Réponse à trois questions de Sébastien Lapaque

Où je l’ai rencontré ? A l’École normale supérieure, rue d’Ulm, où il occupait l’ancien bureau de Lucien Herr, au rez-de-chaussée. Je venais d’« intégrer » l’École. Et il y avait, à ce moment-là, pour les apprentis philosophes, deux maîtres : Jacques Derrida et lui. Pourquoi l’avoir choisi, lui, plutôt que Derrida ? Je ne sais pas très bien… Mais ses deux livres alors publiés, Pour Marx et Lire « Le Capital », étaient nimbés d’un halo dont je ne crois pas qu’il y eût, alors, aucun autre exemple. Leur radicalité, sans doute… La réforme qu’ils engageaient, en profondeur, de cette « lingua franca » de tous les étudiants plus ou moins liés à l’extrême gauche qu’était alors le marxisme… Plus, il faut bien le dire, un style étincelant…

La question du marxisme une fois évaporée, il m’a laissé deux ou trois intuitions fortes qui n’ont cessé, depuis, de nourrir l’ensemble de mon travail ainsi que, soit dit en passant, et même s’il leur est pénible de l’admettre, le travail de toute une génération intellectuelle – celle, en gros, de l’antitotalitarisme… L’antihistoricisme par exemple, tellement utile quand il s’agira de récuser les prétentions à avoir toujours raison de l’Histoire avec un grand H : cet article clef de l’antitotalitarisme, c’est chez Althusser que l’époque l’a forgé… L’antiorganicisme, c’est-à-dire le refus de toutes les conceptions de la société vue comme une sorte de corps humain et régie par les mêmes lois que lui : l’œuvre, encore, d’Althusser… L’antinaturalisme, c’est-à-dire le refus de cette autre vieille idée, dont se sont nourris et dont se nourrissent encore tous les fascismes : eh bien le spinozisme d’Althusser, son concept de « pratique théorique », sa façon de nous dire que la connaissance par exemple sort toujours d’une autre connaissance et ne rencontre jamais rien qui ressemble à un « réel brut », tout cela a été, de nouveau, pour moi et d’autres, un apport décisif de l’althussérisme… Aujourd’hui, avec le recul, il m’arrive de penser que le marxisme n’était que par accident et occasion l’objet de son enseignement et de son souci.

Il y a l’image finale, bien sûr. Celle du philosophe meurtrier. Fou et meurtrier. Assassinant sa femme, Hélène, que je connaissais, elle aussi, assez bien. Et ce, au cours d’une nuit dostoïevskienne dont il nous a lui-même donné le récit dans ces Mémoires uniques en leur genre que sont L’avenir dure longtemps. Un monument, là, pour le coup, de pure littérature.


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