Première image de Lucien Bodard. C’est il y a vingt-cinq ans. Au Bengale. Mon premier reportage. Sans doute l’un de ses derniers. Nuages poivrés de Calcutta. Grondement, au loin, d’une foule en folie. Un chemin de terre boueuse, avec Jean Vincent, son vieux copain, qui a présumé de ses forces et qu’il doit presque porter. J’ai le souvenir d’un homme agile, mobile, le pas un peu incertain mais léger, à l’affût, follement curieux. Il ne dit rien, mais voit tout. Il ne prend pas de notes, mais enregistre le moindre frémissement de « l’air de la guerre » autour de nous. Bodard était un journaliste. Un vrai. Avec un goût du détail, une précision extrême de la sensation, un rapport physique au monde et une façon d’écrire avec le corps qui le plaçaient aux antipodes du journaliste assis, câblant ses dépêches depuis la piscine de son hôtel, que raconte une légende imbécile. Bodard le patron. Bodard le maître à voir et à sentir. Nous sommes quelques-uns à avoir, grâce à lui, sur ses traces, tenté de témoigner de la fureur du monde.

Le corps de Bodard. Énorme, c’est vrai. Envahissant. La plupart des écrivains entrent en littérature par la tête. Ils voudraient bien y entrer par le corps – mais c’est ce qu’il y a de plus difficile, n’est-ce pas ? alors, bon, ils se font une raison et doivent se contenter de la tête. Lui, en revanche, y parvient. Comme Hemingway, comme Faulkner – mais combien d’autres en citera-t-on ? – il est ce corps en mouvement, cette machine à écrire avec les yeux, le souffle, la voix de la gorge et celle du désir, les nerfs comme des orgues, la grande éloquence de la chair. Mais attention ! Ne pas imaginer, pour autant, je ne sais quel personnage « pachydermique », mi-Falstaff, mi-Rabelais, tempérament « colossal », mufle, balourd, âme « taillée au sabre », etc., etc. Dieu ! que de clichés, là aussi ! J’ai le souvenir d’un être délicat, pudique à l’excès, raffiné. Tous ses amis ont, je crois, le souvenir d’une âme exquise, presque fragile, logée dans cette masse en effet gigantesque. « Je ne connais que deux corps semblables, lui ai-je dit un jour. Je ne connais que deux exemples de cette combinaison étrange : démesure du corps, légèreté de l’âme ; carcasse de mastodonte à l’intérieur de laquelle sifflote une voix d’adolescent. Bodard et Depardieu. » La comparaison l’a fait rire. Il m’a semblé qu’elle lui faisait plaisir.

Journaliste ? Écrivain ? Les deux, bien entendu. Mais pas successivement. Pas une moitié de la vie l’un – puis la seconde moitié, l’autre. Non. Il est déjà écrivain dans ses reportages indochinois. Il est toujours journaliste dans ses fictions chinoises. Il est, depuis le début, ce journaliste-écrivain, double fil entrelacé, songe et vérité mêlés, comme tous les grands romanciers. Héritier d’Albert Londres ? C’est vrai qu’il est l’héritier d’Albert Londres et qu’après lui, avec le triomphe définitif de la télé, le moule sera cassé. Fils de Malaparte ? C’est vrai qu’il y a dans son lyrisme haletant quelque chose de Kaputt – dernier de lignée, là encore, ultime représentant de ce genre bizarrement déserté qu’est devenue la grande littérature de guerre. Mais on s’avisera, avec le recul, qu’il était, en réalité, à la croisée des deux traditions : bête sans espèce ; seul ou presque en son genre ; dès son vivant, ce fossile glorieux, témoin d’un âge condamné puisqu’il naissait et allait mourir avec lui.

La Chine. D’accord, Bodard est né en Chine, à Tchoung King, à quelques heures de jonque de Shanghai, etc. Mais j’ai toujours pensé que, dans son rapport avec cette Chine, dans la présence obsédante de la Chine d’un bout à l’autre de son œuvre, il y avait bien davantage que l’effet d’une simple « naissance ». Chine vécue et rêvée. Chine voulue et, pourtant, si précise. La Chine comme un paysage élu – l’équivalent, au fond, de la baleine chez Melville : lui aussi a voulu ce qu’il y a de plus gros, de plus phénoménal ; alors voilà, à mi-chemin, encore, du corps et de l’âme, dans l’entre-deux mystérieux où se conjuguent les fatalités de l’un et les aspirations de l’autre, il a inventé la Chine… Bodard le Chinois. Bodard qui, non content de ressembler à un Chinois, finissait toujours – regardez bien ! – par imprimer un peu de Chine sur les visages, ou les lieux, qu’il approchait. C’est notre dernière conversation. Et ma dernière image de lui, Marie-Françoise est là. Il explique, avec une infinie mélancolie, combien il aimerait, avant de mourir, retourner une dernière fois en Chine. Et nous concluons, tous les trois, très gais soudain, que non, ce n’est pas la peine, puisque la Chine est où il est : « Heureusement que tu n’aimes pas la campagne ! tu serais capable, si on te laissait faire, de siniser jusqu’à la Normandie ! » Bodard, ce Midas qui transformait tout ce qu’il touchait en Chine.

Comme Proust, comme Musil, comme Céline, dans la cave de Meudon, sur le manuscrit de Rigodon, Bodard s’éteint – très doucement, dans les bras d’une femme aimée – après qu’il a achevé la dernière ligne de son dernier manuscrit. Heureux homme. Heureuse mort. La chance, pour un écrivain, de s’en aller ainsi, juste à l’heure – lucide jusqu’à la toute fin, tenu par la seule force de la littérature et du culte qu’il lui voue. Il laisse ses proches accablés. Le monde, sans sa grande voix, paraît tout à coup plus petit. Mais lui s’en va apaisé, peut-être joyeux – qui sait ? Il a mis le point final aux deux livres : celui de l’œuvre et celui de la vie, désormais indissociés.


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