Troisième anniversaire de l’entrée en guerre en Irak. Et occasion de redire donc ce que je n’ai, ici comme aux États-Unis, cessé de dire et de répéter : que c’était une guerre absurde, mal conduite, visant une mauvaise cible, le faisant au mauvais moment et réalisant le tour de force, non de réduire, mais d’augmenter le nombre, la puissance, la pression des islamistes radicaux et des terroristes. Cela dit… Oui, cela étant dit et redit, la paranoïa antiaméricaine prend, ces temps-ci, une telle ampleur, l’idée d’une Amérique satanique et enragée fait de tels progrès dans les esprits, que je ne résiste pas à l’envie de profiter aussi de la circonstance pour rappeler deux ou trois autres évidences.

La question du pétrole, par exemple. Cette idée, ressassée jusqu’à la nausée, selon laquelle les Etats-Unis se seraient lancés dans cette aventure pour d’obscures raisons pétrolières. Je passe sur le parfum de conspirationnisme qui flotte autour de cette théorie. Je passe aussi sur le fait qu’il n’y a rien, après tout, de criminel dans le fait de veiller à la prospérité d’un grand pays démocratique. Le vrai problème c’est que, si tel avait été le but, si le seul souci de l’administration américaine avait été de s’assurer le contrôle des ressources énergétiques irakiennes, elle avait à sa disposition un moyen bien plus simple que la guerre – et ce moyen c’était un bel et bon accord avec un Saddam qui, à l’époque, en échange d’une levée des sanctions, n’aurait pas demandé mieux que de vendre ses puits de pétrole. Un Bush père aurait peut-être tenté le coup. Les archéo-conservateurs – ceux, en gros, de l’époque Kissinger – auraient sûrement fait ce calcul et traité avec le tyran. Les néoconservateurs ne l’ont pas fait. Wolfowitz, Perle et les autres ont, que cela plaise ou non, déclenché une guerre que ne suffit pas à expliquer la vulgate pseudo marxiste en vogue chez les altermondialistes.

La question de l’« impérialisme ». Cette accusation d’impérialisme qui revient, telle une ritournelle, dans la plupart des commentaires qu’inspire toute cette affaire. L’idéologie américaine réelle a trois discours disponibles pour penser une intervention. Il y a le jacksonisme, prônant le « hit and run » du cow-boy agressé et qui riposte. Il y a le hamiltonisme qui voit les guerres comme des moyens, certes regrettables mais nécessaires, de lever les entraves à la liberté du commerce et des affaires. Et il y a, enfin, le wilsonisme qui table sur la « destinée » d’une nation à laquelle il appartiendrait de répandre, au-delà d’elle-même et de ses frontières, les valeurs de la démocratie. L’avenir et les historiens diront lequel de ces trois dispositifs a fonctionné en la circonstance. Ils diront la part, dans la tête de Bush et de ses conseillers, du réflexe jacksonien (se venger du 11 septembre), hamiltonien (élargir l’espace du marché mondial en prétendant œuvrer, au sens de Adam Smith, à la richesse des nations), wilsonien (faire que les Irakiens, eux aussi, aient droit à la démocratie). Ce qui est sûr c’est que l’idée classique d’impérialisme, le concept d’un nouvel Empire romain venant, à Bagdad, établir une tête de pont, est une idée qui ne cadre ni avec la tradition américaine ni avec le spectacle offert par une armée qui n’a, visiblement, qu’une idée : se sortir au plus vite de l’inutile bourbier irakien.

Et puis la question, enfin, de la moralité de cette guerre – cette dernière idée reçue selon laquelle des politiciens sans scrupules ni principes, des princes des ténèbres assoiffés de sang, de toute puissance et d’argent auraient engagé, en Irak, la plus immorale des guerres. Là encore, c’est le contraire. Là encore, c’est la forme inversée du procès qu’il faudrait, en bonne logique, pouvoir instruire. Moralement, les néoconservateurs avaient raison. Moralement, du point de vue, si l’on veut, des grands principes et des valeurs, la décision de renverser ce dictateur qu’était Saddam Hussein était une décision inattaquable. Et la vérité est que c’est après, bien après, au moment où s’est posé la question de la gestion politique du conflit, au moment où, autrement dit, l’on aurait dû travailler à gagner, non la guerre, mais la paix, que le désastre a commencé. La faute de ces gens n’est pas d’avoir été trop politiques, mais de ne pas l’avoir été assez. Elle n’est pas dans la dégénérescence d’une mystique tombant en politique mais dans le fait que la mystique n’ait, justement, pas suffisamment dégénéré. Le problème, le crime, n’est pas qu’ils aient manqué d’idéalisme mais que, tel l’ange pascalien faisant la bête, ils se soient laissé aveugler par une prise de parti morale et des idées.

Ces précisions sembleront à certains bien théoriques. Soit. Sauf qu’elles prendront, hélas, tout leur sens quand s’annoncera le dénouement et que, revenant à leur vrai démon qui s’appelle l’isolationnisme et qui a le double visage de la droite façon Huntington et du populisme de gauche version Michaël Moore, l’Amérique abandonnera les Irakiens à leur sort c’est-à-dire à la guerre civile. On se dira, alors, que les « néocons » avaient du bon. On pensera à ce moment néoconservateur comme à un moment complexe où le moins mauvais était par- fois noué au pire. Et l’on regrettera le temps d’une Amérique qui avait, malgré ses méfaits, encore le souci du monde.


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