A New York, Bernard-Henri Lévy s’est livré en direct dans Looking for Europe à un corps-à-corps exalté avec l’actualité politique d’Europe et d’Amérique, à travers un monologue de près de deux heures joué ce 5 novembre sur la scène du Public Theater, à la veille des élections américaines de Mid-Terms…et jour anniversaire de ses soixante-dix ans. Difficile d’imaginer l’infatigable activiste des Lettres et des guerres oubliées en septuagénaire ? C’est pourtant vrai…

Les aficionados et abonnés du Public Theater, tous démocrates bon teint et de diverses professions libérales, s’attendaient, au vu de l’impétrant, à une sorte de cours intellectuel ex catedra peu ou prou maquillé en performance. Ce fut, loin de cet exercice si américain, une représentation théâtrale dans les règles, riche de jeux de scène, de tempos cocasses et déroutants, depuis une chambre d’hôtel à Sarajevo où s’est enfermé un écrivain (suivez mon regard) censé adresser dans l’heure qui suit à des progressistes américains un plaidoyer pour l’Europe, alors qu’il désespère de son état présent en proie au retour des pires fantômes de son Histoire. Se succèdent, à partir de là, crescendo dans sa tête, les appels et rappels à l’idéal transatlantique entre la France, l’Europe et l’Amérique de la grande époque ; les révoltes contre les mauvais maîtres de l’Europe ; les exécutions à répétition de Baby Trump et des siens à coups de mots qui tuent; les imprécations récurrentes contre l’Europe et l’Amérique des populistes, avec ce qu’il y faut de désenchantement, de rêve malgré tout, de Maxiton contre les maux de tête, d’incantations, d’incarnation, de propositions folles et de catharsis. Question le comédien et son double (BHL en personne), le public eut d’emblée son comptant.

L’acteur en herbe arrivait tout droit du Temple Emanuel où, deux heures plus tôt, le même, en orateur inspiré, avait prononcé un hommage vibrant à la mémoire de Claude Lanzmann.

Lévy truffait son texte de clins d’œil aux événements en cours

En coulisses, on le sentait fébrile, habité par le trac. Il continuait quelques minutes avant d’entrer en scène à raturer le texte, insérer des noms d’Américains sur le grill, s’emparer d’un fait divers sordide. La Hate week, la semaine de la haine, avait été marquée par l’envoi de colis piégés à plusieurs personnalités démocrates, Hillary Clinton, Obama, Georges Soros, puis il y eut la fusillade antisémite de Pittsburg, et Trump en campagne n’en reprit que de plus belle ses attaques contre les médias et les immigrés. Last but not least, quelques heures plus tôt – l’histoire passait en boucle sur les télévisions– une femme avait proposé sur Internet d’échanger un de ses embryons femelles contre un embryon mâle. Un peu à la manière de ces lointains Elisabéthains recyclant sur la scène du Globe les propos recueillis dans les estaminets alentour, ou de la Commedia dell Arte et ses satires à l’improviso, Lévy truffait son texte de clins d’œil aux événements en cours, faisait son miel des bruits et rumeurs de la Ville.

La scène, de plein pied avec la salle dont rien ne l’en séparait, était entourée sur trois côtés par les spectateurs, plongés dans le noir. Pas d’autrui, pas de visages. Pas d’accessoires non plus. A peine un bureau et un canapé. Tout reposait sur la présence de ce personnage sans nom, à la voix accablée ou appelante, livrant ses joutes donquichottesques contre les démons resurgis du passé, et qui, à la toute fin, tonne plus fort que le tonnerre pour annoncer la résurrection de la princesse Europe. Plusieurs trouvailles lyriques, quelques énormités voulues par cet interprète du malaise où nous sommes tous plongés, transportèrent le public. La Statue de la Liberté se porterait en Europe, elle aurait pour le Vieux Monde les yeux de Chimène et la force de Rodrigue. Les ministères de l’Euramérique, ce continent métaphysique que le reclus appelait de ses vœux, seraient mixtes, Sartre serait au ministère de l’Etre, Jeff Koons du Néant, Soros et Mère Teresa seraient aux Finances. Il dit qu’il ne dirait certainement pas qu’Obama, en n’intervenant pas en Syrie, avait déshonoré l’Amérique et ouvert la voie à Baby Trump, pas plus qu’il ne dirait que MeToo stigmatise d’un même opprobre le viol, le harassement sexuel et une mauvaise blague.

Les Américains adorent « Macrone »

Non, il dit qu’il n’oserait pas dire cela ce soir, pas plus qu’il n’évoquerait le directeur de la New York Review of Books poussé à la démission pour avoir publié le témoignage d’un accusé de crime sexuel, blanchi par la justice, dont le calvaire n’en continuait pas moins en place publique sous les anathèmes redoublés des enragées du féminisme. Il suggéra fortement qu’on ajoute aux quatre Présidents des Monts Rushmore, outre les têtes de Cary Grant et Eva Marie Saint dans La mort aux trousses de Hitchcok, celles de La Fayette, Beaumarchais, Kennedy et même de Reagan, cette dernière juste pour rendre fou Baby Trump. Il dit de Macron que cet homme était grand mais qu’il était trop seul. Et il découvrit que les Américains adoraient « Macrone » puisqu’ils applaudirent alors à tout rompre. Il chanta un peu de Marseillaise avec un fort accent anglais, feignit de s’étourdir de whisky, évoqua Susan Sontag sarajévienne de cœur et d’action comme lui durant le siège de Sarajevo par la soldatesque serbe. Il chanta, ému, la belle Pamela Harriman, irrésistible séductrice d’hommes célèbres, ambassadrice de charme à Paris sous Clinton, symbole à elle seule de cette histoire d’amour entre l’Amérique et la France, qui mourut, noblesse oblige, dans la piscine du Ritz tandis qu’il nageait à ses côtés.

Bertold Brecht eût tonné. Nulle distanciation entre le personnage, l’acteur et l’auteur de la pièce. Un trio purement fictif, et de part en part un seul et même homme jubilant sous les coups du délire métaphysique qui l’emporte et fascine la salle.

Lévy conclut son Looking for Europe new-yorkais par cet exorde inspiré de Virgile, à l’intention des spectateurs : « L’an prochain, portons-nous ensemble vers la Ville et la lumière qui brillent sur la colline. » A quoi le Public Theater répondit par un « Happy birthday to you ! » inattendu au possible, qui, ce 5 novembre, n’était peut-être pas complètement un de ces Americana rituels dont les grands enfants de l’Oncle Sam sont en pareilles circonstances si friands.


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