I l ne faut pas confondre la bataille de la vérité avec le choc des opinions, le perspectivisme avec le relativisme et Nietzsche avec les sophistes : c’est la thèse de Jonathan Curiel dans son roboratif La Société hystérisée (L’Aube). SOS démocratie. Ouragan sur l’esprit de nuance. Et péril sur une époque qui croit que la colère est toujours bonne conseillère et qu’une société moderne doit rejouer, tous les trois mois, à tout propos, l’affaire Dreyfus. Je n’ai pas tellement lu, cette année, de dénonciation aussi claire de cette hubris, de cette enflure. Ni procès mieux instruit de la cancel culture, de la culture woke. Ni, à l’inverse, meilleur éloge de l’humour – l’antidote.

Quand on lit le livre de Marc Knobel (Cyberhaine, Hermann), c’est à Mauriac que l’on songe et à ce Bloc-notes dont je ne retrouve pas la référence mais où il se lamente que les fausses nouvelles, les délires et, en particulier, le délire antisémite soient comme une foudre qui tombe, ou un pollen qui se vaporise, alors qu’il faut une patience d’ange, et des pas de colombe, pour faire avancer la vérité. Question : quand, au juste, les choses se sont-elles gâtées ? Réponse : avec les réseaux sociaux, quand on est passé de la prémisse : « toute opinion a un droit égal à s’exprimer » à la conséquence : « aucune opinion, même la plus hâtive, la plus bête, la plus criminelle, n’a moins de droit qu’une autre à se déclarer légitime et vraie. » Ah cette intolérable « tolérance » ! Elle vaut le woke. 

Je me méfie quand un écrivain, publiant ses carnets, commence par nous rassurer : je n’ai rien repris ; rien retouché ; tout ce qui suit fut écrit sur le vif et tel était, alors, l’état exact de mon esprit. Dans le cas de Simon Liberati (Liberty, Séguier, « cent jours d’un plumitif aux abois »), cela semble, pourtant, vrai. Jean-Jacques Schuhl, Olivier Zahm, Vincent Darré, Flower, Alléluia y sont, comme chez Molière, peints « d’après nature ». Les « gens de notre siècle » applaudissent. Les « honnêtes gens » rient jaune. Et l’auteur y apparaît tel un Des Esseintes fauché, passé par la galerie Le Purgatoire et ayant traversé Le Feu Follet – mais sans se départir de sa bibliothèque latine ni de Germinie Lacerteux, le roman maudit des frères Goncourt.

« Appelez Canguilhem, lui sait mourir » a, au dernier instant, murmuré Michel Foucault. Son compagnon d’agonie, Hervé Guibert, aurait, si l’on en croit la relation de Maxime Dalle (Dans les braises d’Hervé Guibert, Louison éditions), tiré profit, huit ans plus tard, de la leçon de son maître et ami. Mourir en direct. Vivre jusqu’au dernier instant. Et le chef-d’œuvre, à l’arrivée, d’une biographie sans reste, renversant le commandement de De Quincey : non pas « l’assassinat considéré comme un des beaux-arts », mais « les beaux-arts considérés comme une des techniques de suicide ». Foucault, ici, s’appelle Muzil (Musil ? Dumézil ?). Et, lui, Guibert, se prend pour Mishima (L’Ange en décomposition ? ou le « Ceci est mon corps » du Théorème de Pasolini et du Christ ?). L’histoire de la littérature est, aussi, un jeu de rôles et une réincarnation perpétuelle.

Je pioche – qui prétendra les avoir lus ? – dans les deux énormes volumes des interventions politiques de Bossuet rassemblées par Maxence Caron pour Les Belles Lettres. L’essentiel est consacré à ferrailler contre les protestants. C’est-à-dire, à s’inquiéter de savoir si cette formule (« Ceci est mon corps ») est à prendre au sens propre ou figuré. Les guerres de Religion, avec leurs fleuves de sang, n’auront été qu’une folle dispute autour de cela. Mais également ces flots de prose aussi méticuleuse, vétilleuse, chicaneuse, que les Oraisons funèbres sont inspirées. Fallait-il cela pour arriver à Baudelaire, à Barbey d’Aurevilly et au Claudel du Partage de midi osant le « Ceci est mon corps », et même le « Tout est consommé », pour sceller le consentement d’Ysé et de Mesa ? Peut-être.

Je suis le tombeau de mon père. Ces mots de Baudelaire, Sara Daniel a pu les avoir en tête quand elle s’est lancée dans la pieuse entreprise de rassembler, avec Benoît Kanabus, les textes de Jean Daniel sur la France et l’idée de nation. Jean fut, avec son allure de Grand de la gauche et de prince-abbé du journalisme, l’un des aînés qui m’ont le plus impressionné. Mais il fut aussi, jusqu’au bout, l’un de ceux avec qui j’aurai, sur ce thème et sur d’autres, le plus ardemment débattu. Une question, pourtant. Pas un regret, une question. En serions-nous là et Emmanuel Macron, par ailleurs préfacier de ce Réconcilier la France. Une histoire vécue de la nation (L’Observatoire), s’apprêterait-il à affronter deux candidats d’extrême droite pour lesquels le total des intentions de vote donne le vertige, si l’on avait entendu l’âme de la gauche morale avertir : « je ne pardonnerai jamais à ma famille, la gauche, d’avoir abandonné la nation aux nationalistes, l’intégration aux xénophobes et la laïcité aux communautaristes » ? 

Les Souvenirs de ma vie d’hôtel étaient, en effet, comme l’a dit, ici, Patrick Besson, l’un des meilleurs romans de cette rentrée. Un ton Modiano. Un monde houellebecquien d’il y a cinquante ans. Et la résurrection d’un temps où les bandits roulaient en Porsche, où François Reichenbach et Roland Barthes fréquentaient les mêmes gigolos et où le tout-puissant Google n’avait pas encore détrôné l’agence Duluc. La tempête de la fin est un typhon conradien réécrit par André Gide. Les scènes de la vie de province sont un bijou de mélancolie balzacienne. Et la morale de la fable est qu’on ne peut pas, sans déchoir, mentir à ceux qui ont peuplé le début de notre vie. En effet.


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