D’abord, il y a ce regard, qui illumine un visage stoïque et tendre. Ces yeux clairs, aquatiques, que je connais pour les avoir filmés. Ces yeux, ces larges yeux, aux clartés éternelles dont Baudelaire disait qu’ils appellent, repoussent et capturent les poètes. Delon est beau, irrémissiblement beau, parce qu’il a su faire œuvre de ces yeux, les prêter à Rocco et en faire l’allégorie, dans Le Guépard, de la noblesse et de sa déchéance, de son élégie longue et fatale. À côté d’un Burt Lancaster en vieux lion somptueux, il incarne l’énigme d’une beauté qui dure – âme ou visage, qu’importe ! – tant qu’il y a des yeux pour dire qu’on n’a jamais fait le tour du mystère de l’humain.

Ensuite, il y a ce génie d’acteur qui est tout autre chose, chez lui, qu’une vocation ou un métier. Aucun paradoxe du comédien, chez Delon. Aucune formule peinant à donner abri au fantôme d’un personnage. Et pas davantage, comme chez Belmondo, fils de sculpteur, et son éternel camarade, un art de l’ébauche, un modelage du rôle qui, touche après touche, réaliserait son dessin théâtral. Delon vit. Il est, immédiatement, celui qu’il lui est demandé d’habiter. Je ne dis pas, moi qui l’ai vu travailler, que c’est toujours à la première prise. Mais il y a un moment, avec lui, où c’est la prise et où, à l’instar de la madeleine que le narrateur de La Recherche s’obstine à grignoter pour en saisir toute la mémoire, la réitération serait une erreur. Instinct pur. Inspiration de félin. Delon est le vrai guépard.

Et puis il y a, bien sûr, l’ami, l’amant, le père qui parle peu. Ce taciturne magnifique que je vois, dans ses films comme dans la vie, telle une image mobile et silencieuse de ce que les mots, de toute façon, échouent à énoncer. Le Samouraï et les insondables noirceurs, non de l’âme, mais de l’existence. Monsieur Klein et le tragique d’un nom. Ses histoires de flics ou de voyous, taiseux comme des enfants perdus. Et toujours, en définitive, ces yeux trop clairs qui portent une question dont chaque film dit sa version, et l’échec de la réponse. Tout cela, comme l’infaillibilité chez les peintres, les musiciens ou les écrivains, n’a été donné qu’à quelques-uns. Delon est de ceux-là.

Mais voici que ce vrai guépard, devenu à son tour vieux lion, a décidé de se retirer dans la maison qu’il aime. Et ses enfants, dont je ne dirai rien sinon qu’ils ont tous, à leur façon, hérité de l’insaisissable grâce de leur père, se déchirent sous ses yeux et, ce qui est presque pire, sous les yeux carnassiers de la foule. Cet outrage est plus qu’une faute de goût. Plus qu’une de ces querelles d’héritage dont on nous répète ad nauseam qu’il en existe « dans toutes les familles ». On est au-delà de la société du spectacle et des « panem et circenses » dont se nourrit le gros animal social. C’est la vieille histoire du peuple devenu foule et hurlant qu’il veut sa livre de chair – sa part de la victoire de l’ignoble sur le noble, de la décomposition sur l’élégance, et de l’indiscrétion sur la vie intérieure et la pudeur.

Ainsi le vieux lion est-il jeté à la fosse, non pour y donner son coup de patte, mais pour y être dépecé. À côté des images du Ripley de Plein Soleil, qui étaient autant de passeports pour l’outre-tombe, nous sont jetées en pâture des photos de vieil homme affaibli qui disent, d’ailleurs, moins sa vieillesse que celle de l’époque. Et ainsi nous le dépeint-on comme un Œdipe à Colone de téléréalité qui, les yeux crevés, éteintes leurs clartés éternelles, errerait en quête d’une tombe, aux bras de sa fille et Antigone chérie. Cela est décidément trop abject, trop avilissant, trop sordide. Pour lui. Pour son œuvre. Pour sa dignité d’artiste et d’homme. Pour ses amis. Pour les témoins de son aventure incomparable. Mais aussi pour les jours que la vie lui décompte encore comme un présent et que les chiens ne semblent occupés qu’à lui retirer – comme s’il fallait lui faire payer d’avoir été, parfois, cinglant et grand.

Qu’Alain Delon vive ce moment de son histoire comme une inexpiable souillure ne dit pas, pour autant, son arrêt de mort. Il n’appartient à personne, n’est-ce pas, de savoir quand il mourra ? Ni s’il partira indigne ou digne, démasqué ou arc-bouté sur ses secrets, voué aux gémonies ou plus que jamais hors d’atteinte ? Si je devais faire un pari ce serait néanmoins celui-ci. Seul comme il l’a toujours été, depuis ce point de l’âme où les hommes conservent par-devers eux ce qui ne peut être vu de personne et leur offre un perpétuel sursis, il trouvera la force de sortir du bain de boue qu’on lui inflige, chaque soir, au fil d’un feuilleton cannibale.

Mais cela, encore une fois, n’est pas mon affaire, mais la sienne. Alors, ici, ce simple message adressé depuis le bord du volcan où nous sommes tous menacés par la lave aveugle du ressentiment et de la bassesse. Amitié, cher Alain. Fraternité. Puisse l’amour, si terriblement maladroit, de ceux qui vous entourent aider à ramener dans son lit cette crue d’égout qui vous submerge. Que les sortilèges du samouraï et la beauté des arbres de Douchy vous aident à demeurer le roc que vous n’avez jamais cessé d’être et à pardonner. Courage, Maestro. Les hommes de votre sorte vacillent, mais ne tombent pas.


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