou Milosevic au Bosniaque Izetbegovic, quand il s’étonne, enfin, que l’on ait rendu les honneurs de la France à Yasser Arafat mourant mais que Maskhadov, lui, meure seul, dans ses montagnes rebelles, non seulement j’applaudis, mais je veux, ici, relayer. Parce que l’idée est juste. Parce qu’elle plaide pour une politique renouant, du même geste, avec la justice et l’honneur. Et puis aussi, soyons honnêtes, parce qu’il y a, dans ces lignes, un peu du ton de notre cher Maurice Clavel – parce que j’y retrouve, intacte, la flamme de notre jeunesse.

Puisque le nom de Benny Lévy semble devoir être décidément absent des cérémonies commémoratives du centenaire de la naissance de Sartre, qu’il me soit permis de revenir, une fois encore, sur l’importance qu’eut, à la fin des années 70, autant dire il y a un siècle, la rencontre du plus grand philosophe français vivant et du jeune chef maoïste. Du côté de chez Sartre, la rencontre remettait en route le moteur d’une pensée en panne depuis la Critique de la raison dialectique ; elle accouchait, au forceps du signifiant juif, d’un dernier Sartre, d’un très jeune Sartre, libéré de ses aveuglements et de ses impasses ; elle permettait à ce Sartre ultime d’envisager rien de moins que l’écriture de sa fameuse morale, la rupture rêvée avec l’hégélianisme et la remise sur le métier, via l’idée messianique, du vieux concept d’Histoire. Du côté de chez Benny – on le voit, très clairement, dans le recueil que les éditions Verdier ont intitulé La cérémonie de la naissance – la rencontre permettait d’en finir avec le gauchisme ; d’amorcer une critique de fond, peut-être une sortie, du progressisme ; d’ourdir enfin, à l’insu de tous, en se faisant, tour à tour, le représentant de Sartre auprès des puissances lévinassiennes et celui de Levinas auprès du Saint-Siège sartrien, une extraordinaire conspiration philosophique au terme de laquelle toute une génération de jeunes intellectuels juifs oublieux, comme lui, de leur judaïsme se réapproprieront la Bible et le Talmud. Aventure majeure. Moment littéralement décisif. Deleuze insistait souvent sur l’importance, en philosophie comme dans les romans, des « personnages conceptuels ». De même faudrait-il dire, en philosophie comme au théâtre, l’importance des grandes scènes – et voir ici, dans ce jeu à trois, l’une des scènes philosophiques majeures de la seconde moitié du XXe siècle.


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