Ne rien lâcher. Surtout quand l’opinion vacille. Quand le doute s’installe, sur les chances de succès de la contre-offensive ukrainienne, lancée au début de l’été. « J’étais là quand il y avait foule, et je tiens à être là quand on est moins nombreux sur la brèche », souffle Bernard-Henri Lévy, de retour d’un énième voyage en Ukraine. A 75 ans, le cinéaste-philosophe continue de témoigner au plus près de la guerre. Et d’un séjour de presque trois mois, de Kherson à Odessa, dans la région de Bakhmout ou sur la frontière biélorusse, pendant l’été 2023, il revient avec un nouveau documentaire, L’Ukraine au cœur, coréalisé avec Marc Roussel : il y raconte les combats, la bravoure des soldats ukrainiens, ces hommes et ces femmes blessés, mutilés, les enfants rescapés, qui imaginent leur vie après la guerre…
Au hasard de ses pérégrinations le long du front, dans un hôpital, les bourgs dévastés, les ruines d’une pizzeria, une base militaire, la synagogue de Dnipro ou les éoliennes sur la mer Noire, BHL livre des images d’une intensité exceptionnelle, qui décrivent une guerre d’usure, où les munitions viennent à manquer et les hommes aussi mais où la détermination du peuple ukrainien reste intacte. Même si, en Occident, la lassitude de l’opinion vis-à-vis du conflit en Ukraine finit par s’installer. « C’est vrai que le risque est que nous soyons de moins en moins nombreux à comprendre que c’est la même partie qui se joue en Israël et en Ukraine, et que les opinions pensent qu’elles n’ont la place dans leur intelligence et dans leur émotion que pour une guerre », redoute Bernard-Henri Levy. Pour L’Express, il commente une demi-douzaine de photos tirées de son documentaire qui sera diffusé le 14 novembre à 21h05 sur France 2.
« Je suis avec le général Bogomolov… »
« Je suis avec le général Bogomolov, et nous nous trouvons à deux kilomètres de Bakhmout. Cette scène se déroule début août, et sa voiture vient d’être ciblée par ce drone d’origine iranienne que nous tenons entre les mains. Ce haut gradé, en charge du front Est, a été un des héros de la bataille de Kiev. Je l’ai aussi vu au milieu de ses hommes, général de première ligne donnant confiance aux troupes, montrant sa connaissance détaillée du terrain et des conditions de la bataille, vrai stratège et redoutable tacticien. Ce jour-là, le général Bogomolov est très remonté contre les experts occidentaux qui commencent de se plaindre que la contre-offensive ne va pas assez vite, que ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, qu’eux s’y prendraient autrement… Il est très, très agacé et me confie que les opérations se déroulent comme elles le doivent et, surtout, comme elles le peuvent compte tenu du rythme des livraisons d’armes par les alliés : “Nous avons nos priorités, nos contraintes, à commencer par l’économie de nos forces et la limitation de nos moyens. Plutôt que de nous critiquer, pourquoi ne pas nous livrer les armes et les munitions dont nous avons besoin pour l’emporter ?” Est-ce qu’il dirait les choses, aujourd’hui, dans les mêmes termes ? Je ne sais pas. »
« Voilà ce qui reste de la pizzeria de Kramatorsk… »
« Voilà ce qui reste de la pizzeria de Kramatorsk, une ville de l’Est qui comptait 150 000 habitants avant l’invasion. Le 27 juin, deux missiles ont pulvérisé ce restaurant fréquenté par les habitants qui n’ont pas fui, les personnels des organisations humanitaires et les journalistes. Avec Marc Roussel et notre équipe, nous étions des habitués. La veille encore, nous sommes venus y dîner. On connaît l’endroit par cœur. La cuisine… Le four à pizza… L’emplacement des tables les plus fraîches, en ce début d’été… Tout ça a explosé, au milieu de la nuit, quelques heures avant qu’on y revienne, qu’on filme ces décombres et que Marc prenne cette photo. La destruction de cette pizzeria, qui a fait au moins 13 morts, dont l’écrivaine Victoria Amelina, et des dizaines de blessés, n’est pas le fruit du hasard. Ce sont des civils qui ont été visés. Je suis formel. Il n’y a nulle part à proximité le moindre objectif militaire. Ni dépôt de munitions, ni centre de commandement, ni rien à dix kilomètres à la ronde. Ceux qui ont tiré ces missiles de précision ont envoyé un message. A qui ? Aux journalistes. Aux humanitaires, ces héros du quotidien. Et aux écrivaines qui, comme Victoria Amelina, et pour parler comme Sartre, “se mêlent de ce qui ne les regarde pas”. »
« Ces trois jeunes filles ont 17 ans… »
« Nous sommes à Yahidne, un village à mi-chemin entre la Biélorussie et Kiev. Les Russes sont arrivés en mars 2022. Ils ont raflé les 350 habitants et les ont séquestrés pendant vingt-sept jours et vingt-sept nuits dans les caves de l’école, dans des conditions de promiscuité et d’hygiène proprement terrifiantes. Ces trois jeunes filles ont 17 ans. Elles nous conduisent sur le lieu de leur calvaire. Elles nous montrent, gravé sur un mur, le décompte des jours et des nuits. Elles racontent comment les gens, autour d’elles, mouraient de suffocation. L’une d’elles m’a parlé d’une vieille dame, peut-être une tante, ou une grand-mère. Pendant vingt-quatre heures, elle a cru qu’elle était juste endormie. Et c’est quand l’odeur a commencé à se répandre qu’elle a su qu’elle était morte. Plus tard, elles me diront leurs projets. Elles évoqueront l’avenir de l’Ukraine et le rôle qu’elles rêvent d’y jouer. Ces vingt-sept jours les ont métamorphosées. Elles aussi sont des héroïnes du quotidien. »
« Nous sommes près de Bakhmout… »
« Nous sommes près de Bakhmout et nous nous dirigeons vers Klichtchiïvka, l’une des zones où les combats sont, à l’époque, les plus intenses. Ces hommes partent en première ligne pour occuper une tranchée encore tenue, la veille, par les Russes. Nous sommes tout proches du front. Mais un front qui n’est pas figé, comme dans les livres de guerre. Un front mouvant. En perpétuelle recomposition. Avec des unités qui, des deux côtés, s’infiltrent derrière les lignes ennemies. Partout, des véhicules calcinés, des arbres cisaillés, des explosions incessantes. C’est ici qu’ont été faits prisonniers les trois soldats russes interviewés dans le film. Notamment celui qui raconte qu’il a été vendu par son commandant, 25000 roubles, à une société privée de mercenaires. Jamais je n’avais entendu une pareille histoire. Elle en dit long sur l’état de décomposition morale de l’armée russe… »
« L’une des vies juives les plus intenses d’Europe »
« Cette synagogue, à Dnipro, n’est qu’une partie du plus grand centre communautaire juif au monde. Rien de semblable n’existe, ni en France, ni aux États-Unis, ni ailleurs. Et la première chose qui, en entrant, me frappe c’est la vitalité, l’intensité de la vie juive. Oui, on est au cœur de cette Ukraine qui a été l’un des théâtres de la Shoah par balles. Et ce qui vous saisit, c’est qu’il y a là l’une des vies juives les plus intenses d’Europe – avec une ferveur dans la prière et l’étude que l’on trouve rarement ailleurs dans le monde occidental. Je voulais aussi, en y consacrant une longue séquence, prendre à bras-le-corps l’argument de ceux qui refusent de prendre parti pour l’Ukraine. L’antisémitisme ukrainien… Les pogroms… Babi Yar… On entend ça tout le temps chez les hypocrites qui ne veulent pas dire qu’ils ont juste peur de Poutine… Et donc j’ai décidé de traiter le sujet dans ce film et de le faire en allant au fond des choses. Évidemment, l’Ukraine a été cela. Et le crime est, bien sûr, irrémissible. Mais l’Ukraine, depuis le Maïdan, est aussi l’un des pays où le travail de mémoire et de pensée sur sa propre mémoire criminelle a été mené avec le plus de probité. L’élection de Zelensky a été une étape décisive sur ce chemin de la repentance. Mais il y a d’autres signes. D’autres preuves. »
« Le nombre de mutilés, vertigineux… »
« C’est une réalité qui saute partout au visage : le nombre de mutilés, vertigineux. Cette scène se passe près de Lviv, à l’ouest du pays. On est dans un hôpital, le Superhumans Center, qui appareille les manchots, greffe des bras, répare les crânes. Il y a là des médecins volontaires, venus du monde entier. Et ce peuple de grands blessés que vous voyez jouer au ping-pong, faire des exercices, nager, apprendre à se servir de leur prothèse, mais qui n’ont qu’une idée : pouvoir, une fois réparés, sortir et remonter au feu. Héroïsme, encore. Grandeur de ces gueules cassées qui retourneront en première ou deuxième ligne. Le fin mot de ce désintéressement insensé ? Ils sont habités par quelque chose de plus grand qu’eux. A la question “Pourquoi combattez-vous ?”, tous nous répondent : “mon pays et l’Europe”. Dont tous ont le sentiment de tenir la frontière et la ligne. »
« Une Internationale de la fraternité… »
« Sur cette base militaire, près de Kharkiv, des volontaires étrangers. Ils forment le Groupe Trident. Aucun soutien gouvernemental. Une solde minimale pour les hommes. Juste des pros, bouleversés par cette guerre atroce, qui sont venus de Grande-Bretagne, d’Australie, de Nouvelle-Zélande ou de France pour enseigner aux jeunes recrues l’art des premiers secours, la technique du combat de rue qu’il faudra un jour mener dans les villes de Crimée et la guerre des drones. Ces garçons sont magnifiques. Ils ont compris que les forces antilibérales et antidémocratiques ont lancé une offensive majeure qui commence en Ukraine mais qui, si elle n’est pas stoppée, peut devenir mondiale. Et voilà ! Ils ont sauté dans un avion pour la Pologne, et ils sont là, sur le terrain, aux côtés de leurs frères d’armes ukrainiens ! Ce sont de purs combattants de la liberté.
Le meilleur de l’héritage des Brigades internationales en Espagne. Et de quoi parlons-nous, à nos moments perdus ? De Volodymyr Zelensky, personnage de Plutarque, entré vivant dans la légende. Mais aussi du commandant Massoud ou des héros kurdes du Rojava auprès de qui ils ont, aussi, servi et que nous admirons. Une Internationale de la fraternité… »
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