Notre littérature est peuplée de génies isolés et d’hommes publics. Les premiers comptent Villon, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Saint-John Perse, notre pureté. Les autres comptent Boileau, Victor Hugo, Zola, Gide, Mauriac, Sartre, Camus, notre engagement et notre prosélytisme. Quelques géants se font une place entre ces deux catégories en participant de l’une et de l’autre : Stendhal, Flaubert, Claudel. Je suppose que Bernard-Henri Lévy s’est posé la question fondamentale en écrivant son premier roman : choisir une écriture littéraire ou une écriture qui porte, plus immédiatement efficace ? Bref, son ambition première a-t-elle été esthétique ou sociale ? Le Diable en tête ne répond pas à cette interrogation : il n’est pas certain que le philosophe y accède à autre chose qu’à directe – et brutale – de ses hantises.
Les livres précédents de Bernard-Henri Lévy aident à situer celui-ci. Son domaine est celui de la troisième génération existentialiste : il vient après l’existentialisme teinté de dégoût humaniste propre à Sartre ; il vient aussi après l’absurde nihiliste et artiste d’un Cioran, qui appelle à l’apocalypse en chambre. En son nom propre, il finit par vouloir – fût-ce de manière implicite – ressusciter Dieu et surtout par choisir son camp, sur une planète partagée entre l’obscurantisme érigé en raison d’État et la démocratie de toutes les bassesses. Lévy est un soixante-huitard : donc un quarante-huitard qui préfère l’illumination généreuse à l’optimisme raisonné.
Le héros du Diable en tête est une sorte d’exemple – en plus tragique, en plus « film noir » – de cette attitude. Pour nous tracer un portrait complet de Benjamin, enfant et bâtard du siècle ; Lévy nous offre cinq textes complémentaires et chaque fois d’un ton différent. Le « journal de Mathilde », sa mère, nous parle de sa naissance et de ses premières années. Mathilde est de ces bourgeoises qui apprennent vite à fermer les yeux. Mariée à Édouard, le père de Benjamin, elle se mêle peu de ses affaires : collaborateur convaincu, il finit par partir pour l’Allemagne et par porter l’uniforme nazi. Après son départ, Mathilde vit avec Jean, le meilleur ami d’Édouard, qui va devenir pour Benjamin le seul père. À la Libération, Édouard est jugé et condamné à mort. Le journal de Mathilde sera découvert par Benjamin : on devine les traumatismes psychiques qui en résulteront. Mathilde mourra d’un cancer. Cette partie est rapide, et un ton satirique lui donne du piment, malgré la hâte de l’écriture.
Jean, le beau-père de Benjamin, s’exprime, en un langage très parlé, dans le deuxième texte. Il a tout fait, au retour d’Édouard, pour le sauver. Est-ce vrai, et n’a-t-il pas préféré sa condamnation, afin d’avoir Mathilde à lui tout seul ? Il est à présent un monsieur à la retraite ; et son opinion sur Benjamin n’est pas sans réticences : le jeune homme avait des côtés secrets assez peu louables. L’enfant sans père et bientôt sans mère nous est présenté comme un garnement aux complexes multiples. Car Benjamin est tout sauf un adolescent modèle. La révolte n’est pour lui qu’un prétexte : il a l’excès et le vice dans le sang. Cette partie est théâtrale et appuyée : efficace, bien sûr.
Le troisième texte, les lettres de Marie, compagne de Benjamin, est de loin le plus convaincant et le plus riche. On y voit – encore un style parlé ! – les hésitations et les métamorphoses d’un jeune homme qui se cherche, aime les femmes, les fait souffrir, devient gauchiste, prend tous les risques et va au bout d’un engagement politique où le romantisme l’emporte sur la réflexion. À force d’aventures et de mésaventures, Benjamin un jour se retrouve chez les Palestiniens. Spontané et pervers, plein d’appétits, mais généreux, Benjamin donne de sa personne. Ces pages sulfureuses lui rendent enfin justice, sur le plan du tempérament et du désarroi.
Le quatrième texte est un témoignage d’Alain Paradis, témoin et compagnon de Benjamin, qui raconte la fin de son histoire. Benjamin n’a jamais pardonné à Jean, son beau-père, de lui avoir caché le passé d’Édouard, son père, il ne lui pardonne pas davantage d’avoir défendu Édouard comme il l’a fait, avec ambiguïté. Il ne lui pardonne pas, enfin, d’avoir pris sur lui l’ascendant énorme de l’homme au fond sage et solide. Il décide de le tuer mais, au dernier moment, manque d’énergie. La fusillade aura lieu dans la rue, entre la police et lui. Quelques pages d’une confession, de la main de Benjamin, donnent à ce que nous savons encore un autre éclairage.
Le livre se lit avec fièvre. Les effets en sont bien ménagés et on ne s’ennuie à aucun moment. Le portrait de Benjamin est vif, précis, puissant, sans complaisance. Le tragique est là, bien intégré dans un panorama de notre temps, où l’identité est un problème qui relègue à l’arrière-plan ceux du comportement. Coriace et grave, ce personnage est bien exploité : il est à la portée de tous les lecteurs. C’est là que l’amateur de littérature peut ne pas suivre Lévy : il aurait préféré une technique différente de la grosse cavalerie ou du feuilleton. Le philosophe Lévy mérite d’autres grâces et d’autres subtilités.
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