Avec Looking for Europe, Bernard-Henri Lévy a réalisé le rêve de Hegel : exécuter sa « prière du matin réaliste », autrement dit rendre inséparables la pensée et l’actualité. À ceci près que Looking for Europe fut une prière du soir.
Du soir, parce que chaque représentation eut lieu aux alentours de vingt heures, horaire qui, bien entendu (c’est tout sauf un hasard), est celui du journal télévisé.
Du soir, parce que Bernard-Henri Lévy, plutôt que de chanter à l’aube, avec les optimistes béats, aura, de capitale en capitale de l’esprit européen, fait le constat d’un crépuscule.
Et prière parce que, néanmoins, le philosophe n’a pas cédé au masochisme de l’enlisement, à la facilité du renoncement.
Looking for Europe met en scène un homme qui tente de rédiger un discours sur l’Europe.
Le personnage ressemble à s’y méprendre à son auteur : un intellectuel pro-européen qui a Sarajevo au cœur et le combat pour les valeurs universelles comme boussole. Mais la similitude s’arrête là. Car, tandis que le premier peine à trouver les mots, est à court d’arguments et au bord du désespoir, le second crée, en seulement trois mois, vingt versions d’un plaidoyer théâtral original et inspiré.
Le temps d’une campagne philosophique. L’occasion d’une campagne qui a coïncidé, jour pour jour, avec celle pour le Parlement européen mais où, au lieu de briguer un mandat, Bernard- Henri Lévy s’est appliqué, inlassablement, à inventer des mots fédérateurs pour faire face à la tourmente.
L’expérience fut unique : en renouvelant sa pièce tous les soirs, le philosophe a renouvelé le théâtre.
L’expérience est sans précédent : car oui, de soir en soir, de ville en ville, comme seul peut se le permettre un orfèvre de la pensée, l’auteur et acteur de Looking for Europe s’est ajusté à la situation locale.
Chaque fois, il a rendu son visage à une Europe souvent réduite à des chiffres flous et à des directives prônant l’austérité.
Chaque fois, il s’est lancé dans une (ré)écriture de la dernière chance, comme si l’avenir de l’Europe était suspendu aux nuits blanches qu’il s’imposait ; comme si la phrase ajoutée, un quart d’heure avant le lever de rideau, au fil des surtitres, avait le pouvoir de changer le cours des élections.
L’ampleur de l’entreprise n’a pas échappé aux dirigeants des pays visités qui, immanquable ment, demandaient à rencontrer le philosophe. Des rencontres que Bernard-Henri Lévy honorait à la seule condition qu’elles aient lieu avant les représentations : l’auteur tenait certes à convaincre les divers acteurs politiques ; mais je le soupçonne d’avoir vu, avant tout, dans ces entretiens une matière non négligeable pour la composition du vaccin qu’il allait, quelques heures, parfois quelques minutes plus tard, inculquer à son auditoire.
C’est, il me semble, la première pièce écrite au pas même de l’Histoire, la première à en épouser le rythme, à en enregistrer, nuit après nuit, le souffle.
C’est un art de la vibration qui s’est inventé là : sentir le pouls d’une nation, et le restituer sur scène ; capter le Zeitgest local, le métaboliser au filtre de la représentation et le rendre à sa nouvelle vérité théâtrale quelques heures seulement après son surgissement dans le réel. Non plus « work in progress », mais « world in progress ».
La réflexion, l’action et la parole qui ne font plus qu’un, incarnées en un seul corps, c’est-à-dire un seul esprit : celui d’un intellectuel artiste qui ne ploie pas, qui identifie les miasmes d’un continent et qui nous dit : « il fut, ce continent, une belle invention ; et sa fragilité du jour ne retire rien à la grandeur insensée de ses fondations ».
La part inédite de chaque spectacle, pour qui aura assisté à l’entièreté de la tournée, représentait parfois la moitié de la pièce et de son texte ; et la vitesse de restitution du geste n’a pas empêché ce qui passa de rester et ce qui s’évaporait de s’inscrire, en temps réel, dans une œuvre d’un genre nouveau.
Le journalisme n’était peut-être pas la seule autre façon de philosopher, répond Bernard-Henri Lévy à Hegel : le théâtre en est une autre. Utiliser le théâtre pour en faire l’art de toutes les souplesses. Éprouver, non plus la fixité d’un texte, mais son élasticité. Non plus un théâtre de la cruauté, mais un théâtre de l’immédiateté. Non pas un théâtre inédit, mais un théâtre de l’inédit. Comme si, loin de ses improvisations naturelles, l’événement pouvait surgir sur scène, avec quelques heures de délai, sous la forme d’une création nouvelle.
Une œuvre jouée chaque soir, mais écrite à la clarté du jour. Une œuvre que nous publions aujourd’hui mais qui fut faite de la matière des jours. Une belle œuvre littéraire mais tramée dans le tissu que font la politique, l’économie, la dynamique des peurs, l’insurrection des convictions.
Bernard-Henri Lévy, avec Looking for Europe, a fait imperceptiblement muter le genre. Le théâtre ne s’inspirait plus du réel, c’est le réel qui, chaque jour, semblait fait pour s’inscrire dans la pièce. C’est l’Europe qui se jouait sur scène – et cela doublement : par le jeu de l’acteur, et par le pari auquel elle invitait ; par le jeu des mots, et par la précarité qui demeurait son lot.
En se réinventant chaque soir, le texte a, lui aussi, adopté une forme européenne. Le socle commun de la pièce n’ayant de sens qu’une fois mis au service de chaque date, de chaque ville, de chaque spectateur, il en ressort une Europe en construction, un texte en permanente réécriture, à la lettre une rhapsodie de principes et de valeurs. La philosophie occidentale, disait Hannah Arendt, serait trop concentrée sur l’universalisme abstrait des Lumières pour accoucher d’une vision collective. On lui objectera désormais l’entreprise de Looking for Europe. On lui opposera le voyage d’un philosophe, et de celles et ceux qui l’accompagnèrent, tous unis pour regarder, entendre, mettre en scène et restituer la misère et la grandeur des Européens d’aujourd’hui.
Solitaire et solidaire, en retrait et collectif : la preuve, par Bernard-Henri Lévy, que les deux ne sont pas incompatibles.
Un dernier mot.
Si chaque public a eu le privilège d’entendre une pièce composée pour lui, c’est l’œuvre dans son ensemble, avec ses vingt volets, qui est aujourd’hui offerte aux lecteurs de La Règle du jeu. Mais qu’ils ne se fassent pas, eux non plus, d’illusions : la globalité de Looking for Europe se dérobera encore ; car manque, ici, le corps de l’acteur et sa performance impaire.
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